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Full text of "Mémoires du peuple français depuis son origine jusqu'à nos jours"

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MEMOIRES 


DU 


PEUPLE  FRANÇAIS 


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LES    MÉMOIRES 


PEUPLE     FRANÇAIS 

FORMERONT  HUIT  FORTS  VOLUMES  1N.8« 
Prix  :  7  fr.  50  le  volume 


L    PARAITRA    UN  VOLUME    TOUS    LES    SIX    MOIS 
LE  PREMIER  EST  EN  VENTE 

LE  SECOND  PARAITRA  LE  1"  MAI  186(5 
Le  troisième  paraîtra  le  1"  Novembre  1866 


I>OISSY.  —  IMPRIMERIE  EE  ADG.   ECCRET. 


MÉMOIRES 

D  U 

PEUPLE  FRANÇAIS 

o 

DEPUIS  SON  ORIGINE 
JUSQU'A     NOS     JOURS 

PAR 

« 

AUGUSTIN  CHALLAMEL 


«  N'avez- vous  pas  vu  souvent  que  l'État  est  la  chose 
du  peuple?....  Or,  j'appelle  peuple  non-seulement 
la  populace  et  ceux  qui  sont  simplement  sujets  de 
cette  couronne,  mais  encore  tous  les  hommes  de 
chaque  état...  Je  comprends  aussi  les  princes...  » 

Journal  de  Jehan  Masselin,  député  aux  États-Gé- 
néraux de  1484. 


TOME    PREMIER 


PARTS 
LIBRAIRIE  DE  L.  HACHETTE   ET  C'^ 

77,    BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    77 
MVCCCLXVI 

Tous  droits  réservés 


DC 
t.i 


1141984 


MÉMOIRES 


DU 


PEUPLE  FRANÇAIS 


LIVRE    PREMIER 


LE  GAULOIS 


CHAPITRE  PREMIER 


1.  — Introduction  :  Gaule  et  France  physiques;  climat,  son  influence  ;  fusion 
des  race?  ;  amalgame  des  langues,  formation  de  la  langue  française. 

n.  —  Travail  des  générations;  caractère  gaulois  et  français.  Solidarité  de 
tous.  Notre  point  de  vue.  Plan  des  Mémoires  du  peuple  français. 

III.  — Origines  fabuleuses,  origines  vraisemblables.  Races:  Galls  et  Ibères; 
familles;  tribus  ou  confédérations.  Phéniciens,  Rhodiens  et  Phocéens.  Horde 
des  Kymris. 

IV.  —  Migrations  galliques  :  Sigovèse  et  Bellovèse.-  Invasion  des  Belges.  Mi- 
grations de  Gallo-Kymris  et  de  Germains:  les  Galates.  Luttes  des  Ro- 
mains contre  les  Boïens,  les  Ligures,  les  Insubriens,  les  Gésates.  Les  Gaulois 
effraient  Rome,  qui  se  venge.  Invasion  des  Kymro-Ambro-Teutons.  Marius. 
Les  Suèves  et  Ariovist.  Les  Helvètes  et  Orgétorix. 

V.  —  César  en  Gaule.  1"«  campagne,  contre  les  Helvètes,  Ariovist,  les  Belges, 
etc;  2*  campagne,  contre  les  tribus  pennines,  les  Armorikes,  les  Aquitains, 
les  Morins,  les  Ménapes,  etc;  3«  campagne,  contre  les  Thenclères  et  les 
Usipètes,  contre  l'île  de  Bretagne;  4«  campagne,  contre  les  Carnutes,  les 
Eburons,  les  Trévires,  etc  :  5«  campagne,  contre  les  Sénonais,  les  Carnutes, 

4 


MÉMOIRKS  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

l'^s  Mënapes,  le3  ïréviros  et  les  Éburon-5.  Ligue  des  cilt's  gauloises.  Verein- 
géiorix.  6«  campagne:  César  et  Vercingélorix;  nouvelle  ligne;  7»  et  dernier*? 
campagne,  contre  les  Airébales,  les  Carnutes,  les  Bituriges,  les  Éburons,  les 
Andes,  les  Bellovakes,  les  Sénonais,  etc.  Conqu(He  définitive.  Souvenirs  des 
exploits  de  César. 


«  N'avez-vous  pas  tu  souvent  que  l'État  est  la  choM 
du  peuple?...  Or,  j'appelle  peuple  non-seulement  la  po- 
pulace et  ceux  qui  sont  simplement  sujets  de  cette  cou- 
ronne, mais  encore  tous  les  hommes  de  chaque  état... 
Je  comprends  aussi  les  princes...  » 

Journal  de  Jehan  Masselin,  député  aux  États-(iéaé- 
raux  de  1484.  p.  147  et  149. 


Jetez  les  yeux  sur  les  cartes  de  l'Empire  romain.  A 
l'extrémité  occidentale  de  r.Europe  est  la  Gaule,  bornée 
et  défendue,  au  nord  et  à  l'ouest,  par  les  rochers  que  bai- 
gne l'Océan;  au  sud,  par  la  chaîne  des  Pyrénées  et  la 
Méditerranée  ;  au  sud-est,  par  la  haute  cime  des  Alpes  ;  à 
Test,  par  le  Rhin  qui  forme  une  limite  naturelle.  Excel- 
lentes frontières,  car  les  Alpes  elles  Pyrénées,  ancienne- 
ment, n'avaient  point  de  passages  et  étaient  presque 
infranchissables  ;  d'innombrables  dérivations,  d'immenses 
forets,  d'épais  marécages  bordaient  le  Rhin  lui-même,  et 
en  rendaient  les  approches  très-difficiles  ^ ,  quand  le  fleuve 
seul,  au  contraire,  ne  serait  pour  la  guerre  qu'un  obstacle 
de  troisième  ordre,  surtout  entre  les  Vosges  et  la  Forêt- 
Noire,  pendant  deux  cent  quarante  kilomètres,  dans  une 
partie  semée  d'îles  nombreuses ,  facilitant  aux  armées 
ennemies  le  passage  d'une  rive  à  l'autre  ^ 

Intérieurement,  pas  de  montagnes  inaccessibles,  par 
conséquent  pas  de  barrières  éternelles,  gardiennes  de 
l'antipathie  de  races,  rebelles  aux  bienfaits  de  l'unité  na^ 

1.  Th.  LavaUée.  Les  frontières  de  la  France,  p.  3,  in-12,  1804.  Paris. 

2.  V.Duruy.  Introduction  générale  à  l'histoire  de  France,  p.  155;  d'après 
Napoléon  ^^  ln-8,  Paris.  1863. 


LE  GAULOIî?  3 

tionale.  Partout  des  fleuves  et  des  rivières  navigables, 
artères  vivifiantes  du  territoire.  Le  sol  est  fécond,  comme 
la  terre  antique  de  Saturne,  dont  parle  Virgile.  A  sa  sur- 
face apparaissent  de  verts  herbages,  des  moissons  dorées, 
des  forêts  profondes . 

Vous  devinez  que  dans  ces  limites  s'agitera  une  nation 
puissante,  car  la  position  et  la  forme  du  pays  sont  privi- 
légiées: mi-partie  maritime.^  mi-partie  continental;  ni 
enclave,  ni  presqu'île.  Il  touche  à  l'Espagne,  à  l'Italie,  à 
l'Allemagne;  surveille  l'Angleterre,  et  semble  la  tenir  à 
distance.  11  plonge  dans  l'Océan  atlantique  par  la  Breta- 
gne, et  contemple,  par  la  Provence,  la  Méditerranée. 

Pierres  de  taille,  à  meules  et  à  fusil,  granits,  marbres, 
albâtres,  ardoises,  gypses,  porphires,  kaolins,  bitumes, 
pierres  d'aimant  et  lithographiques,  etc.,  quelque  peu 
d'or,  d'argent,  de  mercure  et  même  de  pierres  précieuses, 
du  fer,  du  cuivre,  du  plomb,  du  zinc,  de  l'antimoine,  du 
manganèse,  de  la  houille,  du  sel  gemme,  de  l'alun,  des 
sulfates,  du  soufre,  etc.,  —  les  métaux  utiles,  les  riches 
minéraux  sont  extraits  de  son  sol  généreux.  Quelles  res- 
sources, plus  grandes  encore,  dans  ses  végétaux  !  Le  fro- 
ment et  autres  céréales,  —  seigle  et  sarrazin  en  Auvergne 
et  en  Bretagne,  —  les  plantes  à  fourrages,  les  légumes 
de  toutes  sortes,  les  truffes,  les  pommes  de  terre,  les 
l)etteraves,  la  vigne,  l'olivier,  le  mûrier,  la  garance,  le 
châtaignier^  le  colza,  le  lin,  le  chanvre,  le  houblon,  les 
arbres  fruitiers  en  général  y  croissent  abondamment, 
dans  une  proportion  du  double  presque,  relativement  à 
l'Angleterre,  et  du  triple,  relativement  à  l'Allemagne  ' . 

La  France  ne  le  cède  à  aucune  autre  contrée  de  l'Eu- 
rope, pour  les  animaux  domestiques  :  ses  chevaux,  ânes, 
bœufs,  moutons  et  porcs  sont  renommés,  autant  que  ses 
chèvres,  ses  chats  et  ses  chiens,  d'espèces  diverses.  Ses 
animaux  sauvages,  primitivement  nombreux,  ont  diminué 
d'une  manière  sensible  avec  le  temps.  On  a  refoulé  l'ours 

1.  V.  Duruy.  Introd.  gén.  à  l'Hist.  de  France,  p.  300. 


4  MÉMOIRES  DU     PEUPLE  FRANÇAIS 

dans  les  hauteurs  des  Pyrénées  et  des  Alpes  ;  le  loup  ha- 
bite encore  nos  bois,  mais  il  devient  rare  dans  nos  cam- 
pagnes. Une  foule  de  reptiles ,  la  plupart  inoffensifs , 
quelques  oiseaux  de  proie,  peu  d'insectes  véritablement 
nuisibles,  et  beaucoup  d'utiles,  tel  est  le  règne  animal  de 
la  France  actuelle,  et,  à  certaines  modifications  près,  de 
la  Gaule,  son  aïeule.  Sur  les  côtes  et  dans  les  rivières,  le 
poisson  abonde,  depuis  le  turbot  jusqu'au  goujon,  depuis 
le  thon  jusqu'à  l'anchois,  depuis  la  tortue  jusqu'à  l'huître. 

En  un  mot,  la  reine  de  l'Europe  occidentale  possède  le 
plus  merveilleux  écrin  des  produits  les  plus  variés,  indi- 
gènes ou  exotiques. 

Sur  le  globe  terrestre,  la  Gaule  tenait  plus  de  place  que 
la  France  n'en  occupe  aujourd'hui,  car  celle-ci  a  perdu 
des  territoires  assez  considérables  à  l'est;  car^  au  nord  et 
à  l'ouest,  l'Océan  a  rongé  ses  dunes  ou  empiété  sur  ses 
rivages.  Mais  de  combien  son  importance  politique  a 
grandi,  si  son  aspect  géographique  et  physique  semble 
être  resté  à  peu  près  le  même  !  La  Gaule  comptait  à  peine, 
se  manifestait  à  de  rares  intervalles  et  seulement  par  mi- 
grations ,  dans  l'Europe  antique  ;  la  France,  elle,  forme  le 
centre  du  monde  moderne.  C'est  un  foyer  toujours  ardent, 
auquel  les  autres  peuples  se  réchauffent  ;  un  soleil  qui  les 
anime  en  les  éclairant. 

Comme  nous,  les  Gaulois,  les  Gallo-Romains  et  les 
Gallo-Franks  vivaient  dans  ce  qu'on  a  appelé  la  quatrième 
zone  climatérique,  située  presque  au  milieu  de  l'hémis- 
phère boréal,  à  distance  égale  du  pôle  et  de  l'équateur  ; 
ils  n'éprouvaient  point  de  froid  excessif  dans  le  nord,  ni 
d'insupportables  chaleurs  dans  le  midi . 

Et  pourtant,  en  Gaule  aussi  bien  qu'en  France,  on 
trouvait  ici  une  atmosphère  douce,  sèche  et  sereine,  là  des 
brouillards  humides,  des  hivers  généralement  longs,  par- 
fois assez  rigoureux. 

Tous  les  climats  s'y  rencontraient,  et  il  en  est  de  même 
aujourd'hui.  La  sécheresse  de  la  Provence  et  des  pays 
correspondant  au  Roussillonnais  était,  est  encore  produite 


LE  GAULOIS  o 

par  un  soleil  actif  qui  fait  mûrir  l'olive  ou  les  raisins  ;  sur 
le  littoral  du  nord  et  de  l'Ouest,  les  brumes  épaisses  de 
la  Bretagne,  de  la  Normandie  et  delà  Flandre  ne  nourris- 
saient que  les  verts  pâturages,-  ne  permettaient  que  la 
culture  des  céréales,  des  fruits  à  cidre  et  du  houblon.  La 
variété  des  systèmes  géologiques  assurait  la  variété  des 
productions  de  la  terre,  et  lui  donnait,  moyennant  le  per- 
sévérant travail^  un  peu  de  tout  ce  qui  vient  parfois  d'une 
manière  unique  et  spéciale  sur  les  autres  points  de  l'Eu- 
rope, dont  notre  patrie  est  devenue  le  jardin. 

Malte-Brun,  divisant  le  territoire  français  en  cinq  pays, 
sous  le  rapport  du  climat,  prétend  c(  que  les  tempéra- 
tures et  les  saisons  seraient  déterminées  d'une  manière 
fixe  pour  chaque  bassin  de  fleuve,  si  les  gouvernements 
faisaient  pour  ainsi  dire  clore  chaque  bassin  par  des  forêts 
sacrées,  inviolables,  qui,  selon  les  bienfaisantes  inten- 
tions delà  nature,  devraient  couvrir  à  jamais  les  hauteurs 
d'où  jaillissent  les  eaux  courantes  ». 

Ces  forêts  de  clôture,  dont  parle  le  géographe,  exis- 
taient sans  doute  primitivement,  puisque  la  Gaule  était 
aussi  largement  boisée  que  la  France  actuelle  l'est  peu. 
Par  exemple,  l'Ile  de  France,  où  l'on  ne  rencontre  plus 
que  de  petits  bois  séparés,  avait  plusieurs  épaisses  forêts 
qui  rejoignaient  l'immense  forêt  Hercynienne,  à  laquelle 
César  attribuait  une  longueur  de  soixante  jours  de  mar- 
che, et  une  épaisseur  de  neuf  jours.  De  pareils  fourrés 
fermaient  les  pays,  fixaient  les  températures  et  les  saisons, 
arrêtaient  les  courants  d'air  atmosphérique  venant  du 
nord.  Les  déboisements,  de  plus  en  plus  pratiqués,  ont 
amené  des  effets  contraires.  Yoilà  pourquoi  l'on  a  dit  avec 
raison  que  notre  climat  a  changé  ;  pourquoi,  probable- 
ment, la  vigne  a  cessé  d'être  cultivée  avec  efficacité  dans 
quelques  provinces  où  on  la  trouvait  au  i^""  siècle  ;  pour- 
quoi il  a  semblé  à  François  Arago  que  les  étés  sont 
aujourd'hui  moins  chauds  qu'ils  ne  l'étaient  jadis  *. 
Granville  et  Rocroy  marquent  les  limites  extrêmes  de  la 

\ .  Annuaire  du  bureau  des  Longitudes  pour  1834. 


6  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

récolte  du  vin  en  France  ;  au-delà  de  ces  deux  points 
régnent  le  cidre  et  la  bière.  Sous  Auguste,  la  vigne  pa- 
raissait plus  au  nord. 

Sans  traiter  la  questien  des  changements  de  climats, 
qui  n'est  pas  encore  résolue  * ,  reconnaissons  que  le  cli- 
mat influe  sur  l'état  physique  et  moral  d'un  peuple. 
Wilson,  Bonstetten,  Yirey  et  Alfred  Maury  partagent 
cette  opinion,  qui  a  presque  la  force  d'un  axiome.  Mon- 
tesquieu pense  que  le  caractère  et  les  passions  du  cœur 
sont  extrêmement  différents  selon  les  climats.  «On  a  plus 
de  vigueur  dans  les  climats  froids.  L'action  du  cœur  et  la 
réaction  des  extrémités  des  fibres  s'y  font  mieux,  les 
liqueurs  sont  mieux  en  équilibre,  le  sang  est  plus  déter- 
miné vers  le  cœur,  et  réciproquement  le  cœur  a  plus.de 
puissance.  Cette  force  plus  grande  doit  produire  bien  des 
effets  :  par  exemple  ;,  plus  de  confiance  en  soi-même, 
c'est-à-dire  plus  de  courage  ;  plus  de  connaissance  de  sa 
supériorité,  c'est-à-dire  moins  de  désir  de  la  vengeance  ; 
plus  d'opinion  de  sa  sûreté,  c'est-à-dire  plus  de  franchise, 
moins  de  soupçons,  de  politique,  et  de  ruses».  Il  ajoute  : 
((  Les  peuples  des  pays  chauds  sont  timides  comme  les 
vieillards  le  sont  ;  ceux  des  pays  froids  sont  courageux, 
comme  le  sont  les  jeunes  gens  ».  Il  termine  :  «  La  cha- 
leur du  pays  peut  être  si  excessive  que  le  corps  y  sera 
absolument  sans  force.  Pour  lors  l'abattement  passera  à 
l'esprit  même  ;  aucune  curiosité,  aucune  noble  entre- 
prise, aucun  sentiment  généreux  ;  les  inclinations  y  seront 
toutes  passives  ;  la  paresse  y  fera  le  bonheur  ;  la  plupart 
des  châtiments  y  seront  moins  difficiles  à  soutenir  que 
l'action  de  l'âme,  et  la  servitude  moins  insupportable  que 
la  force  d'esprit  qui  est  nécessaire  pour  se  conduire  soi- 
même.  » 

Cette  opinion  nous  semble  incontestable  dans  son  prin- 
cipe, comme  celle  de  Cabanis,  qui  entend  par  climat  la 
réunion  de  toutes  les  circonstances  naturelles  et  physi- 

i.  Ftister,  Des  changements  dans  les  climats  de  la  France,  Paris,  in-8,  1845. 
2.  Montesquieu,  Ksprit  des  Lois.  liv.  XIV,  ch.  2, 


LE  GATLOIS  7 

ques  au  milieu  desquelles  on  vit  dans  chaque  lieu.  Caba- 
nis déclare  que  l'homme  est,  de  tous  les  animaux,  le  plus 
souple  et  le  plus  modifiable  ;  que  les  influences  climaté- 
riques  ont  une  part  sur  la  formation  des  habitudes  mo- 
rales, c'est-à-dire  sur  l'ensemble  des  idées  et  des  opinions, 
des  volontés  instinctives  ouraisonnées,  et  des  actes  qui 
résultent  des  unes  et  des  autres,  dans  la  vie  de  chaque 
individu. 

Au  point  de  vue  purement  physique,  la  persistance  des 
types  est  telle  que,  de  nos  jours,  on  ne  distingue  pas  seu- 
lement un  Français  d'un  Grec  ou  d'un  Russe,  mais  que,  en 
France  même,  malgré  l'unité  des  populations ,  les  pays 
déterminent  une  manière  de  vivre  particulière,  un  patrio- 
tisme local ,  et  que  l'on  distingue  aisément  un  Provençal 
d'avec  un  Lorrain,  un  Alsacien  d'avec  un  Breton,  un  Nor- 
mand d'un  Basque  ou  d'un  Roussillonnais  * .  Aussi^  quand 
les  documents  du  xv^  siècle  nous  montrent,  dans  le  diocèse 
de  Nantes,  une  subdivision  topographique  par  Climats^ 
((  climat  d'outre-Loire,  climat  deçà  la  Loire,  climat  de 
Guérande  2,  »  devons-nous  voir  là  comme  une  consécra- 
tion, une  application  remarquable  de  cette  idée  que  les 
peuples  peuvent  se  classer,  sous  le  rapport  des  particula- 
rités natives  plus  ou  moins  différentes,  par  zones  clima- 
tériques  autant  que  par  agrégations  d'individus. 

Au  point  de  vue  moral,  la  persistance  des  types  est 
beaucoup  moins  absolue;  et  pourtant  il  paraît  difficile  de 
ne  pas  admettre  que  les  climats  tempérés  produisent  en  gé- 
néral, chez  les  peuples,  de  l'inconstance  dans  les  manières, 
dans  les  vices  mêmes,  et  dans  les  vertus  ;  que  la  versatilité 
des  saisons  amène  d'ordinaire  la  versatilité  des  caractères. 
Notre  pays  a  donc  eu  et  aura  toujours  des  habitants  re- 
nommés pour  leur  inconstance,  puisque,  selon  l'auteur  de 
l'Esprit  des  lois^  a  le  climat  n'y  a  pas  une  qualité  assez 
déterminée  pour  les  déterminer  eux-mêmes.  »  Ils  sacri- 

1.  Alf.  Maurtj,  Ann.  de  la  Société  des  Antiq.  de  France,  pour  1853, 
p.  194. 

2.  A.  de  Courson,  Gartulaire  de  Redon.  Prolégo.  p.  cxviii. 


f^  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

fieront  aux  nécessités  du  moment,  aimeront  les  aventures, 
s'assimileront  les  choses  étrangères ,  seront  susceptibles 
de  progrès  de  toute  espèce,  aussi  bien  que  de  corrup- 
tion et  de  désorganisation.  Egalement  éloignés  de  l'in- 
dépendance farouche  des  hommes  du  nord  et  de  l'escla- 
vage auquel  se  soumettent  le  plus  souvent  les  hommes  du 
Midi,  ils  se  créeront  une  liberté  sociale,  conforme  à  la  di- 
gnité humaine.  Selon  Yirey  *.  «l'heureux  équilibre  de 
la  vigueur  des  muscles  et  de  l'activité  du  système  ner- 
veux, réuniront  dans  les  habitants  de  la  France  les  dons 
de  l'esprit  et  ceux  du  corps,  le  courage,  la  sensibilité  mo- 
rale, une  civilisation  et  une  politesse  parfaites,  la  délica- 
tesse des  sentiments  et  la  mâle  énergie.  » 

Mais  il  ne  faut  pas  accorder  trop  de  pouvoir  aux 
influences  climatériques,  ni  suivre  Cabanis  à  travers  tout 
son  système  qui,  de  déductions  en  déductions  ,  aboutirait 
à  donner  aux  peuples  une  sorte  d'existence  végétative;  il 
ne  faut  pas  prétendre,  avec  Jean  Bodin,  que  le  climat  est 
le  principe  du  gouvernement  et  de  la  religion  d'un  pays. 
L'histoire  fournirait  bien  des  arguments  pour  et  contre 
une  pareille  assertion.  Il  n'est  pas  rigoureusement  vrai, 
non  plus,  de  dire  que,  fatalement,  les  hommes  du  midi, 
du  nord,  ou  des  zones  mixtes,  auront  tels  défauts  ou  telles 
qualités.  On  ne*,  doit  pas  oublier  que  de  grandes  révolu- 
tions imprévues,  que  des  circonstances  externes,  que 
des  faits  politiques,  que  des  causes  accidentelles  modi- 
fient la  force  corporelle  et  le  caractère  primitif  d'un  peuple, 
parce  qu'ils  lui  créent  de  nouveaux  besoins  ou  des  habi- 
tudes nouvelles.  Enfin,  le  milieu  dans  lequel  il  vit,  mora- 
lement et  physiquement,  avec  réaction  réciproque  du 
moral  sur  le  physique  et  du  physique  sur  le  moral,  change 
ses  mœurs  et  jusqu'à  certain  point  ses  idées,  au  bout  de 
quelques  générations  ;  de  même  que  les  individus,  d'or- 
dinaire, s'identifiant  pour  ainsi  dire  avec  la  nature  qu'ils 
contemplent  et  les  habitudes  des  hommes  qu'ils  fréquen- 

1.  Dictionnaire  des  sciences  médicales,  aa  mot  Climat. 


LE  GAULOIS  9 

tent,  deviennent  marins  sur  les  côtes  et  soldats  au  fond 
des  montagnes,  agriculteurs  dans  les  plaines,  industriels 
ou  artistes  au  sein  des  villes. 

Pour  la  France,  qui  nous  occupe,  sa  situation  géogra- 
phique est  essentiellement  tempérée.  Les  saisons  y  ont 
des  passages  très-marqués  du  froid  au  chaud,  du  chaud 
au  froid  ;  or,  «  les  changements  de  cette  espèce  sont  ce  qui 
réveille  le  plus  vivement  l'esprit  de  l'homme  * .  »  Puis  le 
besoin  l'aiguillonne,  car  la  fertilité  moyenne  de  son  terri- 
toire exige  plus  de  travaux  que  dans  d'autres  pays  où  les 
productions  viennent  en  quelque  sorte  d'elles-mêmes.  Que 
de  causes  déterminantes  pour  ses  modifications  matérielles 
et  intellectuelles  dans  la  diversité  des  aliments  qu'adopte 
le  Français,  dans  son  genre  de  vie,  dans  les  exercices  aux- 
quels il  s'adonne  !  Depuis  la  plus  haute  antiquité,  lesfusions 
de  races  ne  contribuent-elles  pas  à  transformer  le  pays? 
Les  nouveaux  venus,  soit  après  une  guerre,  soit  après  une 
émigration,  ne  gardent-ils  pas,  ne  transmettent-ils  pas  à 
leurs  descendants  quelque  chose  de  leur  caractère  natif? 
N'apportent-ils  pas  en  Gaule  une  prétention  à  faire  triom- 
pher leurs  propres  idées?  Ne  continuent-ils  pas  d'obéir, 
exclusivement  parfois,  aux  lois,  aux  formes  sociales  et 
privées  de  leur  patrie  réelle?  Le  climat  de  leur  patrie 
adoptive  ne  change  pas  leur  nature,  si  ce  n'est  après  un 
très-long  séjour  ;  et  encofe,  dans  la  suite  des  temps,  re- 
trouvons-nous ça  et  là  des  traces  de  leur  sang  étranger. 
L'ethnologue  Edwards  à  cru  reconnaître  parmi  les  habi- 
tants actuels  du  territoire  le  type  primitif  de  chacune  des 
portions  de  l'antique  population  gauloise. 

Adrien  Balbi  a  réparti  les  Français  en  six  familles  prin- 
cipales. La  première,  gréco-latine,  se  compose  des  Fran- 
çais qui  habitent  au  nord  de  la  Loire,  des  i?om«n5  au  sud, 
(bassin  du  Rhône),  et  des  Italiens  delà  Corse,  c'est-à-dire 
des  neuf  dixièmes  de  la  population  totale  ;  la  seconde, 
germanique,  comprend  les  Allemands  de  l'Alsace  et  de  l,a 

i.  Hippocrate,De  l'air,  de  l'eau  et  des  lieux,  chap.  22. 


10  MI-MOIRES  DU   PETPLH   FRANÇAIS 

Lorraine,  avec  les  Flamands  du  département  du  Nord;  la 
troisième,  celtique,  aborigène,  est  représentée  par  les 
Bas-Bretons,  qui  peuplent  la  Bretagne  occidentale;  la 
quatrième,  basque,  forme  un  petit  noyau  d'habitants  ré- 
pandus dans  les  Basses-Pyrénées,  dont  le  berceau  véritable 
est  resté  problématique ,  et  dont  l'originalité  saisissante 
a  traversé  les  siècles;  la  cinquième,  sémitique,  se  trouve 
avec  les  Juifs  sur  toutes  les  parties  du  territoire  ;  la  sixième 
enfin,  hindoue,  est  la  famille  à  laquelle  on  croit  devoir  rap- 
porter les  tribus  de  Bohémiens,  errantes  ou  vivant  dans 
les  Pyrénées  Orientales  et  l'Hérault. 

Adoptée  entièrement  ou  non,  cette  répartition  de  Balbi 
éclaire  du  moins  sur  la  nécessité  d'attribuer  une  large  part 
à  l'élément  étranger  dans  l'histoire  de  notre  civilisation. 
Les  peuples  venus  du  dehors  ont  joué  un  double  rôle, 
d'abord  vis-à-vis  d'eux-mêmes  et  de  leurs  descendants, 
puis  vis-à-vis  des  hommes  avec  lesquels  ils  ont  frayé.  Telles 
de  leurs  coutumes  exotiques  se  sont  introduites  parmi  les 
indigènes;  tels  de  leurs  goûts,  d'abord  repoussés  pour 
cause  de  singularité,  se  sont  généralisés;  plus  d'une  ano- 
malie, sous  le  rapport  de  la  manière  de  vivre,  du  vête- 
ment, delà  nourriture,  etc.,  prend  ainsi  racine  dans  une 
zone  climatérique  où  l'on  n'eut  jamais  imaginé  de  pouvoir 
la  découvrir. 

Toutes  ces  considérations  nous  éloignent  bien  du  ma- 
térialisme de  certains  physiologistes,  et  de  l'influence 
suprême  du  climat,  ressemblant  aune  sorte  de  fatalisme 
auquel  les  peuples  ne  sauraient  se  soustraire. 

Ce  qui  i;ésulte  principalement  de  la  fusion  des  races, 
c'est  l'amalgame  des  langues.  On  vit  ensemble,  on  veut 
se  communiquer  les  pensées,  on  se  parle,  on  s'emprunte 
différentes  locutions.  Le  vaincu,  quand  il  y  a  eu  guerre,  se 
sert  bon  gré  mal  gré  des  termes  officiels  que  lui  impose 
son  vainqueur;  ou  bien,  pour  faits  de  commerce,  à  l'occa- 
sion de  plaisirs,  en  vue  de  besoins  urgents,  les  liaisons  se 
forment,  l'idiome  national  et  l'idiome  étranger  en  arrivent 
à  se  prêter  secours,  à  se  confondre,  à  se  compléter  1  un 


LE  GAULOIS  il 

Tautre.  Par  les  relations  extérieures,  la  langue  se  modifie, 
et  c'est  elle  surtout  qui  reflète  les  progrès  d'une  nation. 
Les  objets  étrangers  récemment  importés  dans  le  pays, 
exigent  des  mots  qui  les  désignent  ;  ou  bien  ils  se  vul- 
garisent avec  leurs  propres  dénominations  étrangères. 
((  Ainsi,  les  termes  d'art  sont  italiens  et  les  termes  de 
guerre  et  de  marine  viennent  en  général  du  Nord  * .  » 

Telle  langue,  tels  habitants  :  à  la  façon  dont  un  peuple 
s'exprime,  on  peut  deviner  presque  ses  sentiments  inti- 
mes. Un  peuple  enfant  balbutie,  et  salangue  reste  pauvre, 
tant  que  sa  raison  n'apparaît  pas.  Puis  la  rudesse  des  mots 
semble  trahir  la  grossièreté  des  mœurs  ;  deviennent-ils 
plus  harmonieux,  la  vie  de  celui  qui  les  emploie  devient 
plus  douce.  Leur  clarté,  leur  énergie,  leur  grâce,  ont  une 
force  à  la  fois  matérielle  et  féconde.  Obscurs,  incolores, 
disgracieux,  les  mots  accusent  d'ordinaire  le  vague  des 
pensées,  le  manque  d'imagination,  l'indigence  d'esprit. 
La  langue  a  une  valeur  active  et  passive,  dans  le  mouve- 
ment des  idées  ;  elle  est  simultanément  cause  et  effet  de 
la  civilisation  ;  elle  reçoit  et  elle  donne.  Le  progrès  l'amé- 
liore ;  elle  conbibue  au  progrès.  C'est  le  fil  conducteur  du 
perfectionnement  des  peuples  ;  c'est  le  trait  d'union  entre 
l'individu  et  l'universalité  des  citoyens;  c'est,  enfin,  le 
moyen  ostensible  par  lequel  se  manifeste  l'âme  d'une 
nation,  dont  la  destinée  se  réfléchit  exactement  dans  sa 
langue. 

Or,  quelle  fut  la  nature  de  notre  langue,  aux  divers  âges 
de  notre  histoire?  —  Successivement  dure  chez  les  Gau- 
lois, excepté  sur  la  côte  méditerranéenne  où  elle  eut  des 
teintes  grecques,  «  romanisée  »  par  les  descendants  de 
César,  mêlée  aux  idiomes  barbares  les  plus  hétérogènes, 
demi-latine  au  commencement  du  moyen-âge,  adoucie 
par  l'imitation  du  grec,  puis  formée,  ou  à  peu  près ,  vers 
la  fin  de  cette  époque,  notre  langue  a  subi  de  profondes  et 
fréquentes  modifications. 

1.  ./.  J.  Ampère,  Quelques  principes  pour  l'hisloire  comparée  des  langues. 


42  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

A  dater  de  la  Renaissance,  les  Français  poursuivirent 
un  idéal  qu'ils  n'ont  jamais  abandonné  depuis,  —  la  clarté, 
la  précision,  la  propriété,  la  liaison.  Chaque  siècle  apporta 
à  notre  langue  un  don  nouveau.  Mais  tout  d'abord,  il  con- 
vient ici  de  le  remarquer,  dès  son  origine  elle  repoussa 
l'accent  et  l'inversion.  Analogue  entre  les  plus  analogues, 
elle  coula  des  lèvres  sans  contraction  et  sans  effort  ;  les 
aspirations  n'y  furent  que  rares,  très  exceptionnelles  ;  les 
atténuations  ou  les  élisions  de  certaines  parties  de  mots  y 
restèrent  inconnues.  On  alla  droit  au  but  dans  l'ordre 
logique  des  idées.  La  langue  française  fut,  pour  Descartes, 
celle  du  bon  sens  ;  la  langue  frauçaise^  observe  judicieuse- 
ment un  écrivain,  n'a  que  deux  sortes  de  barbaries  à  com- 
battre, celle  des  mots  et  celle  du  mauvais  goût  de  chaque 
siècle  .  Nos  pères  ont  toujours  répété  le  proverbe  :  «Ce 
qui  n*est  pas  clair  n'est  pas  frauçais.  »  ,La  prose  ,  princi- 
palement, dédaigna  les  pièges  et  les  surprises  dont  four- 
millent les  langues  transpositives,  les  langues  à  inversion 
Elle  se  développa  en  marchant,  et  se  déroula  avec  grâce  e-t 
noblesse.  Toujours  sure  delà  construction  de  ses  phrases, 
elle  entra  avec  plus  de  bonheur  dans  la  discussion  des 
choses  abstraites,  et  sa  sagesse  donna  de  la  confiance  à  la 
pensée  *.  Sa  vivacité  s'en  accrut  :  elle  p' exprima  que  ce 
qu'elle  voulait  exprimer  ;  rien  de  plus,  rien  de  moins. 

De  là,  pour  nous,  une  grande  facilité  à  comprendre  et 
à  exposer  les  idées  nouvelles,  auxquelles,  quand  leur 
fécondité  rayonnait,  l'ambition  et  la  mauvaise  foi  résis- 
tèrent seules,  et  que  condamnèrent,  en  cas  de  stérilité,  la 
rc\ison  et  l'expérience.  Immense  a  été  le  secours  que  la 
langue  française  a  prêté  à  notre  développement.  Elle  de- 
vient universelle.  Multipliant  ainsi  les  relations  du  peuple 
qui  naturellement  la  parle,  dont  elle  retrace  avec  fidélité 
les  aptitudes  intellectuelles,  elle  n'a  pas  à  craindre  de  figu- 
rer parmi  les  langues  mortes,  avant  la  fin  de  la  civilisation 
européenne,  par  conséquent  du  genre  humain. 

i.  A.  Rivarol,  De  l'uniTersalité  de  la  langue  française. 


LE  GAULOIS 


II 


A  la  position  géographique,  à  riMûence  du  climat,  à 
la  fusion  des  races,  à  la  nature  de  la  langue,  se  joint  le 
travail  des  générations  successives.  Travail  mystérieux, 
puissant,  irrésistible,  qui  s'accomplit  sous  l'œil  de  la  Pro- 
vidence et  constitue  le  souffle  de  la  vie  d'une  nation,  est 
l'ensemble  des  battements  de  son  cœur,  et  s'explique  à 
peu  près  physiologiquement. 

Durant  toute  la  vie,  chez  un  peuple  aussi  bien  que  chez 
un  individu,  deux  principes  sont  en  présence,  l'un  station- 
naire,  l'autre  progressif,  ou  plutôt  l'un  rétrograde,  l'autre 
porté  vers  l'avenir.  A  propos  de  ces  deux  principes,  par 
les  agrégations  d'individus ,  une  lutte  s'établit  sous  tous 
les  rapports  entre  trois  générations  d'hommes,  —  celle 
qui  vient  de  naître,  celle  qui  a  l'âge  mûr,  et  celle  qui 
va  mourir.  C'est  la  jeunesse,  la  virilité,  la  vieillesse  en 
concurrence  ,  pour  la  direction  des  intérêts  communs.^ 
pour  tenir  la  barre  du  gouvernail.  De  ces  trois  généra- 
tions coexistantes  et  s'enchevêtrant  les  unes  dans  les  au- 
tres de  façon  à  être  solidaires,  la  première,  pleine  de 
fougue,  d'inexpérience,  d'aspirations  indéfinies,  se  perd 
souvent,  sur  le  terrain  politique,  par  sa  fébrile  impa- 
tience. La  seconde,  habile,  expérimentée,  positive,  prête 
à  l'action,  s'enveloppe  parfois  d'égoïsme,  refuse  de  don- 
ner aux  jeunes  gens  une  part  du  butin  qu'elle  s'efforce 
d'arracher  aux  vieillards.  La  troisième,  repue  Ou  miséra- 
ble, mais  constamment  fatiguée,  vouée  aux  regrets  ou 
folle  de  brillants  souvenirs,  jette  d'ordinaire  autour  d'elle 
le  découragement,  prend  son  opiniâtreté  pour  de  la  puis- 
sance, appelle  son  énervement  sagesse,  et  voudrait  con- 
tinuer à  régir,  du  haut  de  sa  caducité,  les  deux  généra- 
tions jeune  et  virile. 

Chacune  de  ces  lutteuses  à  des  prétentions  exclusives, 


14  MÉMOIRES   1)1     FKUPLK   FRANÇAIS 

et  veut  pour  elle  la  victoire.  Presque  toujgurs  le  triomphe, 
qui  n'est  et  ne  peut  être  absolu,  assurément,  se  dessine 
en  faveur  de  l'homme  mùr,  plus  habile  et  plus  fort  que 
ses  concurrents.  Toutefois,  conseillé  par  le  vieillard, 
sollicité  par  le  jeune  homme,  ce  vainqueur  flotte  sans 
cesse  au  milieu  de  tiraillements  contraires.  Qu'il  cède  à 
celui-ci,  en  modérant  son  impulsion,  et  il  s'élance  dans 
le  progrès  ;  qu'il  n'écoute  que  celui-là,  opposé  par  nature 
aux  élans  vigoureux,  et  il  demeure  stationnaire.  Dans  le 
premier  cas,  il  avance  ;  dans  le  second,  il  va  en  arrière. 
Selon  son  choix,  l'homme  mûr  entraîne  sur  ses  pas  la  gé- 
nération naissante,  gagnée  ou  perdue  pour  l'avenir.  Si  la 
jeunesse  et  la  virilité  s'entendent  pour  agir,  le  travail 
progressif  des  générations  suit  sa  voie  providentielle, 
en  laissant  à  la  vieillesse  son  simple  rôle  de/  modéra- 
trice ;  si  la  virilité  et  la  vieillesse  s'accordent  pour  com- 
primer l'action,  ce  travail  fécondant  s'arrête  aussitôt:  fait 
grave,  car  l'immobilité,  dans  la  vie  des  nations,  équivaut 
à  un  mouvement  de  recul. 

La  chaîne  étroite?  des  trois  générations  coexistantes 
embrasse  environ  un  siècle.  Elle  se  brise  forcément, 
quand  de  la  lutte  même  ne  surgit  pas  un  harmonieux  en- 
semble, un  équilibre  parfait;  quand  la  vieillesse,  c'est-à- 
dire  le  passé,  ne  se  borne  pas  au  conseil;  quand  l'âge  vi- 
ril, c'est-à-dire  la  force,  ne  se  borne  pas  à  l'action,  excitée 
par  ici,  et^  par  là,  modérée  ;  quand  la  jeunesse,  c'est-à- 
dire  l'instinct,  ne  se  borne  pas  à  l'impulsion,  tempérée 
parle  conseil,  puis  exercée  par  la  force  consciente. 

Pendant  certaines  phases  de  la  vie  d'un  peuple,  il  ar- 
rive quelquefois  que  cette  harmonie  organique  des  géné- 
rations n'existe  pas.  L'équilibre  se  rompt.  Alors  les 
réactions.  La  vie  de  ce  peuple  s'efface,  devient  anormale, 
pénible.  Plus  de  souffle  ;  le  cœur  cesse  de  battre  :  on  sent 
bien  qu'il  y  a  eu  violation  de  la  loi  du  progrès.  L'huma- 
nité, pourtant,  ne  perd  pas  ses  droits  imprescriptibles,  et 
la  Providence  veille  toujours.  Tel  siècle  a  retardé  sa  mar- 
che, mais  son  successeur  double  le  pas.  S'il  en  est  autre- 


LE  GAULOIS  15 

ment,  c'est  que  l'heure  de  la  décrépitude  d'un  peuple  a 
sonné  ;  c'est  qu'il  va  s'éteindre,  conquis  pai^  ses  voisins, 
affaissé  sous  son  inertie,  ou  abîmé  dans  ses  propres  ex- 
cès. Religion,  gouvernement,  lois,  tous  les  grands,  tous 
les  ostensibles  symboles  de  son  caractère,  perdent  alors 
leur  force  vivifiante,  et  souvent  même  contribuent  à  la 
corruption  générale. 

L'influence  du  climat,  dans  notre  pays,  donne  pour  ré- 
sultat la  mobilité  des, impressions  et  des  actes,  ainsi  que 
nous  l'avons  montré  plus  haut;  hâtons-nous  d'ajouter 
que  le  travail  des  générations  ne  s'y  ralentit  pas  encore, 
malgré  l'affaiblissement  des  caractères,  malgré  une  cer- 
taine indifférence  en  matière  de  politique,  malgré  le  goût 
presque  exclusif  que  nos  contemporains  affichent  pour 
les  jouissances  du  confortable.  11  y  a  tout  au  plus  une  halte 
dans  la  marche  vers  le  perfectionnement  vrai,  qui  ne  sa- 
crifie pas  le  moral  au  physique,  et  ne  permet  pas  aux 
hommes  de  s'endormir  dans  le  bien-être  matériel,  en  fai- 
sant litière  des  idées  généreuses,  des  joies  de  l'intelli- 
gence, des  droits  et  des  devoirs  de  leur  dignité. 

Aucune  nation,  certainement,  ne  possède  autant  de 
puissance  dans  l'imprévu  que  la  nôtre.  Le  peuple  fran- 
çais, vif,  moqueur,  enthousiaste,  ne  l'oublions  pas,  pro- 
cède par  bonds  périodiques,  s'inspire  du  moment,  secoue 
soudain  ses  épaules  trop  chargées  pour  jeter  à  terre  le  far- 
deau, se  lance  dans  les  expédients  sublimes,  et,  en  fin  de 
compte,  regagne  toujours  le  terrain  perdu.  On  verra, 
dans  le  cours  de  ces  Mémoires^  combien  de  fois  notre  na- 
ti  n  a  su  se  relever  d'une  ruine  qui  paraissait  prochaine, 
-;  orabiende  fois  elle  sembla  morte  en  n'étant  qu'assoupie, 
et  combien  l'harmonie  de  ses  développements  est  solide- 
ment établie,  en  dehors  des  courants  de  la  religion  et  de 
la  politique.  Notre  culte  et  notre  gouvernement  ont 
souvent  imposé  leur  veto  aux  choses  du  progrès,  soit 
par  système,  soit  par  inintelligence,  soit  par  crainte; 
mais  ils  n'ont  rien  empêché  dans  l'ordre  irrésistible 
des  faits  sociaux,  tantôt  accomplis  d'une   manière    la- 


16  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

tente,  quand  la  liberté  de  conscience  ou  la  liberté  politi- 
que n'existait  pas,  tantôt  affirmés  avec  éclat,  toutes  les  fois 
que  la  souveraineté  nationale  a  pu  se  prononcer. 

Gaule  ou  France,  monarchie  ou  république,  notre  pays 
a  toujours  été  habité  par  des  peuples  épris  de  liberté  et 
d'indépendance.  A  l'intérieur,  leur  rempart  naturel  contre 
la  tyrannie  d'un  seul  a  consisté  dans  leur  caractère  même  : 
ils  n'ont  jamais  reculé  devant  les  justes  révoltes,  etles 
héros  du  sacrifice  ne  leur  ont  point» manqué.  Des  forêts 
profondes,  de  nombreux  cours  d'eau,  des  réseaux  de  col- 
lines multipliés,  des  contre-forts  de  montagnes  les  défen- 
dirent, en  outre,  contre  les  envahissements  de  l'extérieur. 

Aussi,  quand  il  s'agit  de  la  France,  les  rapproche- 
ments historiques  ont  surtout  un  intérêt  palpitant.  On 
pourrait  dire  que  notre  passé,  notre  présent  et  notre 
avenir  sont  actuels,  comme  ils  sont  solidaires.  Non-seu- 
lement nous  aimons  à  connaître  les  mœurs  de  nos  ancê- 
tres, mais  par  suite  de  l'esprit  d'indépendance  et  de 
liberté  qui  n'a  jamais  abandonné  les  Gaulois,  les  Gallo- 
Romains,  les  Gallo-Franks,  les  Français  du  moyen-âge  et 
des  temps  modernes,  nous  nous  plaisons  à  retrouver  dans 
les  uns  et  les  autres,  à  toutes  les  époques,  l'expression 
vivante  des  plus  nobles  aspirations  vers  le  bien. 

Parfois  ces  vœux  se  traduisent  en  luttes  gigantesques, 
aux  résultats  douteux,  insuffisants;  trop  souvent  ils  sont 
expiés  par  d'effroyables  calamités. 

Mais  cependant,  si,  livrés  à  l'oppression  étrangère  ou 
à  la  tyrannie  intérieure,  si,  enchaînés  par  la  force  brutale 
ou  par  les  institutions  de  la  féodalité,  ou  enfin  par  l'ambi- 
tion des  égoïstes  couronnés,  nos  pères  semblent  s'effacer 
pendant  une  longue  période  de  temps,  on  les  voit  tout  à 
coup  et  à  l'heure  voulue,  secouer  le  jongle  plus  dur.  Sous 
leur  frivolité  éclate  une  gravité  surprenante,  sous  leur 
moqueuse  insouciance,  une  énergie  à  toute  épreuve,  sous 
leur  prompt  découragement,  une  merveilleuse  audace. 
Yainqueurs,  ils  tressaillent  de  joie  et  reprennent  avec  ar- 
deur l'œuvre  sainte  du  progrès  interrompue,  jusqu'à  ce 


LE  GAULOIS  47 

que  de  nouvelles  entraves  surgissent  ;  vaincus,  leur  mar- 
tyre même  ne  leur  enlève  jamais  toute  espérance,  car 
ils  savent  bien  que  le  sang,  rarement  perdu,  peut  être 
une  rosée  nécessaire  à  l'épanouissement  de  l'humanité. 

Assez  d'historiens  ont  écrit  avec  soin  la  vie  des  rois, 
des  princes  et  des  hommes  puissants  qui  ont  gou- 
verné la  France  depuis  son  origine  jusqu'à  nos  jours.  Des 
esprits  plus  ou  moins  éminents  ont  trouvé  dans  cette  façon 
de  retracer  le  tableau  du  passé  les  moyens  de  soutenir 
certains  systèmes  politiques  préconçus.  Plusieurs,  après 
avoir  étudié  la  succession  des  expédients  employés  pour 
annihiler  complètement  les  masses,  sont  devenus  autant 
de  petits  Machiavels  infatués  de  leur  doctrine,  ont  passé 
de  la  théorie  à  la  pratique,  mais  ont  succombé  très- 
vite  sous  l'œuvre  entreprise.  Les  uns  voulurent  donner 
à  un  seul  homme  le  droit  de  gouverner  les  autres,  sans 
conteste  ni  contrôle  :  ils  exaltèrent  le  despotisme  mo- 
narchique. Les  autres  approuvèrent  les  prétentions  de  la 
féodalité  ou  de  la  noblesse  :  l'oligarchie  guerrière,  sous 
toutes  ses  faces,  trouva  en  eux  de  zélés  partisans.  Beau- 
coup, attribuant  aux  classes  moyennes  la  suprême  science 
pour  diriger  les  affaires  de  l'Etat,  préférèrent  une  manière 
d'aristocratie  bourgeoise.  Tous  oublièrent  que  l'univer- 
salité des  habitants  d'un  pays  adoptent,  proprio  motu^ 
des  mœurs  et  des  usages  conformes  à  leurs  instincts,  à 
leur  caractère  et  à  leurs  passions  ;  que  ces  mœurs  et  usa- 
ges dominent  jusques  aux  lois  écrites,  dont  souvent 
ils  déterminent  l'existence,  dont  quelquefois  ils  trans- 
gressent les  dispositions  ;  qu'il  y  a  folie  à  prétendre  qu'un 
homme  ou  une  caste  peut  commander  abstractivement, 
en  se  passant  du  concours  des  masses  populaires  ;  que, 
dans  l'organisme  d'une  nation  et  d'un  individu,  la  per- 
fection devient  possible  seulement  quand  aucun  détail 
n'est  inutile  ;  que  le  membre  le  plus  humble  d'une  so- 
ciété quelconque,  enfin,  fonctionne  au  profit  de  l'en- 
semble ou  à  rencontre  de  l'harmonie  générale. 

Au  milieu  d'une  population,  tel  acte  qui  paraît  sans 


48  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

portée  a  des  conséquences  décisives,  et  prouve  la  solida- 
rité humaine  ;  de  même,  tel  mot,  prononcé  bas,  puis  re- 
cueilli, commenté,  amplifié,  redit  avec  audace,  enflamme 
toute  une  génération.  Chacun  a  son  droitetson  rôle,  dans 
la  patrie  ;  et,  quelle  que  soit  la  forme  du  gouvernement, 
l'homme  le  plus  habile  en  politique  ne  peut  s'assurer 
contre  l'action  du  dernier  des  gouvernés. 

Il  convient,  en  outre,  de  ne  pas  s'abuser  sur  la  valeur 
des  faits  historiques,  au  compte  de  la  civilisation.  Expli- 
quons notre  pensée,  à  cet  égard,  par  des  exemples  sai- 
sissants. Lorsque  l'on  se  dégage  des  préjugés  qui  exis- 
taient dans  l'ancienne  méthode  de  relater  les  annales  de 
la  France,  demandons-nous  quel  fait  de  l'année  1653  est 
le  plus  réellement  sérieux,  le  plus  remarquable,  le  plus 
fécond,  parmi  les  trois  suivants  : 

1°  ïurenne  triomphe  devant  Rhetel  ;  2°  une  bulle  du 
pape  condamne  les  propositions  de  Jansénius  ;  3°  Biaise 
Pascal  publie  son  Traité  de  V équilibre  des  liqueurs. 

Évidemment,  pour  une  foule  de  gens,  le  premier  fait, 
éclatante  victoire,  occupe  dans  notre  histoire  une  place 
hors  de  ligne  ;  pour  d'autres,  nombreux  encore,  le  second 
fait,  condamnation  d'une  erreur  religieuse,  estbien  autre- 
ment grave  que  le  premier  ;  pour  la  généralité  des  citoyens, 
pour  l'ensemble  des  masses,  depuis  le  haut  de  l'échelle  so- 
ciale jusqu'au  bas,  le  dernier  fait,  découverte  précieuse 
scientifique,  a  autant  et  peut-être  plus  d'importance  que 
les  deux  premiers.  Car,  si  l'on  va  bien  au  fond  des  choses, 
la  gloire  de  Turenne  et  le  sang  versé  à  Rhetel  profitent  sur- 
tout à  l'ambition  d'un  seul  homme,  de  Mazarin,  dont  alors 
le  pouvoir  menacé  se  raffermit  ;  car  la  condamnation  des 
propositions  de  Jansénius  amène  des  querelles  oiseuses, 
déplorables,  incessantes,  sans  résultat,  alors  très-vives, 
maintenant  oubliées  ;  car  l'œuvre  de  Pascal,  au  contraire, 
i  modestement  éclose,  production  calme  du  génie,  incom- 
prise ou  ignorée  par  beaucoup  de  ses  contemporains,  fonde 
les  lois  primordiales  de  l'hydrostatique,  utile  alors  comme 
de  nos  jours  au  développement  de  l'industrie. 


LE  GAULOIS  19 

Partant  de  ce  point  de  vue  général,  qui  n'embrasse 
pas  seulement  une  personnalité  ou  une  caste,  nous  nous 
préoccupons  principalement  d'un  fait  en  raison  de  sa 
fécondité,  de  ses  résultats  profitables  aux  Français  de 
toutes  les  classes.  Lorsqu'il  y  a  lieu  d'admirer  ou  de  glo- 
rifier les  acteurs  qui  passent  sur  la  scène  historique,  nous 
ne  gardons  pas  toutes  nos  louanges  pour  ce  roi-soleil  qui 
se  jette  sur  la  Hollande  afin  de  conquérir  des  lauriers  à 
tout  prix;  nous  célébrons  avec  autant  et  plus  d'enthou- 
siasme, —  que  certaines  gens  nous  le  pardonnent,  —  les 
néros  en  sabots  des  armées  de  la  République  française, 
combattant  et  mourant  pour  que  la  nation  soit  maîtresse 
chez  elle.  Quand  il  faut  plaindre  quelqu'un,  toutes  les 
larmes  de  nos  yeux  ne  coulent  pas  sur  le  sort  d'un  prince 
infortuné  condamné  à  l'exil  ou  à  la  mort;  nous  en  réser- 
vons, et  beaucoup,  pour  les  pauvres  citadins  et  paysans 
qu'un  impôt  écrase ,  qu'une  famine  amaigrit ,  qu'une 
invasion  ruine,  qu'une  peste  dévore. 

Donc,  soyons  plus  humble  en  apparence,  au  fond  plus 
sérieux  devant  la  génération  présente,  que  ne  le  sont  les 
historiens  exclusivement  politiques.  Quelle  plus  belle 
tâche  peut  nous  échoir  !  Tracer  le  tableau  des  splendeurs 
et  des  misères  du  peuple  français,  des  générations  qui 
ont  précédé  la  nôtre  ;  étudier  les  haltes  et  les  élans  de  la 
civilisation  générale,  dans  les  institutions  sociales,  poli- 
tiques et  religieuses;  suivre  le  mouvement  intellectuel 
des  sciences,  des  lettres  et  des  arts  ;  puis,  reliant  l'ensem- 
ble aux  détails,  chercher  quelle  fut  la  manière  de  vivre 
de  nos  ancêtres,  la  somme  de  bien-être  dont  ils  jouirent, 
les  particularités  de  leur  éducation,  les  curiosités  de  tou- 
tes sortes  relatives  à  leurs  coutumes  civiles  et  privées , 
leurs  liaisons  domestiques,  leurs  habitations,  leurs  vête- 
ments, leur  nourriture,  etc.;  redire  leurs  joies  et  leurs 
douleurs,  leurs  audaces  et  leurs  faiblesses,  leurs  mérites  et 
leurs  fautes;  voilà,  selon  nous,  l'intérêt  de  l'histoire,  l'in- 
térêt à  la  fois  profond,  philosophique,  utile,  agréable 
aussi  par  la  variété  des  sujets,  la  multiplicité  des  épisodes 


iO  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

et  la  haute  moralité  du  but.  Voilà  la  grande  affaire, 
la  préoccupation  favorite  d'une  âme  libérale,  le  rêve  à  peu 
près  réalisable  d'un  patriote.  Cela  importe  plus  que  les 
nombreuses  dissertations  sur  la  question  de  savoir  si  la 
reine  Pédauque  avait  véritablement  des  pattes  d'oie, 
choses  qu'il  faut  abandonner  aux  fantaisistes  de  l'érudi- 
tion. 

Nous  voulons  être  le  biographe  du  peuple  français,  qui 
en  compte  à  peine  quatre  ou  cinq,  lorsque  certain  gen- 
tilhomme sans  valeur  en  a  inspiré  dix.  Nous  essayons 
d'écrire  les  Mémoires  dupeuple  français^  sans  exclusion 
de  classes,  sans  parti  pris,  en  approfondissant  «  l'esprit  du 
temps  »  aux  différentes  époques  de  notre  histoire,  en  ex- 
posant le  récit  des  grands  faits  de  guerre,  des  révolutions 
sociales  et  politiques  qUi,  d'après  une  double  évolution, 
réagissent  sur  les  mœurs  de  chaque  époque,  et  subissent, 
à  leur  tour,  l'influence  de  ces  mœurs.   Si,   d'une  part, 
nous  nous  sommes  servi  des  monographies  de  Legrand 
d'Aussy*,   d'Alexis  Monteil%   de  la   Bédolhère',   etc., 
d'autre  part,  nous  avons  pensé  à  suivre ,  du  plus  près 
qu'il  nous  a  été  possible,  les  maîtres  de  l'histoire  générale 
de  notre  nation,  depuis  Mézeray  jusqu'à  Henri  Martin,  et 
les  maîtres  de  l'histoire  philosophique,  depuis  Hotman 
jusqu'à  Guizot.  Nous  avons  reconnu  la  nécessité  d'un 
lien  qui  rattachât  entre  eux  les  divers  temps  et  les  divers 
aspects  sous  lesquels  se  présente  l'existence  multiple  du 
peuple,  pour  compléter  la  peinture  de  la  vie  menée  par  nos 
ancêtres.    L'action    commune,   succinctement  racontée, 
anime  les  menus  détails,  et  peut  aider  à  leur  intelligence. 
Cet  immense  ouvrage,  que  nous  annoncions  déjà  en 
i842,  et  dont  notre  Histoire-musée  de  In  République  fran- 
çaise'' forme  un  chapitre  détaché,  nous  a  coûté  plus  de 


i.  Legrand  d'Aussy,  Ilist.  do  la  vio  privée  des  Français,  1782,  3  vol.  iii-8, 
réédités  par  Roquefort  en  ISlo, 

2.  Am.  Al.  Monteil,  Hisloire  des  Français  des  divers  états. 

3.  E.  de  la  BèdolUére,  Mœurs  et  vie  privée  des  Français,  3  vol.  in-8,  1855. 

4.  Voir  notre  préface  de  la  !'«  édition  (1812.) 


LE  GAULOIS  21 

vingt  années  de  labeur.  Assurément,  a  le  temps  ne  fait 
rien  à  l'afFaire  » .  Qu'il  nous  soit  permis  d'espérer,  pour- 
tant, que  le  public  nous  saura  gré  de  notre  persévérance, 
de  nos  efforts,  de  nos  sacrifices,  et  qu'il  montrera  de  l'in- 
dulgence pour  des  travaux  entrepris  avec  plus  de  bonne 
volonté  que  de  talent,  sans  doute,  mais  accomplis  en 
conscience.  Par  ce  temps  de  choses  actuelles,  légères  et 
faciles,  un  voyage  à  travers  les  âges  risque  fort  de  n'inté- 
resser qu'un  petit  nombre  de  lecteurs.  Nous  acceptons 
par  avance  le  sort  réservé  aux  Mémoires  du  peuple  fran- 
çais. 

A  l'époque  où  nous  commencions  nos  recherches,  on 
n'avait  pas  encore  imaginé  de  refuser  tout  intérêt  à  l'his- 
toire qui  remonte  plus  haut  que  la  Révolution  de  1789. 
Les  esprits  droits  reconnaissaient  que,  sur  beaucoup  de 
points,  le  passé  et  le  présent  gardent  entre  eux  quelques 
relations;  ils  n'oubliaient  pas  que  du  sang  gaulois,  du 
sang  germain,  du  sang  romain  et  grec,  et  du  sang  de  bar- 
bare, même,  coulent  mêlés  dans  les  veines  du  Français 
d'aujourd'hui;  ils  admettaient  que  de  grandes  actions 
avaient,  antérieurement  au  premier  empire,  préparé 
notre  société  actuelle  ;  ils  respectaient  les  ancêtres  du 
peuple  français,  en  admirant  leurs  gloires,  en  blâmant 
leurs  fautes,  en  déplorant  leurs  malheurs;  enfin,  fils 
brillants  et  émancipés,  ils  ne  voulaient  pas  renier  leurs 
pères,  parce  que  leurs  pères  avaient  vieilli. 

Depuis,  ce  dédain  pour  les  générations  qui  ont  agi  sur 
le  sol  de  la  Franee  pendant  plus  de  dix-huit  siècles,  s'est 
considérablement  propagé.  Nous  voudrions  bien  que  nos 
Mémoires  du  peuple  fraiiçais,  histoire  comparée  des  insti- 
tutions, mœurs  et  usages,  contribuassent  à  vaincre  le 
préjugé  des  ingrats  qui  tiennent  pour  nulles  les  époques 
anciennes,  préjugé  aussi  déplorable  que  celui  des  entêtés 
qui  rêvent  le  retour  de  toutes  les  institutions  disparues. 


22  MÉMOIRES  PU  PEUPLE  FRANÇAIS 


III 


La  date  de  naissance  des  Gaulois,  nos  ancêtres  primi 
tifs^  remonte  à  vingt-quatre  siècles  environ. 

Mais,  tout  d'abord,  l'histoire  ne  procède  que  par  analo- 
gies et  conjectures,  ne  rencontre  que  raditions  fabu- 
leuses. On  a  flatté  les  Français,  en  voulant  leur  trouver 
des  origines  héroïques;  on  leur  a  créé  une  généalogie 
toute  légendaire. 

Tantôt  Gomer^  un  des  fils  de  Japhet,  et  «  seigneur  de 
l'Europe  »  *,  est  le  chef  des  Gomérites,  tribu  à  laquelle 
les  Grecs  donnaient  le  nom  de  Galates  ou  Gaulois. 
Pezron,  Lahglet-Dufresnoy  et  les  auteurs  anglais  de 
V Histoire  universelle  ont  adopté  ce  système  plus  ingénieux 
que  solide.  Claude  Du  Pré  va  jusqu'à  soutenir  que  Gomer 
eut  la  Gaule  par  droit  d'aînesse,  et  que,  conséquemment, 
'autorité  des  Gaulois  s'étend  sur  toutes  les  parties  du 
monde.  Ycilà  ce  qu'écrivait,  du  temps  d'Henri  IV,  un 
homme  instruit,  un  légiste  !. 

Tantôt  Hercule,  traversant  un  pays  qui  fut  la  Gaule, 
son  retour  d'Afrique,  engendre  les  Celtes  par  son  ma- 
riage avec  Celtine^,  peu  après  avoir  séparé  Calpé  (Gibral- 
tar) et  Abila  (Ceuta)  d'un  coup  de  main,  pour  ouvrir  un 
passage  à  l'Océan.  Arrivé  sur  les  bords  du  Rhône,  Her- 
cule rencontra  une  puissante  armée,  qu'il  affronta.  Muni 
de  sa  massue  et  de  ses  flèches,  il  était  prêt  à  succomber, 
n'ayant  plus  de  traits  à  lancer,  lorsque  Jupiter  vit  du 
haut  de  l'Olympe  ce  combat  inégal,  et  laissa  tomber  une 
pluie  de  pierres  dont  le  demi-dieu  se  servit.  Ces  pierres, 
on  les  retrouve  encore,  selon  la  légende,  dans  les  déserts 


1.  Abrégé  fidelle  de  la  vraye  origine  et  généalogie  des  Français,  par  Cl.  Du 
Pré,  Lyon,  1601,  page  4;  Josèphe,  Antiquités,  lib.  I,  cap.  7. 

2.  Diod.  SicuL,  lib.  V,  cap.  24. 


LE  GAULOIS  23 

de  la  Crau,  qui  en  fourmillent  [craïg^  pierre)  * .  De  là 
le  nom  donné  par  les  Romains  aux  Alpes  graïes,  si 
pleines  de  rochers,  et  qu'on  a  sans  raison  appelées  Alpes 
grecques. 

Tantôt,  après  la  prise  de  Troie,  une  colonie  deTroyens, 
sans  patrie  et  sans  asile,  se  réfugie  dans  la  Gaule,  con- 
trée presque  inhabitée ,  et  en  devient  la  population  pre- 
mière. Quelle  nation  n'a  pas  prétendu  descendre  des 
Troyens?  Cette  origine-là  vaut  celle  des  Franks,  ayant 
pour  père  Francion  ou  Francus,  fils  d'Hector,  tradition 
qui  a  inspiré  à  Ronsard  son  poëme  de  la  Franciade, 

On  dit  encore  que  les  Gaulois  ou  Celtes  sont  originaires 
de  la  Gaule  même  ;  que  le  nom  de  Celtes  dérive  de  leur 
roi  géant  Celtus,  et  le  nom  de  Gaulois,  de  Galatea,  mère 
de  Celtus.  D'autres  historiens  voient  l'étymologie  du  mot 
Celtes  dans  le  Celtus  (la  Garonne),  fleuve  qui  descend 
des  Pyrénées,  et  le  premier  cours  d'eau  considérable  que 
les  Grecs  aperçurent  en  parcourant  les  côtes  de  l'Océan. 
Les  Grecs  se  seraient  servis  de  ce  nom  pour  désigner  la 
partie  la  plus  occidentale  de  l'Europe.  Enfin,  à  croire 
quelques  savants,  les  Celtes  existaient  depuis  un  temps 
immémorial,  anté-historique,  quand  les  Romains  les  ap- 
pelèrent Galli^  Gaulois,  par  dérision,  à  cause  de  leur 
parure  et  de  leur  maintien  qui  les  faisaient  ressembler  à 
des  coqs.  Les  Gaulois  auraient  accepté  le  surnom  et  pris 
un  coq  pour  emblème  national.  Inutile  de  rappeler  que, 
contrairement  à  cette  assertion,  l'emblème  du  coq  gaulois 
ne  remonte  pas  au-delà  dé  l'invention  du  blason,  et  que  la 
première  médaille  où  se  voie  un  coq  a  été  frappée  pour 
là  naissance  de  Louis  XIIL 

Il  faut  sagement  estimer  toutes  ces  versions  ce  qu'elles 
valent.  La  vérité  ne  commence  à  percer  les  ténèbres  qu'au 
temps  de  l'invasion  des  Kymris.  Encore  les  détails  sur  les 
chefs  de  ces  envahisseurs,  sur  ceux  des  Galls  et  des  Ibères, 
sont-ils  obscurs  et  incertains  ;  et  les  systèmes  ont  varié 

1.  F.  Duruy,  Intiod.  générale  à  l'histoire  de  France,  p.  168. 


24  MÉMOIRES  DU   PEUPLE   FRANÇAIS 

jusqu'à  nos  jours  sur  l'identité  des  Kymris  et  des  Celtes. 

Selon  nous,  Celte  dérive  probablement  des  mots  galli- 
ques  Coille,  Coilte,  bois,  forêt  ;  de  Ceil,  cacher  ;  de  Ceiltach^ 
qui  vit  dans  les  forêts.  Etymologie  d'autant  plus  admis- 
sible, qu'elle  indique  l'état  physique  de  la  Gaule  du  Nord, 
et  que  le  nom  de  Celtes  s'accorde  avec  les  mœurs  des  po- 
pulations qui  l'ont  porté.  Pourquoi  n'adopterait-on  pas 
cette  origine,  dont  l'antiquité  est  si  reculée,  et  dont  la 
vraisemblance  n'échappe  à  personne?  Les  Romains  ont 
appelé  les  Celtes  cjalli^  comme  les  grecs  ont  donné  à  la 
Gaule  le  nom  de  celtique  (Keltikè.)  De  ces  deux  appellations 
qui  s'adressent  au  même  peuple  aborigène,  celle-ci  a  dis- 
paru devant  celle-là,  à  cause  de  la  suprématie  romaine. 
Le  surnom  de  nos  ancêtres  a  prévalu  sur  leur  nom  origi- 
naire. Celtes,  Galates  ou  Gaulois,  ils  sont  d'ailleurs  frères 
des  Italiens,  des  Germains  et  des  Grecs  ;  mais,  sortis  du 
sein  d'une  même  mère,  indo-européenne,  ils  en  ont  reçu 
une  nature  et  un  caractère  différents. 

Quoiqu'il  en  soit,  deux  races  bien  distinctes  paraissent 
avoir  peuplé  la  Gaule  :  celle  des  Galls  ou  Celtes ,  renfer- 
més entre  les  Pyrénées  orientales  d'un  côté,  et,  de  l'autre, 
entre  la  Seine  «  tortueuse  »  et  la  Marne  «  sablonneuse  » , 
d'après  la  signification  celtique  ;  celle  des  Ibères,  couvrant 
le  littoral  du  golfe  de  la  Gaule  [Gallims  sinics),  aujourd'hui 
golfe  du  Lion,  et  s'avançant  vers  le  centre,  vers  le  Rhône 
«  le  roulant,  »  fleuve  «  non  paresseux  »,  dit  Florus,  vers 
la  Saône  <(  la  douce,  la  lente,  »  et  vers  le  Doubs,  que  les 
Gaulois  appelèrent  la  «  rivière 'sombre.  » 

Outre  ces  deux  races,  d'origine  indo-européenne,  et  qui 
différaient  surtout  par  la  langue,  il  y  avait,  sur  la  surface 
du  territoire  gaulois,  trois  grandes  familles  dont  les  mœurs 
se  ressemblaient  très-peu.  iVu  sud-ouest,  se  trouvaient  les 
Aquitains,  dans  les  «pays  des  eaux;  »  au  sud-est,  les 
Ligures  (Lf,  peuple,  gora^  élevé,  en  langue  basque),  habi- 
tant les  Alpes  maritimes  ;  au  nord-est,  les  Belgs  ou  Bolgs , 
((  hommes  terribles  »  répandus  sur  les  rives  du  Rhin,  de 
la  Meuse,  de  l'Escaut,  de  la  Moselle  et  de  la  Somme. 


LE  GAULOIS     ■  2o 

Outre  ces  deux  races  et  ces  trois  grandes  familles,  on 
distinguait  plusieurs  tribus  ou  confédérations  :  —  les 
Arvernes,  hommes  des  hautes  terres,  «  le  peuple  belli- 
queux par  excellence^  »  dont  le  nom  indiquait  [ar^  article, 
et  vern^  aune)  les  innombrables  aunes  qui  poussaient  sur 
leur  sol  de  trachyte  et  de  granité  ^;  —  les  Allobroges, 
((  les  hommes  venus  d'un  pays  étranger  ;  » — les  Helvètes, 
peuplant  la  contrée  des  pâturages,  «les  pères  des  héros,» 
selon  quelques  étymologistes,  et  devenus  les  Suisses^  par 
l'effet  des  transformations  probables  de  leur  nom  depuis 
César  jusqu'à  nos  jours  [Helvetii,  Elvetii,  Elvitii^  Liiitii^ 
Suitii^  Suisses,  Schwitz)^  —  les  Séquanes,  groupés  sur  les 
rives  de  la  Seine,  «  les  hommes  de  cheval,  »  plus  tard  re- 
poussés jusqu'à  la  Saône  ;  —  les  Eduens,  établis  dans  les 
vallées  de  la  Saône  et  de  la  moyenne  Loire ,  «  le  pays  qui 
a  produit  l'homme  ;  »  —  les  Bituriges-Cubiens,  possédant 
le  territoire  compris  entre  la  Loire,  l'Allier  et  laYienne  : 
c'étaient  des  Galls,  distincts  des  Aquitains,  qui  fondèrent 
la  colonie  des  Bituriges-Yivisques  (Bordelais);  —  les  Ar- 
morikes  du  nord-ouest,  établis  dans  toute  la  péninsule 
bretonne,  «  ceux  qui  habitent  les  bords  de  la  mer.»  Armo?\ 
la  contrée  de  la  mer,  disaient  les  Gaulois.  Ce  pays  était 
surnommé  aussi  a  la  corne  des  Gaules.  » 

Enfin,  ces  tribus  ou  confédérations  importantes  se 
subdivisaient  en  groupes  moins  nombreux,  presque  tou- 
jours dépendants  d'elles,  mais  ayant  chacun  leur  appella- 
tion propre.  Soixante  ans  avant  l'ère  chrétienne,  au  dire 
d'Appien,  quatre  cents  peuples  et  huit  cents  villes  cou- 
vraient la  Gaule,  et  possédaient,  pour  la  plupart,  des 
génies  locaux,  tutélaires,  en  dehors  des  grandes  divinités 
adorées  par  tous. 

De  ces  peuples  et  de  ces  villes,  beaucoup  sont  comme 
inconnus.  Leur  énumération,  même  complète,  aurait  .trop 
d'aridité  et  ne  servirait  guère  à  l'histoire.  Mieux  vaut  en 


1.  Alf.  Maury,  Forêts  de  la  Gaule  et  de  l'anc.  France,  in-12,  1850. 

2.  J.  Maissiat,  J.  César  en  Gaule,  i.  1",  p.  316,  in-8,  Paris,  186o. 


26  iMÉMOlllES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

parler  seulement  lorsqu'ils  offriront  des  particularités  bien 
tranchées  dans  leurs  mœurs  et  usages,  pouvant  prêter 
quelques  couleurs  nouvelles  au  tableau  de  la  civilisation 
générale. 

Race  irritable  et  guerrière,  les  Galls  refoulèrent  jus- 
qu'aux Pyrénées  les  Ibères,  essentiellement  laborieux  et 
agriculteurs.  Puis  ils  franchirent  les  montagnes,  formèrent 
en  Castille  la  nation  des  Celtibériens  *,  dont  le  courage 
étonna  Rome  pendant  plus  d'un  demi-siècle ,  et  s'établi- 
rent aussi  sur  les  rives  de  la  Guadiana ,  et  dans  les  monts 
du  nord  de  l'Espagne,  en  Galice. 

De  fréquentes  migrations  en  Italie  épuisèrent  plus  tard 
les  forces  gauloises.  Mais,  avant  d'en  tracer  l'esquisse  et 
pour  suivre  l'ordre  chronologique ,  un  mot  d'abord  des 
colonies  précédemment  établies  sur  le  littoral  méditerra- 
néen. Dans  les  temps  les  plus  reculés,  il  est  facile  de  com- 
prendre qu'il  n'y  avait  aucune  industrie  en  Gaule,  et  que 
les  populations,  demi-sauvages ,  devaient  à  peine  échanger 
quelques  produits  naturels.  Du  xni^  au  x^  siècle  avant 
Jésus-Christ,  une  révolution  pacifique  s'y  opéra  sous  ce 
rapport  :  l'Orient  vint  offrir  de  précieux  dons  à  cette  con- 
trée tout  occidentale. 

Les  Phéniciens,  célèbres  parleurs  expéditions  maritimes, 
y  abordèrent  pour  nouer  des  relations  commerciales  avec 
les  peuples  de  la  vallée  du  Rhône,  et  avec  les  Ausks^ 
placés  entre  le  pied  des  Pyrénées  et  la  moyenne  Gascogne, 
possesseurs  d'un  territoire  fertile  et  bien  cultivé  '^,  cpii  a 
formé  notre  département  du  Gers.  Ceux-ci  troquèrent  le 
grenat,  le  corail,  les  pierres  fines  de  l'Occident  contre  les 
étoffes  tyriennes  et  les  blés  asiatiques.  Ils  trafiquèrent  en 
résine  recueillie  au  tronc  du  sapin  des  Landes  ;  en  poudre 
dorée  que  les  Ligures  ramassaient  sur  les  bords  de  leur 
fleuve.   Ces  commencements  d'échanges  précédèrent  le 


1.  Guill.  de  Humboldt,  Recherches  sur  les  habitants  primitifs  de  l'Espa 
gne,  faites  à  l'aide  de  la  langue  basque.  In-4,  1821. 

2.  Strahon,  lib;  IV,  cap.  2. 


LE  GAULOIS  27 

commerce  des  pelleteries  avec  les  Celto-Cynésiens  (Cantal, 
Dordogne,  Vienne,  Lot). 

Un  succès  amène  d'autres  succès.  Sur  toute  la  surface 
de  la  contrée  maritime  où  parurent  les  orientaux ,  s'éle- 
vèrent des  villes  dont  les  noms  poétiques  trahissent  l'ori- 
gine, et  dont  la  signification  indique  la  position  géographi- 
que ou  l'importance  spéciale  :  Segoldun  (Rodez  actuelle), 
la  cité  des  Rochers,  des  Duns;  Issidour  (Issoire),  l'hahi- 
tation  d'Isis  ;  Telo  (Toulon),  la  ville  semblable  à  une  harpe  ; 
Arlath  (Arles),  la  ville  des  marécages  ;  A rtole  (Toulouse), 
la  ville  de  la  plaine  au  fieuve;  Albrig,  (Albi),  la  ville  du 
pont  blanc,  etc.  Ensuite  les  Phéniciens  donnèrent  à  tout 
le  pays,  —  plaines  ou  montagnes, — le  nom  à'Armor-Raike 
ou  contrée  maritime,  dont  le  moi  Aquitania  n'a  été  que  la 
traduction  en  latin.  Ce  nom  d'Armorike  s'étendit,  au  fur 
et  à  mesure  des  expéditions,  jusqu'aux  riverains  de  l'Océan, 
et  il  resta  plus  particulièrement  attaché  aux  Bretons,  Ar- 
morikes  du  nord-ouest,  comme  les  Aquitains  avaient  été 
les  Armorikes  du  sud-ouest,  comme  les  habitants  du  lit 
toral  de  la  Méditerranée  avaient  été  dans  le  principe  les 
Armorikes  du  midi. 

Quelques  villes,  fondées  dans  le  territoire  d'Autun,  ser- 
virent de  comptoirs  aux  nouveaux  venus.  Nîmes  et  Alesia, 
(dans  l'Auxois),  semblent  dater  de  ces  expéditions,  poéti- 
quement célébrées  sous  le  titre  de  «  Yoyages  et  exploits 
de  l'Hercule  tyrien,  »  important  la  civilisation  en  Gaule, 
luttant  contre  Albion  et  Ligur,  enfants  de  Neptune,  abolis- 
sant les  sacrifices  humains  chez  les  Gaulois,  et  construi- 
sant, le  long  de  la  Méditerranée,  de  l'Espagne  à  l'Italie, 
une  magnifique  route  qui,  suivant  la  légende  déjà  citée, 
(p. 22)  aurait  servi  de  première  base  aux  voies  des  Mar- 
seillais et  des  Romains. 

L'impulsion  étant  donnée,  après  les  Phéniciens  vinrent 
les  Rhodiens,  navigateurs  non  moins  habiles,  dont  les  lois 
maritimes,  mises  en  vigueur,  plus  tard,  sur  toutes  les 
côtes  et  dans  tous  les  ports  de  la  Méditerranée,  devinrent 
les  sources  du  droit  maritime  de  tous  les  peuples.  IIf 


2S  MÉMOIRES  DU  PEUPLE   FRANÇAIS 

créèrent  quelques  comptoirs  peu  considérables  à  l'embou- 
chure du  llliôno,  par  exemple  la  ville  de  Rhoda,  qui 
n'existe  plus,  déjà  détruite  du  temps  de  Pline;  et,  s'il  faut 
en  croire  une  tradition  fort  populaire  * ,  ils  imposèrent  leur 
nom  oriental  au  fleuve  et  à  la  ville. 

Après  les  Rliodiens,  on  vit  les  Phocéens,  grands  fonda- 
teurs de  colonies,  apparaître  du  ix°  au  vi'  siècle  avant 
Jésus-Christ,  et  former  une  peuplade  particulière,  un 
groupe  séparé  dans  le  tableau  des  races,  des  familles,  des 
tribus  répandues  par  tout  le  territoire  gaulois ,  qui  leur 
sembla  propre  à  l'industrie.  Les  comptoirs  des  Phocéens 
s'échelonnèrent,  au  bord  de  la  mer,  depuis  Emporias  en  Ca- 
talogne, ville  mi-partie  grecque  mi-partie  espagnole,  entre- 
pôt commercial  considérable  (emporium^  marché),  jusqu'à 
Nice,  sur  le  golfe  de  Gênes.  Ces  colons  grecs  laissèrent 
dans  le  pays  des  traces  profondes ,  inefTaçables ,  de  leur 
établissement,  —  la  cité  Marseillaise,  entre  autres ,  qui 
nous  occupera  longtemps,  à  cause  de  sa  civilisation  exo- 
tique. 

Au  nord,  vers  la  même  époque,  les  Kymris  repoussè- 
rent les  Galls  jusque  dans  la  partie  montagneuse  de  la 
Gaule.  Ils  retardèrent  les  progrès  des  mœurs.  Selon  une 
opinion  fort  accréditée,  cette  horde  venait  de  la  Scythie, 
dont  un  grand  mouvement  de  la  nation  scythique  l'avait 
chassée.  Hu-Gadarn  la  dirigeait.  Néanmoins,  à  en  croire 
Arrien,  Diodore  de  Sicile  et  Plutarque ,  c'était  une  nou- 
velle tribu  celtique,  formée  des  Cimmériens.  Ces  Kymris 
seraient  venus  rejoindre  leurs  frères,  les  Celtes  ou  Galls, 
établis  dès  le  principe  dans  l'extrême  occident.  Cette  der- 
nière opinion,  qui  parait  maintenant  prévaloir,  n'enlève 
rien  d'ailleurs  à  l'importance  de  l'invasion,  dont  les  effets 
se  firent  sentir  non-seulement  en  Gaule,  mais  pai'  contre- 
coup dans  l'Italie,  et  aussi  en  lUyrie.  Les  Kymris  couvri- 
rent ces  fertiles  plaines  qui  s'étendent  depuis  les   landes 


1.  Plin.^  lib.  III,    cap.  4,   et  D.  Hieronymi  Prolog,  epislol.  ad  Galiita:; 
lib.  II,  cap  3.      • 


LE  GAULOIS  29 

de  Bordeaux  jusqu'à  l'embouchure  du  Rhin,  ne  s' arrêtant 
que  devant  l'océan  à  l'ouest,  à  l'est  devant  les  Vosges,  au 
sud-est  devant  les  monts  d'Auvergne  et  les  derniers  chaî- 
nons des  Pyrénées  et  des  Cévennes.  Tout  le  centre  de  la 
Gaule  subit  donc  leur  pernicieuse  influence,  car  ils  y  rap- 
portaient la  rudesse  septentrionale,  lorsque  le  midi,  au 
contraire,  progressait  sensiblement,  poli  par  les  mœurs 
grecques  :  sur  la  table  de  Peutinger,  on  a  marqué  du  nom 
de  Grœcia  tout  le  pays  qui  avoisine  Marseille. 


IV 


Déjà  les  Galls  étaient  nombreux.  L'arrivée  des  Kymris 
augmenta  leur  population,  à  un  tel  point  qu'il  fallut  bien- 
tôt émigrer,  à  cause  des  dissensions  intérieures  * ,  et  sans 
doute  pour  déverser  le  trop  plein  d'habitants  agglomérés 
sur  un  territoire  encore  peu  cultivé.  Un  mouvement  de  va- 
et-vient  s'opéra  en  Gaule,  et  commença  de  la  mêler  aux 
événements  historiques  précisés.  Le  temps  des  fables  poé- 
tiques, des  vagues  traditions,  de  conjectures  arbitraires, 
est  passé.  Les  écrivains  de  la  Grèce  et  de  Rome  racontent 
certains  faits,  et  il  ne  reste  plus,  très-souvent,  qu'à  contrôler 
leurs  récits  les  uns  par  les  autres ,  ou  d'après  les  observa- 
tions d'une  critique  éclairée.  Le  chaos  se  dissipe  :  des 
brumes  seules  obscurcissent  encore  la  lumière. 

Trois  cent  mille  Galls  partirent  sous  la  conduite  de 
Bellovèse  et  de  Sigovèse,  neveux  d'Ambigat,  chef  des  Bi- 
turiges.  Sigovèse  traversa  la  forêt  Hercynienne,  et^  mas- 
sacrant tout  sur  sa  route,  alla  se  fixer  le  long  du  Da- 
nube, dans  les  montagnes  de  l'Illyrie.  Bellovèse  descen- 
dit le  Rhône,  aida  les  Phocéens  à  s'implanter  en  Gaule, 
et,  recevant  leur  appui  à  son  tour,  franchit  les  Alpes  par  le 

1.  Justin,  lib.  XX,  cap.  5. 


30  MÉMOIRES  nu  PEUPLÏ-:  FRANÇAIS 

mont  Genèvre.  11  passa  en  Italie,  écrasa  une  armée  étrus- 
que sur  les  bords  du  Tésin,  et  s'empara  de  tout  le  terri- 
toire compris  entre  cette  rivière,  le  Pô  et  le  Serio  (ancienne 
Humatia.)  Il  avait  avec  lui  des  Éduens,  des  Arvemes,  des 
Bituriges  (Bourgogne,  Auvergne,  et  Berri),  qui,  en  587, 
unis  aux  restes  de  la  nation  ombrienne,  adoptèrent  le 
nom  d'Insubriens,  c'est-à-dire  «  hommes  forts  »  en  langue 
gauloise.  Tite-Live  raconte  au  long  la  double  expédition 
deSigovèse  et  de  Bellovèse.  Plutarque  écrit  que  Bellovèse 
avait  pris  sa  direction  d'après  les  conseils  de  l'étrusque 
Aruns,  lequel,  voulant  se  venger  de  l'enlèvement  de  sa 
femme  par  un  habitant  de  Clusium^  (Chiusi,  en  Toscane), 
donna  à  goûter  aux  Galls  des  vins  de  son  pays,  pour  les 
allécher  par  l'espoir  des  jouissances  qui  les  attendaient  de 
l'autre  côté  des  Alpes  *.  De  l'invasion  des  Galls  en  Lom- 
bardie  datent  les  villes  de  Milan,  sur  la  rive  gauche  de 
l'Olona,  de  Gôme,  à  l'extrémité  sud  du  lac  de  ce  nom  (an- 
cien lac  Larius)y  et  de  Bergame,  dans  une' forte  position 
militaire. 

Les  migrations  galliques  se  multiplièrent.  De  587  à 
521,  l'Italie  septentrionale  reçut  de  nouveaux  habitants 
qui,  ayant  besoin  d'air  et  d'espace,  choisissaient  pour  sé- 
jour cet  excellent  pays.  D'abord  les  Aulerkes  (entre  Loire 
et  Seine),  les  blonds  Carnutes  2  et  les  Cénomans,  sortis 
des  territoires  manceau  et  chartrain,  chassèrent  les  Étrus- 
ques de  toute  l'Italie  Transpadane,  se  placèrent  entre  les 
Insubriens  et  les  Yénètes,  fortifièrent  une  ville  qu'ils 
nommèrent  Brixia  (Brescia),  au  pied  des  Alpes,  et  fondè- 
rent, sur  l'Adige,  Yérone,  qui  veut  dire  colonie,  selon 
l'étymologie  gallique.  Ensuite  les  Ligures,  les  Lœves  et 
lesLibices,  tribu  peu  nombreuse,  s'établirent  à  l'ouest  des 
Insubriens,  sur  la  rive  droite  du  Tésin. 

Cependant  les  Étrusques  possédaient  encore  l'Italie  Cis- 
padane.  Ils  ne  la  gardèrent  pas  longtemps.  Montagnes  et 


1.  Pluiarch.  In  Gamillo. 

2.  Tihulle,  Eleg.  I. 


LE  GAULOIS  31 

fleuves  n'opposaient  plus  aux  Gaulois  que  d'insignifiantes 
barrières.  En  effet,  voici  descendre,  du  sommet  des  Al- 
pes Pennines,  les  Boiens,  «  les  terribles,  »  d'après  l'éty- 
mologie  celtique,  peuple  du  territoire  d'Auxerre,  les  Ana- 
mans,  les  Lingons,  «  les  belliqueux  y) y  peuple  du  ter- 
ritoire de  Langres.  Ils  passent  le  Pô  et  se  fixent,  les 
premiers  entre  le  Taro  et  le  Montone,  les  seconds  entre  le 
Taro  et  la  Versa,  les  derniers  à  l'embouchure  du  Pô.  Les 
Boïens  s'enracinent  dans  le  sol  lombard  ;  mais  les  Lingons 
voient  bientôt  se  masser,  entre  leur  pays  d'adoption  et  le 
fleuve  Fiumesino,  les  redoutables  Sénonais,  venus  du 
territoire  de  Sens,  les  mêmes  qui  ont  pris  Rome.  Quatre 
fois,  en  l'espace  d'un  demi-siècle,  les  Sénonais,  que  les 
historiens  latins  appellent  «  barbares,  »  reparaissent.  A  la 
fin  ils  sont  vaincus  par  le  consul  Dolabella,  exterminés  à 
Sena  Gallica  (Sinigaglia),  sur  l'Adriatique,  ville  qu'ils 
ont  fondée  *,  et  dans  laquelle  la  république  romaine  en- 
voie une  colonie. 

Pendant  que  la  Gaule  centrale  s'épandait,  par  delà  les 
Alpes,  en  Lombardie,  et  se  révélait  aux  peuples  du 
Latium,  la  Gaule  septentrionale  tremblait  devant  les 
Belges,  lesquels,  renouvelant  presque  les  désastres  de 
l'invasion  des  Kymris,  s'arrêtèrent  heureusement  à  la 
chaîne  des  Vosges,  sans  passer  la  Marne  ni  la  Seine, 
sans  aller  aussi  loin  que  les  hordes  cimmériennes.  Seule- 
ment, deux  de  leurs  tribus,  plus  audacieuses,  les  Aré- 
comikes  et  les  Tectosages  [tectus  sagi^  couvert  du  sagum) 
pénétrèrent  jusques  aux  Pyrénées  Orientales  et,  vers  l'an- 
née 350  avant  notre  ère,  s'établirent  principalement  dans 
le  Languedoc,  contrée  fertile  en  vins  et  en  fruits.  Nîmes 
devint  la  capitale  des  Arécomikes,  et  Toulouse  celle  des 
Tectosages. 

Ainsi  les  déplacements  se  succédaient,  s'effectuaient 
même  simultanément  chez  les  hordes  du  nord,  qui  en- 
traînaient tout.  La  Gaule  étant  une  fois  traversée  et  con- 

1.  Silim  ttalic,  lib.  Vlil,  v.  453. 


:n  MÉMOIRES  DU   PEUPLE  FRANÇAIS 

nue,  les  envahisseurs,  obéissant  à  leur  inquiète  mobilité, 
à  leur  cupidité  insatiable,  voulurent  traverser  et  con- 
naître d'autres  pays.  En  281  avant.  J.C,  un  amas  confus 
de  Gallo-Kymris  et  de  Germains  partit  de  Toulouse, 
s'élança  au  delà  de  la  forêt  Hercynienne,  puis,  longeant 
la  rive  droite  du  Danube,  passa  en  Illyrie,  où  il  rencon- 
tra les  Galls  que,  trois  siècles  auparavant,  Bellovèse  y 
avait  conduits. 

Les  hommes  de  l'Occident  et  les  Gaulois  s'abattirent 
sur  la  Macédoine  etlaThrace,  qu'ils  envahirent;  ils  péné- 
trèrent en  Phocide  par  le  sentier  de  Xerxès,  par  les  cé- 
lèbres Thermopiles,  aujourd'hui  appelés  Boca-di-Lupo, 
la  Gueule-de-Loiip .  Mais,  près  de  Delphes,  un  formidable 
orage,  un  tremblement  de  terre  les  arrêta  court;  et  les 
Grecs  tuèrent  par  milliers  ces  barbares,  dont  le  chef  se  poi- 
gnarda, en  278.  Quelques  débris,  échappés  au  carnage, 
s'en  allèrent  ravager  la  Thrace,  s'emparer  de  la  Cherso- 
nèse  et  de  la  Lysimachie,  ou  se  mettre  à  la  solde  du  roi 
de  Bithynie,  Nicomède  I",  qui  leur  céda  une  contrée  ap- 
pelée de  leur  nom  Galatie,  située  sur  les  bords  du  San- 
garius  aux  eaux  poissonneuses.  Devenus  a  les  Galates  » 
après  leur  migration,  les  Gaulois,  campés  et  en  armes  au 
milieu  de  l' Asie-Mineure,  oublièrent  bien  vite  qu'ils  n'é- 
taient que  les  soldats  mercenaires  de  Nicomède,  et  qu'ils 
devaient  le  soutenir  contre  les  Séleucides.  Fidèles  à  leur 
instinct  dévastateur,  ils  pillèrent  et  désolèrent  la  Gallo- 
Grèce,  et  se  répandirent  bientôt  en  Asie,  si  terribles  que, 
là,  nul  roi  régnant  ne  se  crut  en  sûreté,  que  nul  roi  dé- 
trôné n'espéra  reprendre  sa  couronne  * ,  quand  la  valeur 
gauloise  ne  combattait  pas  pour  lui. 

On  rencontrait  des  Galates  en  Syrie,  en  Egypte,  en 
Cappadoce,  dans  le  Pont  et  la  Bithynie.  Partout  ils  étaient 
vus  et  redoutés,  ces  fils  de  la  Gaule,  qui  avaient 
du  sang  germain  dans  les  veines.  Pyrrhus  «  au  visage 
terrible,  »  roi  d'Epire,  les  employait.  Ils  essayèrent  d'en- 

i.  Juitin.  lib.  XXV,  cap.  2. 


LE  GAULOIS  33 

lever  Sparte  d'assaut  :  deux  mille  Galates  se  firent  massa- 
crer pour  sauver  l'armée  royale.  Beaucoup  accompagnaient 
l'athlétique  Pyrrhus,  lorsqu'il  entra  dans  Argos,  où 
il  trouva  une  mort  si  prosaïque,  où  une  tuile  lancée 
par  quelque  vieille  femme  tua  le  meilleur  capitaine  de 
ce  temps. 

A  Carthage  surtout,  le  nombre  des  Galates  était  con- 
sidérable. Quoique  mal  vêtus  et  indisciplinés,  ils  exer- 
çaient une  grande  influence  dans  les  armées  de  cette  ré- 
publique. Un  Gaulois,  Autarite  %  dirigeait  la  révolte  des 
mercenaires,  la  «  guerre  inexpiable,  »  lutte  affreuse  qui 
dura  quatre  années.  Un  Gaulois,  encore,  poignarda  As- 
drubal,  gendre  d'Amilcar  Barca,  pour  venger  la  mort 
d'un  chef  lusitanien,  dont  il  était  l'esclave.  Les  hommes 
de  l'Occident  faisaient  maintenant  parler  d'eux  ;  ils  oc- 
cupaient leur  place  dans  l'histoire  ancienne,  et  toutes 
les  nations  comptaient  avec  la  puissance  de  leur  glaive. 

L'année  237,  pendant  laquelle  Carthage  avait  tremblé 
devant  les  mercenaires  dirigés  par  un  Gaulois,  fut  juste- 
ment celle  où  Rome  tourna  ses  armes  contre  les  Ligures 
et  les  Boïens;  car  Rome  aussi  avait  tremblé  devant  ces 
envahisseurs,  et  elle  en  voulait  finir  avec  les  fréquentes 
paniques  :  ne  se  mettait-elle  pas  en  état  de  défense,  toutes 
les  fois  qu'elle  soupçonnait  un  mouvement  chez  les  Bar- 
bares occidentaux  ! 

La  première  rencontre  réussit  aux  Romains,  qui  culbu- 
tèrent facilement  les  Boïens.  Mais  les  Ligures  tenaient 
plus  ferme  :  il  fallut  de  rudes  combats  pour  les  repousser 
au-delà  des  Apennins.  Un  jour  Flaminius  Népos,  tribun 
du  peuple,  proposa  de  distribuer  aux  Romains  les  terres 
qui,  en  283,  avaient  été  enlevées  aux  Sénonais  vaincus, 
et  qui  longeaient  les  frontières  des  Boïens.  Ceux-ci^  irri- 
tés, tentèrent  d'organiser  une  ligue  entre  tous  les  peuples 
de  l'Italie  septentrionale;  ils  demandèrent,  mais  vainement^ 
l'appui  des  Yénètes^  assez  peu  guerriers  de  leur  nature, 

L  Polyb.,  lib.  I,  cap.  77  et  78. 

I.  '  3 


3i  MEMOIRES  DU   FKUPL'li   FRAXÇAFS 

et  d'ailleurs  dévoués  aux  ennemis  des  Gaulois;  ils  cher- 
chèrent à  relever  le  courage  des  Ligures,  épuisés  par 
leurs  luttes,  et  s'adressèrent  aux  Cénomans  des  rives  du 
Pô,  qui,  par  malheur,  avaient  vendu  leur  alliance  à 
Rome,  soit  qu'ils  fussent  jaloux  des  Insubriens  et  des 
Boïens,  soit  qu'ils  craignissent  de  subir  le  joug  des  vain- 
queurs. Pour  exécuter  ce  vaste  projet,  les  Boïens  durent, 
alors,  appeler  à  leur  aide,  par  delà  les  monts,  des  Gaulois 
mercenaires,  les  Gésates,  qui  habitaient  le  côté  des  Alpes 
regardant  la  Gaule.  Les  Gésates,  hommes  de  taille  éle- 
vée *,  soldats  par  essence,  {Gaisde,  armé,  en  celtique), 
et  combattant  nus,  entrèrent  dans  la  ligue.  Le  pays  de 
Gex  est  une  trace  de  l'ancienne  tribu  des  Gésates  :  et, 
chose  remarquable,  les  habitants  de  ce  pays  ont  conservé 
jusqu'à  ces  derniers  temps  l'habitude  d'aller  combattre 
pour  l'étranger  2. 

Barbares  et  Romains  se  mesurèrent  encore  une  fois 
près  de  Clusium  (Chiusi),  où  les  derniers  perdirent  cin- 
quante mille  hommes.  0  terreur!  Les  Gaulois  étaient  à 
trois  journées  de  Rome  (225  avant  J.C.)  Cependant  des 
légions,  conduites  par  Atilius  Regulus,  et  revenant  de 
la  Sardaigne,  avaient  débarqué,  la  même  année,  près  du 
cap  Telamone  Yecchio,  en  Étrurie.  Elles  s'unirent  à 
l'armée  romaine  démoralisée,  et  la  renforcèrent,  pour 
s'opposer  à  la  marche  des  Barbares.  Cette  fois,  les  Ro- 
mains remportèrent  la  victoire.  Rome  fut  sauvée!  Deux 
ans  après,  C.  Flaminius,  avec  les  légions,  passa  le  Pô. 
Des  Anamans  l'y  aidèrent.  Ils  firent  une  guerre  offensive 
aux  Insubriens,  qui  avaient  pour  auxiliaires  trente  mille 
Gésates,  sous  la  conduite  de  leur  roi  Virdumar,  «  homme 
brave  et  grand  ».  Quelques  mois  de  lutte  suivirent.  Une 
nouvelle  victoire,  celle  de  l'Adda,  en  Lombardie,  la  prise 
de  Milan,  la  défaite  des  Gésates,  la  mort  de  Virdumar  tué 
par  le  consul  C.  Marcellus  près  de  Clastidium  (aujourd'hui 


4.  Polybius,  lib.  II,  cap.  30. 

2.  J.  Maissiat,  Jules-César  en  Gaule,  t.  I*^'",  p.  264,  en  note. 


LE  GAULOIS     .  35 

Casteggio),  assurèrent  aux  Romains  la  possession  appa- 
rente de  l'Italie  Gauloise. 

En  réalité,  malgré  leurs  échecs,  partout  les  Gaulois 
surgissaient  pour  effrayer  Rome.  Souvent.le  sénat  décla- 
rait ((  qu'il  y  avait  tumulte  »  c'est-à-dire  danger  de  la 
patrie  :  alors  nul  romain,  vieillard  ou  prêtre,  ne  pouvait 
revendiquer  la  dispense  du  service  militaire  * .  Ici,  les 
Gaulois  marchaient  seuls  ;  là,  on  les  retrouvait  dans  les 
rangs  des  Carthaginois  ;  ou  hien  l'Asie-Mineure  souffrait 
de  leurs  brigandages. 

A  Cannes  (216),  dans  la  terre  de  Bari,  quatre  mille 
d'entre  eux  périrent,  et  jonchèrent,  avec  cinquante  mille 
cadavres  de  Romains,  ce  champ  de  bataille  auquel  les 
Napolitains  donnent  encore  le  nom  de  Campo-di-Sangue^ 
le  champ  du  sang.  En  cette  journée,  si  néfaste  pour 
Rome,  la  présence  des  Gaulois  avait  contribué  au  succès 
d'Annibal,  comme  sur  les  bords  du  lac  de  Trasimène  (217) 
et  de  la  Trébie  (218).  Ivres  de  vengeance,  les  Romains  se 
jetèrent  sur  les  Cisalpins.  Mais  ceux-ci  prirent  les  de- 
vants, se  soulevèrent  en  masse,  s'emparèrent  de  Plai- 
sance, attaquèrent  Crémone,  et  ne  s'arrêtèrent  qu'en 
face  du  préteur  L.  Furius,  après  avoir  perdu  trente  cinq 
mille  soldats  (196.)  Pendant  trois  jours,  Rome  rendit  des 
actions  de  grâces  aux  Dieux,  pour  les  remercier  d'avoir 
échappé  à  de  si  grands  périls. 

Sans  se  décourager,  d  ailleurs,  les  Boïens  continuèrent 
la  guerre,  tuèrent  à  leur  tour,  l'année  suivante,  six  mille 
hommes  aux  Romains,  usèrent  de  toutes  leurs  ressources, 
mais  furent  ébranlés  par  la  défection  des  Cénomans  dans 
un  combat  décisif,  et  vaincus,  lors  d'une  seconde  défaite, 
qui  leur  coûta  quarante  mille  soldats,  la  ville  de  Côme, 
vingt-huit  châteaux  forts,  un  grand  nombre  de  drapeaux 
et  de  chariots,  et  une  montagne  de  colliers  d'or,  dont  un 
spécimen  fut  offert  à  Jupiter  Capitolin. 


4.  Appianus,  de  Bello  civili,  lib.  11;  Cicero,  Pro  Fonteïo;  Tit.   Movimsen, 
Hisl.  romaine,  liv.  11.  chap.  4,  inS,  Leips ici: ,  1854.  Trad.  Alexanfire. 


30  MÉMOIRES   DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Cette  guerre  s'était  traînée  plus  d'un  quart  de  siècle, 
quand  les  Insubriens  demandèrent  la  paix  à  Rome.  Il 
ne  fut  plus  question  d'eux  dans  l'histoire.  Les  Boïens, 
indomptables,  même  dans  leurs  revers,  et  imitant  la  té- 
nacité des  Carthaginois,  leurs  alliés,  aimèrent  mieux  quit- 
ter leur  patrie  que  de  traiter  avec  les  Romains.  Ils  se  ré- 
fugièrent au  confluent  du  Danube  et  de  la  Save,  à  Belgrade 
sans  doute,  pour  vivre  indépendants.  Le  pays  qu'ils 
habitèrent  reçut  le  nom  de  Bohême,  —  BoienheÀm^  de- 
meure des  Boïens,  en  langue  germanique  ;  et,  plus  tard, 
ils  s'établirent  dans  la  Bavière,  — Boaria^  Boiaria. 

Tel  fut  le  sort  des  Gaulois  qui  avaient  envahi  le  nord 
de  l'Italie.  Leur  territoire,  réuni  à  la  république  romaine, 
devint  la  Provmce  gauloise  cisalpine  ou  citéineure,  et, 
longtemps  après,  la  Gaule  logée ^  quand  la  toge  des  con- 
quérants y  eut  remplacé  la  braie  et  la  saie  nationales  *. 
Rome  n'avait  pas  pardonné  aux  Boïens  ni  aux  Insubriens 
ses  terreurs  et  ses  jours  de  défaite  ;  elle  accabla  aussi  les 
Galates  de  l' Asie-Mineure,  que  le  consul  Cnéius  Manlius 
chassa  de  la  Phrygie  (189).  Enfin,  —  dernier  revers,  —  la 
tribu  des  Scordisques,  d'origine  gauloise,  établie  sur  les 
bords  du  Danube,  fut  taillée  en  pièces  par  les  Romains 
(113),  si  complètement  qu'on  les  connaissait  à  peine  du 
temps  de  Strabon.  Ces  Scordisques  immolaient,  dit-on, 
des  victimes  humaines,  et  buvaient  dans  les  crânes  des 
vaincus ,  qu'ils  faisaient  brûler  ou  étouffer  par  la 
fumée. 

Les  paniques  nombreuses  de  la  république  romaine, 
effarée  au  seul  nom  d'émigrations  galliques,  l'avaient 
portée  à  vouloir  exercer  des  représailles  dans  le  sein  de 
la  Gaule  propre,  et  à  passer  les  Alpes.  Elle  attendait  pa- 
tiemment l'occasion  propice,  qui  se  présenta  par  suite  des 
relations  existantes  entre  Rome  et  Marseille,  où  naguère 
une  souscription  avait  été  ouverte  pour  les  Romains  in- 
cendiés, après  la  prise  de  leur  ville  par  les  Gaulois  (364 

1.  Ameàiiè  Thiennj,  Histoire  des  Gaulois,  liv.  IIl,  cliap.  3. 


LE  GAULOIS  37 

ans  avant  J.C.).  Rome,  par  réciprocité,  avait  accordé  aux 
négociants  de  Marseille  les  plus  grandes  facilités  commer- 
ciales, et  une  tribune  d'honneur,  la  Grœcostasis^  leur  était 
réservée  dans  le  forum,  près  de  celle  des  sénateurs, 
lorsqu'on  célébrait  les  Grands  Jeux  *.  Un  jour,  les  Mar- 
seillais appelèrent  les  Romains  à  leur  aide,  pour  attaquer 
ensemble  des  peuplades  qu'ils  haïssaient.  Tout  à  coup, 
ces  belliqueux  alliés  vainquirent  les  Yocontiens  (Dau- 
phiné,  Comtat  Yenaissin)  ;  et,  agissant  pour  le  compte 
de  Marseille,  à  laquelle  échut  le  territoire  conquis,  ils 
triomphèrent  des  Salyens,  peuple  qui  s'étendait  le  long 
du  Rhône,  depuis  la  Durance  jusqu'à  la  mer.  Pour  leur 
propre  compte,  les  Romains  fondèrent,  en  124,  avec 
beaucoup  de  solennité,  un  poste  près  d'Aix,  sur  la  petite 
rivière  d'Arc.  Aquœ  Sextiœ  fut  leur  première  colonie  de 
ce  côté-ci  des  Alpes,  un  observatoire,  pour  ainsi  dire, 
d'où  ils  purent  surveiller  les  Marseillais,  qui  cherchaient 
à  devenir  une  puissance  territoriale  ;  d'où  ils  purent  jeter 
sur  leurs  voisins  des  regards  de  convoitise,  choisir  des 
prétextes  à  conquêtes,  et  pénétrer  plus  avant  dans  la 
Gaule  Transalpine. 

N'oublions  pas  que  les  Eduens,  les  Allobroges  et  les  x\r- 
vernes  occupaient  le  territoire  entourant  Marseille.  Les 
Eduens  ne  s'opposèrent  pas  à  l'invasion  romaine  qui  s'é- 
tendait entre  les  Pyrénées,  les  Cévennes,  le  Rhône  et  les 
Alpes,  et  avait  abouti  à  la  fondation  de  Narbonne,  Narbo, 
ville  dont  le  surnom  de  Mariais^  date  seulement  du  jour 
où  elle  reçut  une  garnison  de  vétérans  appartenant  à  la 
légion  Martia,  vers  117  avant  Jésus-Christ.  Narbonne, 
dès  son  origine,  posséda  un  des  comptoirs  les  plus  con- 
sidérables de  la  Gaule,  juste  punition  de  la  perfidie  des 
Marseillais,  presque  étrangers  à  la  race  gauloise,  et  cou- 
pables d'avoir  introduit  les  Romains  dans  le  midi. 

Par  l'entremise  des  Marseillais,  les  Eduens,  ayant 
obtenu  le  titre  d'  a  amis  et  alliés  ))du  peuple  romain,  fa- 

1.  Th.  Mommsen,  Histoire  romaine,  liv.  Il,  chap.  7. 


38  MÉMOIRES   DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

cilitèrent  aux  armées  d'Italie  l'entrée  dans  la  Gaule  cen- 
trale. En  effet,  vainement  les  Allobroges  et  les  Arvernes, 
par  esprit  de  nation,  s'étaient  ligués  contre  les  nou- 
veaux venus  :  force  resta  aux  Romains,  qui  ne  cessèrent 
d'avancer. 

Les  Allobroges,  d'abord,  furent  complètement  vaincus, 
à  la  grande  joie  des  Éduens  jaloux.  Les  Arvernes,  ensuite, 
sous  la  conduite  de  leur  brillant  et 'vaniteux  chef  Bituit, 
furent  battus  à  diverses  reprises,  non  loin  du  Rhône. 
D'autres  pays,  celui  des  Séquanes  dans  le  Jura,  celui  des 
Venètes  (en  kymrique  givijnede^  les  blancs,  les  beaux), 
sur  la  côte  armorike,  celui  des  Morins,  au  territoire  de 
Thérouanne  dans  les  marais  [moeren^  marais,  en  langue 
flamande),  avaient  conservé  encore  leur  indépendance.  On 
peut  croire,  même,  que  les  Venètes,  maîtres  du  commerce 
de  la  Bretagne,  avaient  su  tout  disposer  pour  empêcher  les 
Romains  de  passer  dans  l'île  d'Altion,  et  que  César  alla 
plus  tard  en  leur  pays  pour  ruiner  leur  force  maritime  *, 
et  les  punir  de  s'être  opposés  aux  conquêtes  romaines,  car, 
après  son  expédition,  il  n'y  eut  plus  de  marine  gauloise. 

Diviser  pour  subjuguer  !  Cette  devise,  les  futurs  domi- 
nateurs du  monde  l'appliquaient  à  la  Gaule  avec  habileté  ; 
mais  un  long  temps  se  serait  peut-être  écoulé  encore 
avant  leur  triomphe,  si  ce  flux  et  reflux  des  migrations 
et  des  invasions  qui  se  produisaient  périodiquement  sur 
le  sol  gaulois  n'eussent  fourni  aux  Romains  de  nou- 
veaux prétextes  de  guerre,  en  leur  offrant  une  occa- 
sion de  plus  en  plus  favorable  pour  assouvir  leur  am- 
bition. 

Vers  le  commencement  du  dernier  siècle  de  l'ère 
païenne,  eut  lieu  une  seconde  invasion  de  Cimbres  ou 
Kymris,  mélangés  de  Teutons  et  d' Ambrons.  Le  Romain 
Marius  défit  les  iVmbro-Teutons,  près  d'Aix,  sur  l'Arc, 
dans  un  endroit  appelé  le  Champ-pourri  (aujourdhui  vil- 
lage de   Pourrières)^  rappelant  par  sou  nom  la  putréfac- 

i.  Strabo,  Hb.  IV,  chap.  4. 


LE  GAULOIS  39 

tion  des  cadavres  des  barbares.  Aussitôt,  les  habitants 
de  ces  plaines  s'imaginèrent  d'enclore  leurs  vignes  avec 
des  haies  faites  d'ossements  humains,  et  la  décomposi- 
tion des  corps  s'infiltra  si  profondément  dans  la  terre 
que,  l'été  suivant,  les  arbres  produisirent  une  incroyable 
quantité  de  fleurs  et  de  fruits  *.  L'exagération  même  des 
récits  prouve  l'effet  de  ce  terrible  choc  sur  les  contempo- 
rains et  leurs  descendants.  On  éleva  un  Temple  à  la  Vic- 
toire sur  le  lieu  où  les  Romains  avaient  campé  :  les  po- 
pulations y  accomplirent  leurs  sacrifices  ;  et,  plus  tard, 
ce  temple  devint  l'Eglise  de  Sainte-Victoire,  où  abon- 
dèrent les  pèlerins  chrétiens. 

Marins  écrasa  ensuite  les  Cimbres  dans  les  champs 
Raudiens  près  de  Verceil  (30  juillet  101  avant  J.C.). 
Rome  reconnaissante  lui  accorda  des  honneurs  presque 
divins,  parce  qu'il  avait  sauvé  la  civilisation,  et  mérité 
le  surnom  de  a  troisième  Romulus,  »  comme  autrefois 
Camille  avait  été  le  second  fondateur  de  Rome,  par  lui 
victorieusement  défendue  contre  les  Gaulois. 

L'invasion  des  Kymro-Ambro-Teutons  ensanglanta  et 
affaiblit  la  Gaule;  elle  donna  beaucoup  de  force  aux  Ro- 
mains contre  l'indépendance  gauloise.  Elle  éveilla  l'atten- 
tion des  peuplades  germaniques  sur  cette  contrée,  où, 
dans  le  midi,  les  troubles  renaissaient  sans  cesse  contre 
Rome  et  les  Marseillais,  leurs  amis.  Les  Suèves,  princi- 
palement, cherchaient  le  bon  moment  pour  passer  le 
Rhin  et  pénétrer  chez  les  Gaulois  du  nord.  C'était  la 
contre-partie  du  jeu  que  les  Romains  avaient  joué  na- 
guère. A  cette  époque,  les  Séquanes,  opprimés  par  les 
Éduens,  s'efforcèrent  de  contre-balancer  la  ligue  que  ceux- 
ci  avaient  formée  avec  Rome,  en  s'alliant  avec  Ariovist, 
chef  de  plusieurs  tribus  suéviques.  Mais  ils  prenaient 
assez  imprudemment  ce  Germain  à  leur  solde.  Ariovist, 
avec  quinze  mille  guerriers,  s'empressa  d'entrer  en  Gaule, 
et  livra  deux  batailles  aux  Éduens,  qu'il  ruina;   puis, 

1.  Platarch.  In  xMario. 


40  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

abusant  du  succès,  il  s'adjugea  le  tiers  du  territoire  des 
Séquanes,  ses  alliés,  exigea  d'eux  des  otages  et  créa  une 
puissance  rivale  de  l'Italie.  Il  comptait  cent  vingt  mille 
soldats  * . 

La  Gaule  craignit  de  devenir  germaine,  et  la  peur  d'un 
mal  la  conduisit  dans  un  pire  :  elle  s'adressa  d'une  com- 
mune voix  à  la  République.  Les  Séquanes  et  les  Éduens 
s'étaient  réconciliés  en  cette  circonstance,  quand,  d'un 
autre  côté,  les  Helvètes  s'apprêtaient  à  quitter  leur  pays 
d'âpres  montagnes,  pour  aller  se  fixer  chez  les  Santons, 
peuple  de  la  Saintonge,  habitant  le  littoral  de  l'Océan, 
entre  Fembouchure  de  la  Charente  et  celle  de  la  Garonne. 
Orgétorix,  un  de  leurs  chefs  les  plus  influents,  les  avait 
excités  à  fuir  le  voisinage  incommode  des  Germains,  doiit 
les  incursions  étaient  perpétuelles,  et  à  chercher  ailleurs 
un  théâtre  plus  vaste  pour  guerroyer  et  acquérir  de  la 
gloire.  Une  véritable  invasion  venant  de  l'est  dans  l'ouest, 
et  une  agitation  intérieure,  tout  ensemble,  menaçaient 
donc  la  Gaule.  La  mort  d'Orgétorix  n'empêcha  pas  les 
tribus  helvétiques  de  se  préparer  aux  déplacements  pro- 
jetés, en  s'associant  à  diverses  peuplades,  surtout  aux 
derniers  de  ces  Boïens  qui  avaient  naguère  si  vaillam- 
ment défendu  la  Cisalpine  contre  les  Romains.  En  mars 
S9,  quatre  vingt  douze  mille  guerriers  étaient  réunis  sur 
les  rives  du  lac  Léman,  pour  accomplir  la  grande  entre- 
prise :  trois  cent-soixante-huit  mille  têtes  les  devaient 
suivre. 


Mais  un  événement  à  jamais  mémorable  anéantit  bien 
des  projets.  César  arrive  à  Genève  (58).  Il  a  pour  mission 
de  gouverner  la  Province  romaine  pendant  cinq  ans.  il 
prend  aussitôt  les  mesures  les  plus  énergiques  contre  les 

i.  Ccmr,  De  Bello  Gall.,  lib.  I,  cap.  31. 


LE  GAULOIS  41 

Helvètes,  qui  déjà  n'avaient  pu  obtenir  passage  sur  le  ter- 
ritoire des  Éduens  et  des  Séquanes.  Il  rompt  le  pont  du 
Rhône,  au  moyen  duquel  ces  émigrants  en  masse  voulaient 
sortir  de  leurs  montagnes  avec  l'assentiment  des  AUo- 
broges  ;  il  échelonne  des  troupes  nombreuses  autour  du 
Jura.  Les  Helvètes,  effrayés  par  les  actes  de  César,  lui 
envoient  demander  ce  à  traverser  la  Province.  »  11  refuse. 
L'entrée  de  la  province  ne  peut  être  permise  à  des  étran- 
gers,! répond-il.  Bientôt,  il  bat  les  Tigurins,  amis  des 
Helvètes,  sur  les  bords  de  la  Saône  ;  puis  il  accable  les 
Helvètes  eux-mêmes,  dont  cent  seize  mille  têtes,  seule- 
ment, femmes  et  enfants,  retournent  dans  leurs  villages. 
Heureux  dès  son  début,  il  acquiert  une  immense  réputa- 
tion militaire.  Les  Gaulois  du  centre,  les  Séquanes  entre 
autres,  tyrannisés  par  le  suève  Ariovist,  envoient  des 
députés  vers  le  consul  romain.  Divitiac,  chef  de  la  dépu- 
tation,  obtient  de  César  qu'il  marche  contre  Ariovist. 
Alors,  une  lutte  acharnée  a  lieu  entre  le  Romain  et  le 
Suève,  qui  se  disputent  le  pays.  Ariovist  prétend  que  la 
Gaule  centrale  «  est  sa  Province,  »  à  lui,  comme  la  Gaule 
méridionale  «  est  la  Province  »  de  César  *.  De  son  côté. 
César  insulte  son  antagoniste,  et  tout  arrangement  de- 
vient impossible.  LesSuèves,  culbutés,  prennent  la  fuite, 
regagnent  leurs  forêts  ;  Ariovist  passe  le  Rhin  sur  quel- 
ques barques  avec  un  petit  nombre  des  siens,  et  va  en 
Germanie  mourir  des  suites  de  ses  blessures  ou  de  sa 
défaite. 

Pour  la  seconde  fois,  César  est  salué  par  les  Gaulois 
du  titre  de  sauveur.  Il  profite  de  ce  moment  d'ivresse  irré- 
fléchie, ne  repart  point  pour  l'Italie  avec  les  légions,  lève 
des  contributions  partout,  ramasse  le  plus  de  vivres  pos- 
sible, garde  les  otages  qu'on  lui  avait  envoyés  au  com- 
mencement de  la  guerre,  et,  organisant  ses  Romains  sur 
le  territoire  des  Séquanes,  se  met  à  la  place  des  Suèves 
vaincus.  La  Gaule  centrale  a  changé  de  maître.  Satisfaite 

i.  Cœsar,  De  Bello  GalL,  lib.  I,  cap.  44, 


42  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

d'abord  des  succès  de  César,  elle  ne  tarde  pas  à  en  redou- 
ter les  résultats  et  à  les  maudire.  Les  Belges,  craignant 
pour  leur  pays,  vont  reprendre  les  armes,  et  César  accom- 
plit sa  première  cfimpagne  contre  les  Gaulois  (57),  en  ex- 
ploitant une  défection  des  Rêmes  en  sa  faveur. 

Les  soumissions  sont  promptes  et  successives.  Kn  etlet, 
après  avoir  battu  et  effrayé  les  Belges,  le  proconsul  s'a- 
vance dans  le  Soissonnais,  attaque  vigoureusement  Noyon 
(Noviodunum).  Les  Soissonnais  s'inclinent  devant  lui.  il 
attaque  Bratuspantium  (Beau vais  ou  Bratepense,  à  huit 
kilomètres  de  Breteuil),  principale  place  des  Bellovakes, 
dont  les  habitants  entrent  en  composition,  et  livrent  six 
cents  otages.  Les  Ambiens  (Amiénois)  subissent  le  joug, 
sans  avoir  même  la  pensée  de  combattre  ;  les  Nerviens 
(Flandre),  au  contraire,  aidés  des   Yéromandues  (Yer- 
mandois),  des  Atrébates  (diocèse  d'Arras),  des  Aduatikes, 
riverains  de  la  Sambre  et  de  la  Meuse,  et  conduits  par 
un  chef  habile  nommé  Boduognat,  «  fils  de  la  Victoire  », 
résistent  opiniâtrement.  La  forteresse  d'Aduat,  une  des 
meilleures  de  la  Belgique,  investie  de  toutes  parts,  capi- 
tule néanmoins  avec  les  honneurs  de  la  guerre;  mais  bien- 
tôt, les  habitants  ayant  trompé  César  et  repris  les  armes, 
le   vainqueur  irrrité  fait  vendre  à  l'encan  le  butin  et 
soixante-trois  mille  têtes  K  Pendant  ce  temps,  P.  Cras- 
sus,  un  de  ses  lieutenants,  commandant  la  septième  légion 
romaine,  parcourt  l'Armorike  du  nord-ouest  (Bretagne), 
ne  rencontre  aucun  obstacle  à  sa  promenade  militaire,  et 
se  figure  avoir  soumis  ce  pays.  Mais  le  proconsul,  moins 
confiant,  a  soin  de  distribuer  sept  légions  sur  la  rive 
droite  de  la  Loire,  afin  de  surveiller  l'Armorike  (57). 

La  deuxième  campagne  de. Gaule  s'ouvre  après  l'hiver 
de  57-56.  Elle  comprend  l'expédition  de  Servius  Galba, 
autre  lieutenant  de  César,  dans  les  tribus  pennines,  entre 
la  crête  des  Alpes  et  le  Rhône  ;  —  la  lutte  du  proconsul 
avec  les  Yénètes,  vaincus  dans  un  combat  naval,  et  en- 

1.  CcPiW,  De  Bell.  Cal!,,  lib.  II,  cap.  33;  Dio  Gass.,  lib.  XXXIX,  cap.  4. 


LE  GAULOIS  43 

traînant  avec  leur  défaite  la  réduction  de  toutes  les  villes 
maritimes  de  l'ouest  ;  —  la  marche  de  Crassus  en  Aqui- 
taine, où  une  foule  de  petits  peuples  sont  successivement 
accahlés  :  les  Tarhelles,  dont  le  territoire  contient  les 
Landes,  la  lerre  de  Labour  et  le  Béam:  les  Bigerrions, 
habitants  des  bords  de  l'Adour  supérieur,  c'est-à-dire  le 
Bigorre  ;  les  Précians  (probablement  encore  une  portion 
du  Béam)  ;  les  Sotiates  (peuple  de  Lectoure)  ;  les  Vocates 
(parties  du  Bazadais  en  Gascogne)  ;  LesTarusates  (peuple 
gascon)  ;  les  Elusates,  dans  l'Armagnac  ;  les  Garites 
(comté  de  Gaure)  ;  les  Ausks  (peuple  d' Auch)  ;  les  Ga- 
rumnes  (territoire  de  Valence,  d'Agen  et  de  Montré] eau), 
établis  sur  la  rive  gauche  de  la  Garonne,  près  des  sources  ; 
les  Sibuzates  (gens  de  Sobusse,  entre  Dax  et  Bayonne)  ; 
les  Cocosates  (Marensim,  à  huit  lieues  de  Dax).  La  vic- 
toire va  vite,  du  côté  de  l'Océan  ;  plus  vite  encore  sur  le 
littoral  belgique,  où  César  se  charge  de  subjuguer  les 
Morins  et  les  Ménapes  restés  en  armes. 

Dans  la  troisième  campagne,  il  bat  lui-même  aussi  les 
Thenctères  et  les  Usipètes,  peuples-  de  la  Germanie  qui 
avaient  passé  le  Rhin  (S5)  ;  puis  il  envahit  la  Grande- 
Bretagne  (d4),  l'île  sacrée  des  Druides,  dont  l'existence 
est  encore  en  question  pour  ses  contemporains.  De  graves 
événements  le  rappellent  sur  le  continent  et  l'empêchent 
de  partir  pour  l'Italie,  et  d^  jouir  de  sa  gloire,  car,  à 
Rome,  ses  exploits  paraissent  fabuleux. 

Au  moment  où  César  va  repasser  les  Alpes,  la  qua- 
trième campagne  commence  :  les  Carnutes,  auxquels  il 
avait  imposé  un  roi  de  son  choix,  se  révoltent  et  tuent 
Tasget,  vendu  aux  Romains.  Dans  le  nord,  une  révolte 
encore  plus  grave  a  éclaté,  sur  le  Rhin  et  la  Meuse.  Am- 
biorix  et  Cativolke,  chefs  des  Éburons,  conspirent  avec 
Indutiomar,  chef  des  Trévires.  Ils  attendront  que  César 
ait  quitté  la  Gaule,  et  profiteront  de  la  dispersion  des 
diverses  légions  dans  leurs  quartiers,  pour  assaillir  ces 
étrangers  abhorrés.  Malheureusement,  les  Carnutes  hâ- 
tent l'explosion  par  leur  impatience,  et  César  ne  passe 


i4  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

pas  les  Alpes.  Il  apprend  que  son  lieutenant,  Q.  Titurius 
Sabinus,  a  été  défait  et  massacré  par  les  Éburons;  que  Q. 
Cicéron,  commandant  une  légion,  a  été  surpris  dans  son 
camp  par  les  Nerviens,  résolus  à  imiter  les  Éburons  ;  que 
T.  Labienus,  commandant  une  autre  légion,  sur  la  fron- 
tière des  Trévires,  est  réduit  à  une  attitude  défensive  ; 
enfin  qu'un  soulèvement  presque  général  s'est  effectué 
parmi  les  nations  gauloises  du  nord.  Il  jure  de  ne  plus 
couper  sa  barbe  ni  ses  cbeveux  avant  d'avoir  vengé  les 
Romains  \  arrive  à  grandes  journées  sur  les  limites  ner- 
viennes,  triomphe  des  Gaulois,  délivre  Cicéron,  et,  du 
même  coup,  rend  l'offensive  à  Labienus,  qui  désorganise 
l'armée  des  Trévires  après  la  mort  d'Indutiomar. 

Mais  les  Gaulois  n'ont  pas  déposé  les  armes.  Ne  per- 
dant pas  de  temps,  César  se  prépare  à  entrer  pour  la 
cinquième  fois  en  campagne,  et  il  est  bien  décidé  à  traiter 
durement  les  vaincus.  Il  veut  châtier  les  Sénonais,  les 
Carnutes  et  les  Trévires,  qui  n'ont  point  envoyé  de  dépu- 
tés à  l'assemblée  générale  annuelle  des  cités  (.^)3)  ;  il  re- 
quiert l'aide  des  nations  qui  s'y  sont  fait  représenter. 
Acco,  fauteur  de  tous  les  mouvements  insurrectionnels, 
des  Sénonais,  doit  périr  du  dernier  supplice.  César  taille 
en  pièces  les  Ménapes  et  les  Trévires  près  du  Rhin,  et  se 
montre  impitoyable  envers  les  Eburons,  les  traite  comme 
((  une  race  scélérate,  »  ^  parce  qu'ils  préfèrent  la  mort  à 
l'esclavage,  les  livre  à  un  pillage  général,  et  les  met  à  la 
merci  de  tous.  Peu  importe  au  proconsul  ce  que  Rome 
pensera  de  sa  conduite,  au  point  de  vue  de  l'humanité.  Il 
lui  faut,  avant  tout,  le  renom  de  conquérant;  il  veut 
«  passer  le  Rubicon  »  en  laissant  "derrière  lui  un  peuple 
décimé.  Le  grand  capitaine  rapine,  amasse  des  richesses, 
assez  pour  pouvoir  acheter  les  consciences  et  se  faire  des 
créatures  à  Rome,  où  l'anarchie  est  complète.  Ses  exac- 
tions en  Gaule  lui  permettront  d'assouvir  la  cupidité  des 


1.  Suelon,}\i\.  Cœs.,  cap.  67. 

2.  Cœsar,  De  Bell.  Gall,,  lib.  VI,  cap.  34. 


LE  GAULOIS  4o 

amis  qui  ont  obtenu  pour  lui  la  faveur  de  prolonger  son 
séjour  dans  la  Province,  et  d\y  exercer  encore  pendant 
cinq  années  le  suprême  commandeiçient. 

Les  luttes  quotidiennes  et  sanglantes  qui  troublaient 
Rome,  luttes  dont  César  profitait  en  ambitieux  consommé, 
très-habile  dans  l'art  de  l'hypocrisie,  dit  Appien,  détermi- 
nèrent une  puissante  insurrection  gauloise,  au  commen- 
cement de  S2.  Tous  les  peuples  se  retirèrent  au  fond  des 
bois.  Une  ligue  immense  des  cités  se  forma,  Genabum 
(Orléans)  en  tête.  Le  généralissime  fut  un  jeune  Arverne, 
connu  sous  le  nom  de  Yercingétorix,  c'est-à-dire  «  grand 
chef  de  cent  têtes,  »  beau  type  physique  à  la  chevelure 
bouclée  (médaille  de  la  Bibliothèque  impériale),  déjà  re- 
marquable par  des  qualités  brillantes  et  des  vertus  éprou- 
vées. 11  effaçait,  à  force  de  mérites,  les  torts  de  son  père 
Celtill,  qui  avait  conspiré  contre  la  liberté  des  Arvernes, 
et  était  mort  sur  un  bûcher.  Vainement  César  avait  cher- 
ché à  s'attacher  Yercingétorix,  qu'il  appelait  (c  son  ami  », 
et  auquel  il  affectait  de  réserver  le  pouvoir  souverain,  ga- 
ranti par  Rome.  Le  fils  de  Celtill  redoutait  les  pièges  de 
l'orgueil,  et  le  peuple  arverne  l'idolâtrait,  autant  pour 
sa  grâce  que  pour  son  courage.  Yercingétorix  nourris- 
sait, dans  ses  montagnes,  la  pensée  d'arracher  ses  com- 
patriotes au  joug  des  Romains.  Avec  quelle  ardeur,  adop- 
tant le  mouvement  de  Genabum,  il  proclama  l'indépen- 
dance gauloise  dans  Gergovie  ! 

IN^ous  touchons  à  un  des  épisodes  les  plus  marquants 
dans  la  vie  de  César.  Sa  sixième  campagne  dura  un  an  à 
peine  ;  mais  ce  court  espace  de  temps  lui  suffit,  avec  le 
secours  de  son  audace  et  de  sa  fortune,  pour  entrer  dans 
Yellaudunum,  ville  des  Sénonais  (Beaune  en  Gâtinais), 
pour  prendre  Orléans  la  rebelle,  pour  forcer  Noviodu- 
num  (Nouan-le-Fuzelier,  ouNeuvi-sur-Baraujon),  ville  des 
Bituriges,  et  pour  s'emparer  d'Avaricum  (Bourges),  après 
de  vigoureux  efforts.  Combien  d'autres  cités  il  assiéga, 
sans  succès  ou  en  achetant  chèrement  la  victoire,  par 
exemple    Cabillonum   (Chalon-sur-Saône),    Gergovie    et 


4(1  MÉMOIHÉS  DU   PEUPLH:   FKANÇAIS 

Alesia  sur  le  territoire  Éduen  !  Les  Bituriges  avaient  eux- 
mêmes  incendié  leur  ville.  Alesia,  surtout,  nous  rap- 
pelle que  le  noble  Vercingétorix  n'échappait  pas  aux 
calomnies  de  ceux  qu'il  défendait.  Le  parti  national 
marchait  avec  lui;  mais  le  parti  romain,  formé  des  créa- 
tures de  César  et  ayant  à  sa  tête  l'oncle  de  Vercingétorix, 
ne  devait  reculer  devant  aucun  moyen  pour  perdre  le  jeune 
homme  sous  le  commandement  de  qui  toute  la  Gaule  s'était 
placée.  Le  fils  de  Celtill,  mal  servi  par  les  événements 
dès  le  début  de  la  lutte,  forcé  d'abandonner  son  camp  et 
d'éloigner  une  partie  de  ses  troupes,  faillit  succomber 
sous  les  accusations  les  plus  terribles.  On  lui  reprochait 
ses  anciennes  relations  avec  César,  son  ambition  person- 
nelle, et,  pour  comble,  ses  trahisons.  Vercingétorix  avait 
triomphé  de  ses  accusateurs,  et  reçu  de  tous  ses  guerriers 
les  hommages  qui  s'adressent  au  fidèle  patriote,  au  gé- 
néral habile. 

Malgré  ses  talents  militaires,  la  noblesse  et  l'énergie  de 
sa  conduite,  le  héros  des  Arvernes,  champion  de  l'indé- 
pendance commune,  ne  put  attacher  à  lui  la  fortune  des 
armes.  Son  génie  enthousiaste  céda  au  génie  profond  et  ex- 
périmenté de  César.  Après  sa  défaite  sous  les  murs  d' Ale- 
sia, en  52,  Vercingétorix,  épuisé  par  la  lutte,  désespéré, 
sans  refuge,  finit  par  se  livrer  au  vainqueur,  qui  le  fit 
garrotter  et  conduire  à  Rome .  Le  Gaulois  y  resta  six  ans 
plongé  dans  un  cachot,  pour  expier  le  crime  d'avoir  dé- 
fendu sa  patrie  contre  l'étranger.  Puis,  le  jour  où  son  ad- 
versaire eut  les  honneurs  du  triomphe,  Vercingétorix 
figura  dans  le  cortège,  et  expira  aussitôt  après  sous  la 
hache  du  bourreau,  pour  montrer  sans  doute  combien 
il  y  avait  de  faiblesses  et  de  grandeurs  mêlées  dans  le  ca- 
ractère de  César!  L'histoire  peut  aussi  faire  un  rappro- 
chement curieux:  on  vit  l'image  de  Marseille  captive, 
traînée  devant  le  char  du  triomphateur.  Marseille  était 
assez  mal  récompensée  de  ses  complaisances  pour 
Rome. 

Quoique  éprouvant  des  revers  continuels,  les  Gaulois 


t 


LE  GAULOIS  47 

ne  se  tenaient  pas  pour  a  soumis.  »  Loin  de  perdre  cou- 
rage, ils  organisèrent  encore  une  ligue.  De  nombreux 
chefs  parurent,  anciens  qui  n  avaient  pas  brise  leur  glaive, 
ou  nouveaux  qui  brûlaient  de  le  tirer,  pour  reprendre  et 
peut-être  achever  l'œuvre  commencée  par  Vercingétorix, 
héros-martyr,  leur  ami  ou  leur  modèle.  Dans  sa  septième 
campagne,  en  l'espace  d'une  année  (51),  César  eut  à  com- 
battre Comm  l'Atrébate  et  Ambiorix  l'Éburon  ;  le  Cadurke 
Luctère,  qui  avait  été  le  compagnon  du  fils  de  Celtill; 
Dumnac,  chef  des  Andes,  au  territoire  d'Angers;  Gutruat, 
chef  des  Carnutes;  Corée,  chef  des  Bellovakes,  au  centre 
de  la  Belgique;  Drappès,  chef  des  Sénonais,  haï  des  Ro- 
mains, parce  que,  dans  la  campagne  précédente,  il  avait 
fait  une  guerre  de  partisans. 

Un  beau  plan  de  défense  avait  été  adopté  par  tous  ces 
émules  de  Vercingétorix,  poursuivis  par  le  malheur.  César 
ravagea  le  territoire  des  Bituriges  et  des  Carnutes  ;  il  dé- 
fît les  Bellovakes,  dont  le  chef  Corée  mourut  en  héros. 
La  désunion  ne  tarda  pas  à  se  mettre  dans  les  rangs  des 
Gaulois  ligués,  et,  comme  on  proposait  d'envoyer  aux 
Romains  des  députés  et  des  otages,  Comm  l'Atrébate,  in- 
digné, s'exila  volontairement,  passa  en  Germanie,  sans 
vouloir  éprouver  la  clémence  de  César.  Ambiorix  eut  la 
douleur  de  voir  les  Éburons  anéantis  ;  Dumnac,  après  la 
défaite  des  Andes,  fuyant  de  forêts  en  forêts,  chercha  un 
abri  dans  les  recoins  les  plus  profonds  de  l'Armorike.  Les 
Carnutes  capitulèrent,  et  Gutruat  fut,  par  l'ordre  de  César, 
battu  de  verges,  jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuivît.  Drappès, 
prisonnier  des  Romains,  se  laissa  mourir  de  faim;  Luc- 
tère fut  livré  à  ceux-ci  par  un  traître,  par  l'Arverne  Epa- 
snact.  Enfin,  pendant  que  César  passait  l'hiver  à  Nemeto- 
cenna  (Arras),  Comm,  désespérant  sans  doute  de  tenir 
la  campagne,  traqué  d'ailleurs  par  des  troupes  romaines, 
errant,  pressé  par  la  misère,  mit  bas  les  armes  et  conclut 
la  paix  par  intermédiaires,  car  il  ne  voulait  pas  se  trou- 
ver face  à  face  avec  l'ennemi,  autrement  que  pour  com- 
battre. 


48  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Ainsi  disparurent  ces  hommes  fortement  trempés,  der- 
niers défenseurs  de  l'indépendance  ;  ainsi  finit  la  septième 
campagne,  pendant  laquelle  César  asservit  définitivement 
la  Gaule  en  acquérant  beaucoup  de  gloire  militaire,  mais 
en  comblant  la  mesure  de  ses  cruautés.  Il  était  resté  huit 
années  en  Gaule  (deS8  à  SI  inclusivement.)  11  avait  enlevé 
plus  de  huit  cents  villes,  réduit  plus  de  cent  nations, 
combattu  à  diverses  reprises  près  de  trois  millions 
d'hommes.  *.  Il  avait  accompli  son  œu^Te  avec  tant  de 
célérité,  que  bien  des  Romains  avaient  appris  la  guerre  '^ 
en  même  temps  que  la  victoire.  Son  séjour  laissa  d'ineffa- 
çables traces,  outre  les  larmes  et  les  désespoirs  qu'il  avait 
causés.  A  l'heure  où  nous  écrivons,  «  il  n'y  a  presque 
pas  en  France  de  vieille  masure,  de  débris  d'antiquités 
un  peu  considérables,  de  chaussées  un  peu  anciennes,'  de 
restes  de  fortifications  un  peu  insolites,  qui  ne  porte  le 
nom  de  château  de  César,  de  tour  de  César,  de  chemin  de 
César,  de  camp  de  César  ou  autres  noms  de  même  na- 
ture ^  »  Ruines  éloquentes,  témoins  irrécusables  d'une 
époque  héroïque,  prouvant  à  la  fois  et  l'énergie  de  l'at- 
taque et  l'opiniâtreté  de  la  défense.  Pour  venir  à  bout  des 
Yénètes,  on  vendit  à  l'encan  tous  ceux  dont  on  put  se  ' 
rendre  maître,  on  égorgea  leur  sénat  et  leurs  Druides  ; 
pour  abattre  les  Andes,  on  en  massacra  phis  de  douze 
mille,  combattants  ou  non . 

Les  soldats  Gaulois,  sans  discipline,  résistèrent  long- 
temps aux  Romains  aguerris  et  armés  plus  solidement 
qu'eux.  La  différence  des  moyens  militaires  fut  la  cause 
principale  des  victoires  de  César,  en  Gaule.  Ses  légions, 
bien  organisées,  avaient  une  foule  d'armes  de  main  offen- 
sives et  défensives,  une  cavalerie  cuirassée,  des  armes  de 
batterie,  une  compagnie  d'ouvriers  avec  outils  et  équi- 
pages; elles  étalent  autant  de  «  cités  armées  et  mobiles.  )> 


1.  Plutarch.  In  Julio  Cœsare. 

2.  Dion  Cdssius,  lib.  XLIV,  cap.  42. 

3.  C.  A.  IToiAenâer,  Géographie  ancienne  des  Gaules,  t.  F',  p.  42(5. 


LE  GAULOIS  49 

selonrexpressionde  Végèce  * . . .  Malgré  cette  disproportion 
de  forces,  l'unité  de  commandement  et  l'habitude  de  l'o- 
béissance eussent  peut-être  rendu  invincibles  les  Gaulois, 
qui  nourrirent  une  haine  héréditaire  contre  les  Romains. 
A  la  fin,  des  alliances  furent  conclues  entre  ces  ri- 
vaux de  courage.  Mais  la  tradition  conserva  les  souve- 
nirs douloureux  de  la  lutte.  Pendant  quinze  siècles  au 
moins,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  Gaule,  les  plaintes  reten- 
tirent. En  plus  d'an  endroit,  il  y  a  cinquante  ans  à  peine, 
la  charrue  «  menait  les  os  des  Gaulois  comme  des 
pierres  »  2^  et,  dans  les  Alpes  »  «  les  moutons  récher- 
chaient les  parcelles  de  ces  os  et  les  croquaient  comme  du 
sel.  » 


1.  /.  Mamiai,  Jules  César  en  Gaule,  t.  I*',  p.  249. 

2.  Id.  Ibid.  l.  l«',  p.  361. 


m  MÉMOlttKS  DU   PEUPLK  FKANCAIh 


CHAPITRE  II 


I.  —  Mœurs  des  Celles  ou  Galls;  costumes  des  hommes  et  des  femmes- 
Armes  de  guerre;  manière  de  combattre;  liabitations;  nourriture;  amour 
des  récits,  bavardage;  plaisirs  et  vices.  —  Aspect  physique  et  moral  de^ 
Ibères;  vêtements;  langue  gallique  et  ibérienne;  nourriture  et  manière  de 
vivre. 

II.  —  Branches  du  monde  ibérien;  Aquitains  :  physique,  mœurs;  les  Solia- 
tes  :  le  Saldune;  Limones;  Boale;  Graïouci  et  Helwir.  Ligures  :  physique, 
mœurs,  habitations  et  costumes.  Branches  du  monde  gallique;  Arvemeset 

l  Bituriges,  Cabales,  Rutènes,  Cadurkes,  Éduens,  Séquanes.  Villes  fondées 
par  les  Kymris,  Nations  qu'ils  développent.  Villes  fondées  par  les  Belges. 
Nations  agrandies  par  eux. 

III.  —  Marseille  :  anecdote  sur  sa  fondation  ;  progrès  de  sa  puissance  et  de 
son  industrie  ;  détails  de  mœurs;  sciences  et  lettres. 

IV.  —  Quels  hommes  César  a  vaincus.  Gaulois  à  longue  chevelure,  à  braies, 
armé  en  guerre.  Guerrier  pauvre,  guerrier  riche.  Sentiment  de  Thonneur. 
Étendard,  emblème  national.  Art  militaire;  prisonniers;  trophées  de  lAtes. 
Industrie,  agriculture,  armes,  chasse. 

V.  —  Construction  des  villes  gauloises;  villages  ouverts;  ponts  et  routes. 
Voyagea  travers  champs.  Produclions  du  nord  et  du  midi  ;  intempéries  et 
fléaux.  Les  monuments  druidiques.  Télégraphie.  Visite  à  un  Gaulois,  riche 
ou  pauvre.  Ameublement;  ustensil?-?  déménage;  objets  d'art.  Repas  d'un 
Gaulois.  Comment  on  s'attable;  service;  mets  et  boissons.  Récits;  que- 
relles, luttes. 


1. 


Dans  les  récits  précédents,  les  actes  généraux  du 
peuple  gaulois  se  manifestent.  On  voit  que  le  déplace- 
ment, en  dehors  ou  au  dedans  du  centre  qu'il  habite,  cons- 
titue son  existence  normale,  depuis  les  temps  les  plus 
reculés  jusqu'au  triomphe  de  César  ;  que  les  migrations 
fréquentes  des  Gaulois  les  ont  mêlés  successivement  au 


LE  GAULOIS  51 

monde  antique;  que  leur  page  est  sérieuse  dans  l'histoire 
universelle  et  dans  l'ethnographie,  et  qu'ils  se  sont  répan- 
dus extérieurement  comme  une  lave  ardente,  desséchant 
plus  qu'elle  ne  féconde. 

A  l'intérieur,  par  suite  d'invasions  ou  de  guerres,  le 
pays  offre  une  infinie  variété  de  mœurs,  dont  l'aspect 
n'est  pas  toujours  saisissable,  car  les  documents  incom- 
plets, éparpillés  dans  les  auteurs  anciens,  exigent  à 
chaque  instant  un  travail  d'induction.  Soit  que  les  peu- 
plades étrangères  aient  laissé  en  passant  dans  la  Gaule 
quelques  parcelles  d'elles-mêmes,  soit  que  des  colonies 
orientales  aient  importé  dans  le  midi  le  goût  de  l'agricul- 
ture et  de  l'industrie,  soit  enfin  que  les  Romains,  com- 
battant les  Gaulois,  aient  été  imités  par  ceux-ci,  chaque 
confédération  non-seulement  possède  des  mœurs  particu- 
lières et  primordiales,  mais  encore  modifie  ces  mœurs  à 
sa  manière,  par  des  emprunts  faits  aux  étrangers. 

Exposons  donc,  avant  de  dire  quels  hommes  César  a 
vaincus,  une  sorte  de  panorama,  dans  lequel  doivent 
paraître  à  tour  de  rôle,  et  suivant  les  gradations  de  la 
civilisation  gauloise,  —  le  Celte,  l'Ibère,  l'Aquitain,  le 
Gallo-Kymri,  le  Kymro-Belge,  le  Marseillais,  etc.,  jus- 
qu'au siècle  de  la  conquête. 

En  premier  lieu  viennent  les  Celtes  ou  Galls,  race  auto- 
cthone,  se  divisant  en  familles  ou  tribus,  subdivisées 
elles-mêmes  en  nations  distinctes.  Le  nom  de  chaque 
nation  se  tirait  ordinairement  de  la  forme  du  pays  qu'elle 
liabitait  :  mer,  fleuve,  plaine,  vallée, forêt, montagne.  Quel- 
quefois, pour  s'entr' aider  et  repousser  un  danger  commun, 
ces  nations  se  réunissaient  en  grandes  confédérations  ou 
ligues.  Dévouées  à  la  même  cause,  mues  par  les  mêmes 
intérêts,  elles  atteignaient,  ainsi  agglomérées,  une  force 
redoutable  mais  temporaire,  n'ayant  que  la  langue  pour 
lien  constant  et  naturel. 

Les  Celtes,  chasseurs  et  pasteurs,  a  hommes  de  forêts», 
aimaient  le  mouvement.  Ils  étaient  fort  grands  ;  mais,  en 
admettant  notre  dégénération  physique,  faut-il  croire  que 


m  MÉMOIKKS   DL    PKUPLh    KKAiN(.:AlS 

leur  taille  comprenait  six  à  sept  pieds,  comme  on  l'a 
prétendu*  ?  Plusieurs  tribus  se  teignaient  la  peau  avec  une 
substance  bleuâtre,  tirée  des  feuilles  du  pastel  ;  d'autres 
se  tatouaient 2,  pour  paraître  plus  mâles,  sans  doute. 
Beaucoup  se  chargeaient  la  poitrine  et  les  membres  de 
fortes  chaînes  d'or  %  ou  se  couvraient  de  tissus  aux  cou- 
leurs éclatantes  :  le  tartan  écossais  d'aujourd'hui,  vête- 
ment primitif  par  excellence,  se  retrouvait  chez  eux*. 

Bientôt,  joignant  l'élégance  à  l'utile,  la  plupart  por- 
tèrent une  saie  [sagum)  rayée  [virgatum)  par-dessus  leur 
tunique  rayée  aussi,  avec  des  fleurs,  des  ornements  variés, 
des  bandes  de  pourpre  et  des  broderies  d'or  et  d'argent. 
Qu'on  se  figure  une  sorte  de  manteau,  pourvu  ou  non  de 
manches,  qui  s'attache  sous  le  menton  au  moyen  d'une 
agrafe  en  métal,  et  couvre  les  épaules,  les  bras  et  la  poi- 
trine. Les  plus  pauvres  remplaçaient  la  saie  par  une  peau 
de  bête,  ou  par  un  manteau  de  laine  grossière,  de  cou- 
leur foncée  (/mn,  linna\  dans  les  dialectes  teutoniques, 
laina  en  gaulois,  lœnes  en  latin)  ^.  Dans  certaines  tribus, 
les  habitants  avaient  adopté  de  courtes  vestes  à  manches 
ouvertes  par  devant,  de  belle  couleur  rouge,  générale- 
ment travaillées  chez  les  Belges- Atrébates.  Les  Santons  se 
servaient  du  bardocucul,  manteau  à  capuchon,  cape  gros- 
sière, marlotte  rousse  dont  on  se  couvre  encore  dans  le 
Bigorre  et  les  Landes.  La  coule  des  Bernardins  et  des 
Bénédictins  a  imité  ce  vêtement  gaulois;  cougoiUe,  en 
breton,  signifie  capuchon,  comme  en  latin  cucullus. 

D'autres  peuples  endossaient  la  caracalla,  ou  simarre 
descendant  jusqu'aux  talons,  étroite,  avec  de  longues 
manches,  fendue  par-devant  et  par  derrière  jusqu'à  Fen- 
tre-jambe,  en  tout,  à  très-peu  de  chose  près,  semblable 


1.  JB.  Schayes,  Les  Pays-Bas  avant  et  pendant   la  domination   romaine, 
1",  p.  63,  in-8,  Bruxelles,  1840. 

2.  D'après  J.  Cosar,  Mêla,  Pline,  Hérodien  et  Claudien. 

3.  Strabo,  lib.  IV,  cap.  4. 

4.  J.  Michekt,  Origines  du  droit  français,  p.  209,  in-S,  Paris,  1837. 
î».  l»  aprrs  Diodore  de  Sicile  et  Virgile  {Ènèide). 


LE   GAULOIS  53 

à  la  blouse  moderne,  ou  au  caraco  que  portent  les  femmes 
de  la  campagne,  en  Normandie.  Le  second  vêtement  des 
Galls  était  la  braie,  pantalon  étroitet  collant;  pantalon  que 
lesKymris  d'invasion,  au  contraire,  ont  porté  large,  flottant 
et  à  plis  multipliés.  Le  pantalon,  la  culotte  ou  le  caleçon, 
nous  sont  restés  de  la  braie. 

Ces  habilleme;nts  rudimentaires  le  cédaient  encore, 
pour  la  simplicité,  au  costume  des  femmes,  composé 
d'une  tunique  large  et  plissée,  et  d'un  tablier  attaché  sur 
les  hanches.  Certaines  gauloises  se  servaient  de  poches  ou 
sacs  de  cuir,  bouls  ou  boulgètes  {bulga)  * ,  toujours  en  usage 
dans  plusieurs  villages  du  Languedoc,  et  qu'on  nomme 
réticules.  Les  riches  dames,  cependant,  renommées  pour 
leur  beauté  et  leur  élégance,  se  paraient  d'un  manteau  de 
lin  aux  couleurs  variées,  agrafé  sur  l'épaule. 

Du  reste,  la  propreté  des  Galls  en  général,  principale- 
ment celle  des  Aquitains  2,  est  vantée  par  les  historiens. 
Parmi  les  hommes  ou  les  femmes,  opulents,  aisés,  pau- 
vres même,  aucun  n'aurait  porté  des  habits  sales  ou 
déchirés.  Se  baigner  dans  l'eau  froide,  s'oindre  le  visage, 
parfois  presque  tout  le  corps,  c'était  pour  eux  un  plaisir, 
presque  une  nécessité.  Leur  luxe  ne  consistait  donc  pas 
dans  les  seuls  ornements,  —  colliers,  bracelets,  anneaux, 
ceintures  de  métal;  ils  l'empruntaient  aussi  à  la  nature. 
Cela  permet  de  penser  que  les  pauvres  étaient  secourus 
par  du  travail  ou  par  la  bienfaisance  des  riches  %  car  la 
misère  existe  surtout  au  sein  des  peuples  enclins  à  la 
malpropreté  et  sacrifiant  tout  à  la  coquetterie  extérieure. 

Il  semble  étrange  que,  d'après  l'état  permanent  d'e\- 
péditions  guerrières  dans,  lequel  vivaient  les  Galls,  nous 
ne  possédions  pas  de  menus  détails  sur  leur  costume 
militaire.  Dès  les  premiers  temps,  rien  n'indique  qu'ils 
en  revêtissent  un  tout-à-fait  spécial.  Probablement,  aux 

1.  Caius  Lucilius,  satire  6. 

2.  Amm.  MarceUini  lib.  X,  cap.  12. 

3.  Th.  Betlier,   Précis  Iiistor.   de  rauc.    Gaule,  p.  323,  Bruxelles,  in-8, 
1822. 


U  MÉMOIRES   DU   PfciUl'LE   FRANÇAIS 

heures  de  combat,  ils  portaient  leur  vêtement  ordinaire,  eu 
ayant  pour  armes  défensives  des  couteaux  de  pierre,  des 
haches  garnies  de  pointes  en  silex  ou  en  coquillage,  des 
massues,  des  gais  ou  épieux  durcis  au  feu  (en  latin,  f/œsa), 
des  cateies  ou  dards  brûlants  (en  gallique  Gath-teh).  Les 
hachettes  celtiques  de  pierre,  les  Celt  apparaissent  dans 
les  fouilles  que  fait  la  science  moderne,  surtout  à  l'ouest 
de  la  France.  Dans  la  Montagne-Noire,  elles  s'appellent 
peyros  de  picoto,  pierres  de  variole,  et  on  les  suspend 
dans  les  bergeries,  afin  de,  préserver  les  troupeaux  de  la 
clavelée,  *  ou  picotte  :  qui  pourrait  expliquer  l'origine  de 
cette  superstition?  Un  bouclier,  confectionné  avec  des 
planches  grossièrement  jointes,  de  forme  étroite  et  allon- 
gée, était  l'unique  arme  défensive  des  Galls,  sous  le  nom 
de  kurtiai  ou  de  cetrœ  :  on  trouvait,  en  outre,  chez  les 
Galates,  une  sorte  de  cuirasse  de  fer,  dite  legousmata. 

Le  courage  ne  leur  manquait  point,  surtout  la  sauvage 
audace,  l'exaltation  belliqueuse,  entretenue  par  les  sons 
du  karnux^  trompette  de  métal  fondu,  dont  le  pavillon 
avait  la  forme  d'un  animal  sauvage  2.  Us  lançaient  des 
flèches  contre  le  ciel,  lorsqu'il  tonnait  ;  ils  marchaient 
l'épée  à  la  main  contre  l'océan  en  furie  \  Tout  servait 
de  prétexte  à  leur  turbulence,  et  leurs  banquets  ressem- 
blcdent  à  des  combats,  où,  dit  Posidonius,  le  plus  brave 
prenait  la  cuisse  de  la  bête  servie  sur  la  table.  S'ils  affron- 
taient la  mort,  ce  n'était  pas  seulement  par  dévoument 
ou  par  nécessité,  mais  aussi  par  obstination  et  faux 
devoir.  Pour  ne  pas  reculer,  ils  restaient  sous  un  toit 
enflanuné  *.  Qu'on  leur  présentât  un  appât  quelconque, 
—  de  l'argent,  du  vin  à  partager  avec  des  amis,  et  ils 
voulaient  bien  s'exposer  à  mourir.  Leur  pays,  selon 
Horace,  était  la  contrée  où  l'on  n'éprouve  pas  la  terreur 
de  la  mort;  par  conséquent,  les  suicides,  les  immolations 

1.  A.  de  Cliesnel,  Art.  de  la  France  littéraire,  Revue,  1839,  tome  36,  p.  3(>o. 

2.  Eustalhe,  Commentaire  sur  l'Iliade,  lib.  XVIil,  vers  219. 

3.  Œlianus,  lib.  XII,  cap.  23.  —  Aristot.  Eudémior,  lib.  111,  cap.  i. 

4.  Œlian.Ahid. 


t 


LE  GALLOIS  55 

volontaires,  les  duels  et  les  guerres  civiles  y  abondaient. 
Les  Galls  allaient  droit  à  l'ennemi  qui  les  attaquait,  et, 
couronnés  de  fleurs  *,  ils  le  combattaient  en  face.  Le  pre- 
mier rang  de  leurs  guerriers  se  dépouillait  de  ses  vête- 
ments, et  se  jetait  tout  nu  dans  la  mêlée.  La  ruse  et  la 
perfidie  triomphaient  aisément  de  leur  aveugle  impétuo- 
sité :  ils  étaient  alors  accablés  par  le  nombre,  à  demi  per- 
dus, s'ils  faisaient  retraite.  C'est  encore  un  peu  le  caractère 
du  soldat  français.  Les  Galls  semblaient  plus  que  des 
hommes  au  début  du  combat,  et  moins  que  des  femmes, 
si  le  combat  se  prolongeait  après  leur  premier  choc  "^. 

Il  existait  pourtant  parmi  eux  des  héros  stoïques.Lorsde 
l'invasion  desKymris,  la  Gaule  pleura  sur  ses  champs  dé- 
vastés, sur  ses  villes  brûlées  ;  mais  les  habitants  déser- 
tèrent les  campagnes,  et  se  pressèrent  dans  les  villes 
fortifiées.  Là,  décimés  par  la  famine,  ils  firent  une  résis- 
tance désespérée.  Pendant  une  année,  en  refusant  obsti- 
nément de  se  soumettre,  les  défenseurs  de  plusieurs  villes 
immolèrent  ceux  d'entre  eux  que  l'âge  rendait  impropres 
au  combat. 

Voués  par  instinct  au  mouvement,  en  temps  de  paix  ils 
ne  construisaient  ni  villes  ni  villages,  et  dédaignaient  les 
demeures  fixes,  (lomme  les  Scythes,  ils  passaient  sans 
tloute  leur  vie  sur  des  chariots  couverts,  transportant 
leurs  familles  et  leurs  biens  d'un  pâturage  à  l'autre.  Ils 
bâtissaient  de  misérables  cabanes  [kabaiin.  en  kymrique, 
en  armoricain  et  en  irlandais),  auxquelles  les  nids  d'oi- 
seaux semblent  avoir  servi  de  modèles  ;  et  ils  les  aban- 
donnaient après  quelques  jours  de  halte,  car  ils  voulaient 
perpétuellement  changer  d'air.  Le  plus  souvent,  ils  s'abri- 
taient dans  des  grottes  :  argiU  argel^  signifient  couvei^t^ 
abri^  en  langue  cambrienne.  Peut-être  chaque  famille 
habitait-elle  un  groupe  de  maisons  en  bois,  comparable  au 
gaard  (prononcez  gôr)  que  l'on  rencontre  encore  dans  la 


1.  Œliani  Histori»  variî»,  lib.  XIl,  cap.  23. 

2.  Titi  Livii  Hislor.,  lib.  X,  cap.  28.  Èi^J 


ne  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Norwège,  ce  refuj^e  des  plus  vieilles  coutumes  du  Nord. 
Si  les  chariots  facilitaient  leurs  migrations  terrestres,  ils 
naviguaient  en  mer  ou  sur  les  fleuves  avec  des  bâts  ou 
barques  d'osier  recouvertes  d'un  cuir  de  bœuf,  probable- 
ment aussi  avec  des  embarcations  monoxiles.  Grands 
dormeurs,  au  dire  des  anciens^  les  Celtes  se  couchaient  à 
terre  tout  habillés,  étendant  sous  eux  un  peu  de  paille  ou 
la  peau  d'une  bète  sauvage  * ,  selon  la  coutume  des  no- 
mades. Ils  mangeaient  et  buvaient  en  pleine  campagne. 
Le  sel  qui  assaisonnait  leurs  mets,  s'élaborait  au  milieu 
du  chemin.  Le  lait,  le  gibier,  la  chair  des  troupeaux, 
formaient  leur  nourriture.  Ils  vivaient,  en  un  mot,  à 
ciel  découvert. 

Ces  hommes  d'action  et  de  guerre  adoraient  les  récits, 
quand  sonnait  l'heure  du  repos,  durant  les  haltes,  après 
manger  et  boire.  Leur  crédulité  n'avait  pas  de  bornes  :  elle 
devint  proverbiale.  Ils  enlevaient  les  étrangers,  dans  les 
marchés  ou  sur  les  routes,  et  leur  offraient  une  hospita- 
lité forcée,  pour  les  faire  parler  2,  pour  entendre  de  leur 
bouche  des  histoires  de  terres  lointaines,  des  aventures 
merveilleuses.  Cette  loquacité  et  ce  commérage  sont  en- 
core indiqués  çà  et  là  par  des  dictons  populaires.  L'habi- 
tant de  la  haute  Auvergne,  surtout  près  de  Murât,  ne 
manque  pas  de  dire  au  premier  qu'il  rencontre  :  Où  d'a- 
nas  [où  allez-vous?)  d'où  venez  (d'où  venez-vous?)  que 
fazèz  (que  faites-vous?)  Les  Normands  aussi  demandent  : 
Où  alliax  (où  allez  vous?)  que  quériax  (que  cherchez- 
vous?)  dont  véniaz  (d'où  venez- vous?)  ^  Grâce  à  leurs 
désirs  curieux,  les  Celtes,  malgré  leur  irritabilité,  étaient 
aptes  à  s'instruire  \  Parler,  plaisanter,  rire,  constituait 
leur  plaisir  suprême,  quand  ils  étaient  assis  au  banquet 
ou  réunis  en  assemblée  de  tribus.  Dans  leurs  expéditions 


1.  Voir  Slrabon,  Diodore  de  Sicile,  Athénée  et  Polybe. 

2.  Diodore  de  Sicile,  lib.  V,  cap.  28. 

3.  J.  A.  Crapelet,  Proverbes  et  Dictons  populaires  au  xviii'  siècle,  p.  76. 

4.  Sfrabon,  lib.  IV. 


LE  GAULOIS  57 

d'Italie  et  de  Grèce,  ils  se  montrèrent  déjà  railleurs  K 
Impossible  d'obtenir  silence  parmi  eux,  à  cause  de  leur 
bruyant  bavardage.  Pour  y  parvenir,  il  fallait  qu'un 
homme  allât  vers  l'interrupteur,  et  qu'il  lui  coupât  un 
morceau  de  son  vêtement  avec^ine  épée,  si  ce  mal  avisé, 
trois  fois  prévenu,  ne  se  taisait. 

A  ces  plaisirs  et  à  ces  habitudes  ils  joignaient  le  goût 
des  combats  de  coqs,  divertissement  tout  celtique,  aujour- 
d'hui conservé  seulement  .en  Angleterre,  après  avoir 
fleuri,  au  moyen-âge,  dans  quelques-unes  de  nos 
provinces  2.  Jusqu'en  1789,  on  trouva  en  France  des  com- 
bats de  coqs.^  oii  le  vainqueur  était  «roi  delajoute-aux- 
coqs.  »  La  chasse,  notamment  celle  de  l'urus,  les  festins, 
la  musique  et  la  danse  charmaient  les  loisirs  des  Galls. 
Chasse  dangereuse,  festins  déréglés,  musique  informe, 
danse  sauvage.  N'oublions  pas  que  Plutarque  attribue  à 
leur  passion  pour  le  vin  leur  expédition  en  Italie  (V.  plus 
haut  p.  30).  La  dissolution  des  mœurs  du  Gall  était 
connue  :  son  genre  de  vie  sans  fixité,  sans  calme,  ses 
appétits  matériels,  et,  chez  lui,  la  constante  promiscuité 
des  sexes,  tout  faisait  présumer  des  vices  nombreux, 
sur  lesquels  la  science  n'a  que  des  données  incertaines. 
On  l'accusait,  pourtant,  du  péché  contre  nature  ^,  qui  dé- 
note une  corruption  très-grave,  mais  que,  dans  l'anti- 
quité, on  retrouve  également  chez  les  peuples  les  plus 
civilisés  et  les  plus  barbares. 

Autre  est  l'aspect  physique  et  moral  des  Ibères,  des 
«  hommes  du  fleuve,  »  race  de  caractère  assez  pacifique, 
quoique  forte,  aux  épaules  larges,  aux  jarrets  vigoureux. 
Ils  ne  se  plaisent  point  aux  expéditions  réglées  ni  loin- 
taines, aux  grandes  entreprises,  et  ils  n'organisent  pas 
de  ligues  entre  eux  ou  avec  des  étrangers  * .  Dans  leur 
esprit,  mieux  valent  les  brigandages  que  les  campagnes 

i.  J.  Michelet,  Origines  du  droit  français,  Introd.  p.  cxix. 
:2.  Du  Cange,  Gloss,,  au  mot  Duellum  Gallorum. 
3.  Athen.,  lib.  XIII.  et  Aristote,  Politique, 
i.  Strabo,  lib.  III,  cap.  4. 


58  MKMOIHKS   IJU    VKlViAi   FHANf.iAIS 

militaires;  Laborieux,  agriculteurs,  mineurs,  les  Ibères 
ne  sont  pas  guerriers,  à  beaucoup  près,  autant  que  les 
Celtes;  et  ceux-ci  les  ont  aisément  repoussés  du  Rhône 
vers  l'ouest.  Les  Ibères,  couverts  de  vêtements  noirs,  en 
grosse  laine,  hérissée  de  ^)oils,  portent  des  bottes  tissues 
de  cheveux,  ou  tressent  autour  de  leur  jambe  des  crins 
qui  vont  rejoindre  la  sandale.  Pour  guerroyer,  quand 
besoin  est,  ils  adoptent  une  tunique  de  lin  blanc,  avec  des 
habits  rayés  de  pourpre  par-dessus,  costume  très-peu  sé- 
vère *.  Les  légers  boucliers  dont  ils  se  munissent  les  dis- 
tinguent des  Galls.  Vivant  en  état  de  paix,  c'est-à-dire 
placés  dans  leur  élément,  les  Ibères  ont  le  caractère  gai, 
un  goût  prononcé  pour  la  danse,  la  course  etlamusique  2, 
qui,  parmi  eux,  se  compose  de  deux  instruments,  la  harpe 
et  une  espèce  d'orchèse. 

D'autre  part,  une  notable  différence  de  langages,  exis- 
tante entre  les  Ibères  et  les  Galls,  coïncide  avec  la  diffé- 
rence des  caractères  de-  ces  deux  races.  Dans  la  langue 
gallique,  le  son  guttural  domine;  les  habitants  de  Ja 
haute  Ecosse,  de  l'Irlande  et  de  l'ile  de  Man  la  parlent 
encore,  ou  du  moins  ils  ont  conservé  un  des  nombreux 
dialectes  de  cette  langue  a  aux  syllabes  bruissantes 
comme  des  chars  de  bataille,  »  selon  la  belle  expression 
d'un  écrivain  moderne.  Or,  les  Galls,  véritables  hommes 
du  nord,  montraient  de  la  rudesse  dans  leurs  gestes  et 
dans  leurs  actions,  conformément  à  leur  idiome.  Au  con- 
traire, les  Ibères  parlaient  le  basque,  assez  doux  à  l'o- 
reille ;  ces  hommes  du  midi,  en  effet,  paraissaient  ydus 
polis,  sinon  plus  civilisés,  que  leurs  successeurs  sur  la 
terre  de  Gaule. 

Ainsi  que  l'Italien  et  l'Espagnol  actuels,  l'Ibère  vivait 
très-sobrement;  sa  sobriété,  prétend-on,  allait  souvent 
jusqu'à  l'avarice.  Celui  qui  habitait  la  montagne  se  con- 
tentait, presque  toute  Tannée,  de  pain  de  gland,  nourri- 


1.  Pohjb.,  lib.  111,  cap.  114;  Tit.  Liv.,  lib.  XXII,  cap.  46. 

2.  SUius  Ilalicus,  Punie,  lib.  Ill,  vers  349. 


LE  GAULOIS  59 

ture  essentiellement  commune.  L'habitant  des  plaines 
mangeait  beaucoup  de  viande,  buvait  de  Forge  fermentée 
ou  de  l'hydromel.  L'un  et  l'autre  laissaient  au  Germain  le 
triste  monopole  de  l'ivrognerie,  goût  qui  se  développa  en 
Gaule,  quand  la  culture  de  la  vigne  s'y  fut  multipliée.  Les 
Ibères  et  les  Celtibères  se  ressemblaient  tellement  que  l'on 
peut  indiquer  les  coutumes  de  ces  deux  peuples  comme 
identiques.  Certainement  l'Ibère  appartenait  à  une  société 
plus  ancienne,  nous  ajouterions  presque  plus  primitive,  que 
celle  des  Galls.  Chez  les  Vaccéens,  dans  laTarraconaise, 
peuple  dont  le  territoire  comprend  aujourd'hui  une  partie 
du  royaume  de  Léon  et  de  la  Yieille  Castille,  on  faisait 
annuellement  un  partage  des  terres,  on  mettait  les 
fruits  en  commun  *  :  quoi  de  plus  naïf  en  matière  de 
civilisation?  Il  faut  attribuera  la  sobriété  des  Ibères,  à 
leurs  façons  de  vivre  toutes  patriarcales,  la  pureté  exem- 
plaire de  leurs  mœurs.  Point  de  vanité,  parmi  eux,  point 
de  forfanterie.  Si  le  Celte  est  pédéraste,  l'Ibère,  lui,  pré- 
fère l'honneur  et  la  chasteté  à  l'existence  même  2.  En 
cela,  sa  femme  l'imite.  Puis,  elle  s'occupe  des  soins  do- 
mestiques. Elle  possède  force  et  courage.  Habituelle- 
ment, elle  se  cache  la  figure  avec  un  voile  noir,  comme 
l'espagnole  moderne. 

Plus  sérieux  de  caractère  que  le  Gall,  l'Ibère  ne 
donne  point  sa  vie  par  ostentation  ou  bravade,  mais  par 
dévouement  à  un  autre  homme  ^  ;  par  sentiment,  et  non 
par  caprice.  Sa  race  n'a  pas  laissé  des  descendants  à  tra- 
vers toute  l'Europe,  comme  celle  du  Gall,  féconde  en  mi- 
grations ou  entraînée  jusqu'aux  frontières  de  l'Asie  par 
son  besoin  de  locomotion  et  d'aventures.  Des  deux  mon- 
des gallique  et  ibérien,  le  premier  l'emporte  enforce  et  en 
mouvement,  le  second  en  nombre  *.  Un  poëte  latin 
établit  éloquemment  leur  division,  lorsqu'il  s'écrie  :  «  Des 


1.  Diod.  Sicul,  lib.  V,  cap.  34. 

2.  Strab.,  lib.  III,  cap.  4. 

3.  Valer.  Maxim,,  lib.  II,  cap.  6. 

4.  Cicero,  De  arusp.  respons. 


GO  MÉMOIRES  DU    PEUPLE   FRANÇAIS 

plateaux  escarpés  de  leurs  sommets  orageux,  les  Pyré- 
nées contemplent  de  loin  les  Ibères  séparés  des  (leltes,  et 
elles  maintiennent  un  divorce  éternel  entre  deux  grandes 
contrées  *.  »  Aujourd'hui,  d'un  côté,  la  France,  et  de 
l'autre,  l'Espagne,  toujours  avec  des  différences  bien 
tranchées  dans  le  caractère  de  leurs  peuples,  occupent  les 
mêmes  positions  géographiques. 


II 


11  existe  deux  branches  du  monde  ibérien  :  les  Aqui- 
tains et  les  Ligures.  • 

L'Aquitain  est  brun  ;  ses  yeux  brillent  ;  son  corps  a  de  la 
souplesse  et  des  proportions  charmantes.  On  le  renomme 
pour  sa  bravoure,  sa  ruse  ^,  sa  vivacité,  son  intelligence, 
son  habileté  dans  la  tactique  militaire,  sa  vie  isolée  et  in- 
dépendante, féconde  en  rivalités;  on  vante  ses  travaux 
habituels  des  mines.  En  somme,  il  ressemble  plus  aux 
Ibères  qu'aux  Galls,  soit  pour  la  forme  corporelle,  soit 
pour  le  langage  ^  Son  pays,  cette  Aquitaine  à  la  nature 
riche,  radieuse,  luxuriante,  compte  parmi  ses  enfants  les 
Sotiates  (Condomois),  braves  entre  tous,  qui  habitent  les 
environs  du  petit  village  de  Sos,  et  chez  lesquels  l'Aqui- 
tain va  le  plus  souvent  prendre  un  chef,  nommé  par  l'é- 
lection. Il  a  pour  ce  guide  un  dévouement  sans  bornes; 
et  même  une  certaine  troupe  de  cavaliers  s'attachent  au 
chef  jusqu'à  la  mort.  En  langue  basque,  ces  cavaliers  se 
nomment  Saldunes,  des  mots  Zaldun-a^  celui  qui  a  un 
cheval,  et  signifiant  aussi  dévoué  *.  Le  jour  où  leur  chef 
est  tué,  les  Saldunes  se  tuent,  sans  exception.  De  mémoire 
d'homme,  au  temps  de  César,  on  n'avait  vu  un  Saldune 


1.  su.  Ital,  Punie,  lib.  111,  vers  418  et  419. 

2.  Florus,  lib.  IV,  §  10;  Cœsar,  De  bel.  Gall.,  lib.  1,  cap.  1. 
'A.  Sfrabo,  lib.  IV,  cap.  2. 

4.  Cœsar,  Dp  bel.  Gall.,  lib.  111.  cap.  22. 


LK  GAULOIS  ()l 

refuser  de  mourir,  son  chef  étant  mort.  Un  jour,  six  cents 
de  ces  braves  suivirent  le  même  homme  * .  Mais  quelques 
historiens,  faisant  dériver  le  mot  soldune  ou  soldure  du 
celtique  soldner  (stipendiaire) ,  ou  du  basque  saldv 
(vendu),  pensent  que  c'était  une  espèce  d'officier  payé. 
Avec  ces  étymologies,  tout  prestige  s'évanouit,  car  l'idée 
du  dévouement  implique  la  gratuité  des  services  rendus. 
La  qualité  de  soldune  n'équivaudrait  plus  à  celle  de  gen- 
tilhomme, à  celle  de  Romain  ou  Quirite,  ainsi  qu'on  le 
trouve  dans  la  traduction  d'un  auteur  ancien  2.  Toute- 
fois, le  nom  des  soldures^  ayant  une  signification  res- 
treinte à  celle  c(  d'homme  gagé  »,  se  confond  avec  les 
soldoiours  de  Lorraine,  les  soldiarii  de  Bretagne,  et  les 
solidarii  d'Italie  et  d'Aquitaine  ^  ;  le  temps  a  métamor- 
phosé les  compagnons  dévoués  en  militaires  soldés,  en 
soldats. 

Dans  les  Pyrénées,  on  rencontre  une  population  de 
mineurs,  au  teint  basané,  et  d'ouvriers  laborieux,  qui 
extraient  des  entrailles  de  la  terre  le  fer,  le  plomb,  l'ar- 
gent et  l'or.  D'autres  Aquitains;,  essentiellement  agricul- 
teurs, ne  récoltent  qu^un  peu  de  millet.  Les  Limones 
(Poitevins  et  Limousins)  tirent  leur  nom  de  lym  (mil), 
suivant  les  étymologistes  :  ils  sont  cultivateurs  de  mil. 

Aumidi,  le  Boate(pays  de  Buch  dans  les  Landes)  mène 
une  chétive  existence  ;  comme  les  Limones,  il  cultive  le 
millet,  et  son  industrie  consiste  encore  à  extraire  la  résine 
du  pin.  Le  Craiouci  (Quercinois)  tisse  le  lin,  fabrique  la 
toile  et  la  poterie;  Pline,  Martial  et  d'autres  lui  attribuent 
l'invention  des  lits  de  plume  et  de  fort  belles  jarretières. 
L'IIelwir  (chasseur  du  Vivarais)  vend  ses  peaux  de  bêtes 
aux  étrangers. 

Les  Aquitains  ont  peuplé  le  sud-est  et  le  midi  de  la 


1.  Cœsar,  De  bel.  Gall.,  lib.  III,  cap.  22. 

2.  Améd.  Thierry,  Hist.  des  Gaulois,  liv.  IV,  chap.  I«^ 

3.  D'après  D.  Calmet,  Hist.  de  Lorraine  ;  D.  Lobineau.  Hist.  de  Bretagne 
Du  Cange,  au  mot  Solidata\  Marca,  Hist.  de  Béarn;  Hnuteserre,  Rer.  Aquit. 
et  Muratori,  Antiq.  Il  al. 


02  MÉMOIRES  DU  PEUPLK   FRANÇAIS 

France,  de  la  Garonne  aux  Pyrénées,  de  Toulouse  à  l'O- 
céan, sur  les  rivages  du  golfe  de  Biscaye  ou  de  Gascogne, 
encore  nommé  a  mer  d'Aquitaine  »  par  les  géographes, 
bien  longtemps  après  que  le  nom  de  «  Province  d'Aqui- 
taine »  eut  disparu.  Ce  fut  le  dernier  écho  d'une  appella- 
tion antique. 

Les  caractères  particuliers,  dans  les  mœurs  des  Li- 
gures, nous  sont  plus  connus,  surtout  à  cause  des  rela- 
tions que  cette  branche  ibérienne  entretenait  avec  les 
Marseillais.  Point  de  voyageur  qui  ne  vante  les  beaux 
cheveux  du  Ligure,  longs  et  flottants;  qui  n'admire  son 
habileté  incroyable  ;  qui  ne  s'étonne  de  sa  patience,  de 
ses  habitudes  de  sobriété  et  d'économie  ;  qui  ne  proclame 
la  beauté  sans  égale  de  la  femme  ligurienne  portant  aiix 
bras,  aux  mains,  au  cou,  sur  la  poitrine,  des  colliers,  des 
anneaux,  des  bracelets  d'or  et  d'argent,  avec  la  saie  et 
le  tablier  rouge.  Petit,  sec,  nerveux,  dur  au  mal,  infati- 
gable %  le  Ligure  se  voit  aider,  dans  ses  travaux  les  plus 
pénibles,  par  sa  vaillante  compagne,  aussi  dure  au  mal 
que  lui.  «  Une  d'elles,  raconte  Posidonius,  employée  avec 
plusieurs  de  ses  compatriotes  sur  les  terres  du  marseil- 
lais Charmolaùs,  fut  soudain  saisie  par  les  douleurs  de 
l'enfantement.  Elle  alla  en  secret  dans  un  bois  voisin,  où 
elle  se  délivra  elle-même;  puis  elle  déposa  le  nouveau-né 
sur  un  lit  de  feuilles,  qu'abritait  un  taillis  épais.  La  Ligu- 
rienne reprit  aussitôt  son  ouvrage,  mais  sa  pâleur  et  les 
vagissements  de  l'enfant  la  trahirent.  On  voulut  la  con- 
gédier; elle  insista  pour  rester,  jusqu'à  ce  que  le  sur- 
veillant des  travaux,  ému  de  pitié,  lui  eut  accordé  son 
salaire.  Elle  se  leva  enfin,  prit  l'enfant  qu'elle  baigna 
dans  une  source  voisine,  l'enveloppa  de  lambeaux  et 
l'emporta.  »  ' 

Quelle  vie  conjugale  pouvait  se  comparer  avec  celle  du 
Ligure?  Le  mariage  donnait  la  liberté  à  la  jeune  fille,  qui 
choisissait  elle-même  son  mari,  à  la  fin  d'un  grand  repas 

1.  Selon  Diodore  de  Sicile,  Slrabon,  Tite-Liveel  Virgile. 


LE  GAULOIS         Wi^U'Hf  iïi 

donné  par  son  père  aux  prétendants.  Elle  paraissait  coupe 
en  main,  versait  à  boire  à  son  préféré  ;  et  le  choix  était 
fait,  irrévocablement  *.  Chez  les  Ligures,  écrit  Strabon, 
l'usage  voulait  que  le  mari  se  mît  au  lit  quand  la  femme  ac- 
couchait, usage  qui  se  rencontre  encore  aujourd'hui  chez 
quelques  peuples  asiatiques.  De  plus,  acte  étrange,  la 
femme  servait  le  mari  !  Au  point  de  vue  social,  la  Ligu- 
rienne avait  le  rôle  viril.  «  Le  Ligure,  assure  Plutarque, 
appelle  sa  femme  aux  délibérations,  »  pour  traiter  de  la 
paix  ou  de  la  guerre,  et  pour  juger  des  différends  poli- 
tiques. 

Le  mépris  du  luxe,  l'amour  du  travail,  un  courage  par- 
fois féroce,  voilâtes  vertus  du  Ligure.  Comme  exemple  de 
courage,  citons  la  tribu  des  Ligures  Stœnes,  qui,  enve- 
loppés de  tous  côtés  par  les  troupes  romaines  qu'ils  com- 
battaient, ne  voulurent  pas  se  rendre,  mirent  le  feu  à  leurs 
maisons,  égorgèrent  leurs  femmes  et  leurs  enfants,  ou  se 
précipitèrent  dans  les  flammes.  Ceux  qui  étaient  restés 
sur  les  routes,  ceux  qui  avaient  été  faits  prisonniers  se 
donnèrent  la  mort  par  le  fer,  le  feu,  le  lacet,  la  privation  vo- 
lontaire de  nourriture.  Somme  toute,  néanmoins,  les  vices 
du  Ligure  sont  plus  accentués  et  plus  nombreux  que  ses 
vertus  :  le  vol,  la  perfidie,  le  mensonge,  la  fourberie  l'ont 
rendu  célèbre.  Brigand  plutôt  que  guerrier,  caché  au  pied 
des  Alpes,  entre  le  Var  et  la  Macra,  dans  des  buissons 
sauvages,  il  se  fie  à  la  vitesse  de  sa  fuite  et  à  la  profon- 
deur de  sa  retraite  ^.  Dans  les  montagnes,  il  est  chasseur: 
il  poursuit  l'urus,  le  bison,  le  loup-cervier  ^;  sur  la  côte, 
il  est  pêcheur  et  pirate  :  il  va,  pendant  la  tempête,  assail- 
lir les  vaisseaux  étrangers,  qu'il  pille  sans  merci.  En 
plaine,  il  est  cultivateur  et  industrieux:  il  conduite,  au 
son  du  carim^  les  troupeaux  de  porcs  sauvages. 

Le  négoce  l'occupe  surtout.  Aussi,  à  l'imitation  des  au- 


1.  Justin,  lib.  XLIIL  cap.  3;  Arist.,  dans  AthenaB;  lib.  III,  cap.  5. 

2.  Florus,  lib.  II,  cap.  3. 

3.  Plin.,  lib.  VIII,  cap.  19. 


64  MÉMOIRES  DU   PRUPLE  FRANÇAIS 

très  peuples  du  midi,  le  Ligure  ne  tarde-t-il  pas  à  rendre 
des  hommages  au  dieu  Mercure,  qui  a  importé  le  com- 
merce dans  cette  partie  de  la  Gaule  :  il  ne  vend  ses  pro- 
duits que  le  jour  de  ^lercure,  di-merchcr  ou  mercredi. 

Partout,  dans  les  montagnes,  sur  la  côte  et  en  plaine, 
les  Aquitains  et  les  Ligures  construisent  des  cabanes, 
dont  les  murs,  pétris  de  chaume  et  d'argile,  soutiennent 
un  toit  de  roseaux,  de  forme  conique.  Point  de  fenêtres  : 
la  porte,  large  et  haute,  en  tient  lieu.  On  a  creusé,  à  côté 
de  l'habitation,  une  caverne  où  sont  déposées  les  provi- 
sions d'hiver.  Pour  meubles,  outre  la  table,  ces  anciens 
Armorikes  du  sud-ouest  et  du  midi  possèdent  des  bancs 
de  chêne  à  trois  pieds,  quelques  corbeilles  en  bois,  des 
coupes  faites  avec  les  cornes  de  l'urus.  Le  plus  souvent, 
leur  lit  est  une  simple  peau  de  bête.  Ils  mangent  d'abord 
la  bouillie  nationale,  puis  des  tas  de  viande,  du  saumon 
rôti  au  vinaigre,  l'alose  de  l'Hérault,  des  alouettes,  du 
gros  gibier,  du  miel;  ils  boivent  la  cervoise  (corma)  faite 
avec  des  céréales,  et  laliqueui:  d'orge  (zyt.)  *.  La  saie, 
retenue  autour  du  corps  par  Veuriza  ou  ceinture  rouge, 
et  le  brak  roulé  en  spirale  et  enveloppant  leurs  jambes, 
forment  les  particularités  de  leurs  vêtements.  Les  hommes 
des  montagnes  couvrent  leur  tête  du  demi-bonnet  rond 
de  Memphis  ^,  et  ils  se  vantent  de  leur  origine  hellé- 
nique ^ 

Le  type  général  du  monde  ibérien  n'a  guère  changé 
depuis  les  temps  les  plus  reculés.  Ainsi,  la  Dordogne,  qui 
renferme  tant  de  souterrains,  est  encore  renommée  pour 
l'exploitation  des  mines  :  les  habitants  de  ce  département 
se  livrent  surtout  aux  travaux  de  forges  et  de  manu- 
factures. Descendant  des  Celto-Cyné siens,  le  peuple  du 
Cantal,  de  la  Dordogne,  de  la  Yienne,  du  Lot,  est  encore 


1.  Athen.j  lib.  IV;  Marcell.  Empiricus;  Diod.  Sicul,  lib.  V,  cap.  26   Isidore, 
de  Séville,  Etymologies  et  origines. 

2.  Mary-Lafon,  Hist.  du  midi  de  la  France,  1. 1",  l'«  partie. 

3.  L'abbé  Voisin,  La  France  avant  César,  par  le  Marin  de  Tyr,  p.  60,  in-4, 
2*  livraison.  Paris,  1865. 


Ll^  GAULOIS  05 

rude,  fort,  demi-sauvage  par  rapport  aux  autres  peuples 
de  la  France.  Répondant  aux  Ausks,  les  habitants  des 
bassins  de  la  Garonne  et  de  l'Adour  sont  sveltes,  doux  et 
vifs.  Leur  tête  a  une  expression  antique,  et  l'on  retrouve, 
dans  les  lignes  harmonieusement  uniformes  de  leur  profil 
dorien,  le  sang  de  l'Ibère  mêlé  à  celui  de  la  Phénicie.  En 
Gascogne,  l'esprit  de  rivalité,  défaut  immémorial,  a  per- 
sisté jusqu'au  xvni^  siècle,  où  l'on  voyait  encore  les  ha- 
bitants des  diverses  paroisses  se  prodiguer  des  noms  peu 
gracieux  :  les  limaçons,  les  lapins,  les  rats  (lous  lima- 
quès,  lous  lapiès,  lous  arrates)  ^  La  hâblerie  gasconne 
est  attestée  par  un  proverbe  du  pays  :  ce  Le  Gascon  peut  se 
dédire  trois  fois.» 

Aujourd'hui,  les  Basques  occupent  le  pays  des  Aqui- 
tains et  des  Ligures,  avant  que  ces  derniers  ne  quittassent 
l'Espagne  pour  se  répandre  sur  le  littoral  de  la  Méditer- 
ranée, depuis  les  Pyrénées  jusqu'à  l'Arno.  Ils  forment 
tout  ce  qui  reste  de  la  race  ibérienne,  environ  650,000 
individus,  dans  lesquels  on  reconnaît  les  traces  d'une 
origine  primordiale.  Ils  ne  datent  plus.  Portant  la  tête 
haute,  ayant  l'air  dégagé,  les  traits  réguliers,  la  taille 
droite  et  st)uple,  la  démarche  aisée,  ferme,  légère,  les 
Basques  prennent  tout  naturellement  ce  qu'on  appelle  la 
pose  académique.  Une  vivacité,  une  assurance  extrême 
brille  dans  leurs  regards  ;  leurs  cheveux  sont  noirs,  leurs 
yeux  petits,  leurs  sourcils  épais  ;  leur  teint  est  brun,  co- 
loré, leur  nez  mince,  leur  bouche  bien  faite.  Ils  sont  ha- 
biles à  tous  les  exercices  du  corps,  et  leur  agilité  est  con- 
nue de  l'Europe  entière.  Escualdunac^  —  nom  qu'ils  se 
donnent  à  eux-mêmes,  —  signifie  ce  ceux  qui  ont  la  main 
adroite,  »  en  leur  langue.  Ils  justifient  le  dicton  «  courir, 
sauter,  danser  comme  un  Basque.  »  Ils  ont  l'intelligence 
et  l'énergie,  avec  un  caractère  difficile,  avare  et  défiant,  '^; 
ils  chantent  avec  gaîté,  sinon  avec  talent,  en  vrais  descen- 


1.  Hist.  de  la  Gascogne,  par  Monlezun,  t.  le',  p.  13^  in.8.  Auch.  1846. 

2.  Roget  de  Belloguet,  Ellmogénie  gauloise,  2*  partie,  p.  32. 

I.  5 


60  MÉMOIRES  DU   PEUPLE   FRANÇAIS 

dants  des  Cantabres  [Khantaber^  chanteur  excellent).  Au 
jeu  de  paume,  ils  montrent  une  supériorité  marquée. 

Ils  aiment  et  conservent  intacte  leur  langue  nationale, 
par  eux  appelée  euscara^  et  ils  regardent  le  nom  de  Basque 
comme  le  plus  beau  titre  à  faire  valoir,  en  n'imaginant 
pas  qu'il  y  ait  un  pays  comparable  à  VEscalen^a^  terre  où 
Ton  parle  le  basque.  La  langue  romaine  a  succombé  sous 
l'affection  qu'ils  portent  à  leur  langue  mère.  D'ailleurs, 
aucune  innovation,  venant  du  dehors^  ne  leur  plaît.  Leurs 
familles  ne  veulent  point  s'unira  des  familles  étrangères. 
Dans  plusieurs  localités,  c'est  encore  la  jeune  fille  qui 
choisit  son  époux,  à  la  mode  ligurienne.  Ils  ont  leur 
sang,  leurs  goûts,  leurs  mœurs,  leurs  usages  propres.  La 
frugalité  préside  à  leurs  repas,  composés  de  pain  de  maïs, 
de  légumes,  de  lait,  de  porc,  he  pittura^  mauvais  cidre, 
leur  sert  encore  de  boisson  ;  ne  serait-ce  pas  le  zyt  des 
Aquitains  et  des  Ligures,  le  zuthos  dont  parle  Strabon? 
Un  appétissant  jambon,  dit  chingara,  leur  semble  le  mets 
le  plus  délicieux  et  n'est  autre  que  le  jambon  cantabrique 
estimé  des  anciens. 

Qui  de  nous  ne  reconnaîtrait  le  sang  des  Ibères  dans 
ces  hommes  qui  ont  peuplé  définitivement 'les  gorges 
pyrénéennes?  Les  Galls,  demeurés  sur  le  sol  gaulois,  ont 
éprouvé  dès  le  principe  plus  de  secousses  morales  et  de 
modifications.  Le  frottement  étranger  a  laissé  plus  d'em- 
preintes sur  leur  caractère,  et  leur  nombre,  au  lieu 
de  se  réduire  presque  à  néant  comme  celui  des  Ibères, 
a  été  grossi  par  deux  invasions  kymriques.  Leurs  lan- 
gues et  leurs  mœurs  abondent  en  dialectes  et  en  va- 
riantes; peu  à  peu  leur  parler  guttural  s'étend  sur  la 
plus  grande  partie  delà  Gaule,  à  ce  point  que Quintilien 
et  Cicéron  plaisanteront  un  jour  les  Gaulois,  à  propos  de 
leur  langue  sauvage  et  aspirée  *. 

Voici  se  constituer  la  nation  ou  famille  gauloise  pro- 

1.  H.  Monin,  Monuments  des  anciens  idiomes  gaulois,  p.  150,  in-S",  Pa- 
ris, 18(>4 


LE  GAULOIS  67 

prement  dite.  L'intérêt  de  l'histoire  augmente.  Les  siècles 
s'écoulent.  On  approche  de  l'instant  où  Rome  veut  sou- 
mettre la  Gaule.  Une  quasi-liomogénite  apparaît  parmi 
toutes  les  populations  de  notre  pays,  car  les  races  sem- 
blent se  fondre  plus  rapidement  pour  échapper  aux  Ro- 
mains dominateurs. 

Dans  le  monde  gallique,  les  Arvernes  et  les  Bituriges 
occupèrent  le  premier  rang,  dès  avant  César.  Opiniâtres, 
braves  au  combat,  moins  commerçants  que  guerriers^  les 
Arvernes  osaient  se  regarder  comme  frères  des  Latins,  et 
issus  de  race  troyenne  *.  Ils  disaient  qu'Anténor  avait 
fondé  Clermont.  Leur  lutte  contre  les  Romains  prouva 
surabondamment  leur  courage  et  leur  soif  d'indépen- 
dance. Les  vainqueurs  eux-mêmes  déclarèrent  les  Ar- 
vernes libres.  Pendant  cette  lutte,  Yercingétorix,  pré- 
voyant une  défaite,  leur  dit  que  le  salut  commun  exigeait 
des  sacrifices  particuliers  ;  qu'il  fallait  brûler  toutes  les 
habitations  isolées,  tous  les  villages,  et  même  les  villes 
incapables  de  soutenir  une  défense.  Le  projet,  unanime- 
ment adopté,  fut  aussitôt  mis  à  exécution.  Ce  patriotisme, 
cet  amour  exclusif  que  les  Arvernes  avaient  pour  leurs 
montagnes,  existe  encore  aujourd'hui  chez  les  habitants 
du  Puy-de-Dôme.  L'Auvergnat  parcourt  bien  des  villes 
afin  d'amasser  une  petite  fortune;  mais  il  ne  manque  pas 
de  venir  en  jouir  devant  ses  pics  et  ses  volcans  éteints  :  il 
veut  manger  le  fromage  amer,  et  boire  le  gros  vin  rouge. 
Il  est  fier  de  son  pays^  de  même  que  le  savoisien,  du  sang 
des  Allobroges,  aime  ardemment  ses  monts  neigeux,  y 
naît  et  y  meurt. 

Au  combat  d'Avaricum  (Bourges),  un  Biturige,  placé 
en  face  d'une  des  portes  pour  alimenter  l'incendie  d'une 
tour  romaine,  y  jetait  des  boulets  de  suif  et  de  bois, 
qu'on  lui  faisait  passer  de  main  en  main.  Frappé  au  côté 
par  un  scorpion,  —  machine  de  guerre  qui  lançait  des 
pierres  ou  des  dards,  —  il  tomba.  Son  voisin  prit  sa  place, 

1.  Lucani  Pharsal,  lib.  L 


68  MÉMOIRHS  DU   PFUFLE  FRANÇAIS 

fut  tué  aussitôt.  Un  troisième,  puis  un  quatrième,  succom- 
bèrent ;  mais  la  porte  n'en  fut  pas  moins  occupée  pendant 
toute  la  durée  du  combat  * . 

Plusieurs  tribus  de  l'Arvernie,  les  Gabales  (Gévaudan, 
Cévennes  septentrionales),  et  les  Rutènes  (Rouergue)  à 
la  rouge  chevelure  ^,  étaient  renommées  pour  leurs  ri- 
chesses ;  elles  possédaient  des  mines  d'argent  et  d'or,  que 
les  Phéniciens  avaient  découvertes  dans  les  flancs  de  leurs 
montagnes.  Le  Tarn,  disait-on,  roulait  des  paillettes  d'or. 
Le  village  d'Orguel,  à  dix-sept  kilomètres  de  Montauban, 
doit  son  nom  à  ce  précieux  métal.  On  n'exploitait  guère  les 
mines  d'argent.  Mais  la  nature  fournissait  de  l'or  sans  peine 
et  sans  travail  manuel,  pour  ainsi  dire.  Lorsque  des  riviè- 
res avaient  des  sinuosités  difficiles  à  parcourir,  l'eau  qui 
descendait  des  montagnes  entraînait  à  leurs  racines  de 
grandes  paillettes  d'or;  les  ouvriers  qui  travaillaient  à 
les  recueillir,  brisaient  les  mottes  contenant  des  grains 
d'or,  puis  ils  les  dépouillaient  de  leur  vase  en  les  liqué- 
fiant à  la  fournaise,  comme  cela  s'est  fait  encore  long- 
temps après,  aux  environs  des  Alpes  ^. 

Moins  brillants  par  le  caractère  que  les  Arvernes,  les 
Eduens  paissaient  leurs  troupeaux  et  récoltaient  le  blé. 
Les  Bituriges  exploitaient  des  mines  de  fer  considé- 
rables %  savaient  fixer  à  chaud  l'étain  sur  le  cuivre,  pos- 
sédaient des  ateliers  pour  façonner  l'or  et  l'argent,  et 
avaient  inventé  le  placage  dont  ils  ornaient  les  mors  et  les 
harnais  des  chevaux.  Une  industrie  importante  enrichis- 
saitles  Séquanes,  qui  préparaient  la  chair  duporc  et  fabri- 
quaient des  jambons  très-recherchés  en  Italie  et  en  Grèce. 

Peu  à  peu,  les  Galls  ayant  adopté  certaines  habitudes 
des  Ibères,  chassés  par  eux,  il  y  eut  certainement  plus  de 
stabilité  dans  leur  existence.  Des  villes  s'élevèrent,  sur 
les  terrains  dépouillés  des  bois  qui  les  couvraient.  Les 

1.  Cœsar,  De  Bell,  gall.,  lib.  VII,  cap.  25. 

2.  Lucani  Pharsal,  lib.  I,  vers  402. 

:i.  L'abbé  Voisin,  La  France  avant  César,  p.  77. 
4.  Strnbo.  lib.  IV,  cap.  2, 


LE  GAULOIS  69 

Galls  construisirent  des  maisons  avec  les  plus  beaux 
arbres,  au  lieu  de  continuer  à  vivre  en  nomades.  Aussi 
Famour  du  foyer  commença  à  se  développer  chez  ces  po- 
pulations vagabondes,  qui  se  choisirent  définitivement 
une  patrie;  et  le  nombre  diminua  de  ceux  qui,  en  pleine 
paix,  allaient  chercher  l'occasion  de  guerroyer  jusque 
dans  les  rangs  étrangers. 

Puis,  l'invasion  des  Kymris,  par  le  nord,  aboutit  à  la 
fondation  de  villes  assez  remarquables,  et  mit  en  évi- 
dence des  nations  jusqu'alors  presque  inconnues  :  les 
Pétrocoriens  (diocèses  de  Perigueux  et  de  Sarlat),  qui  ex- 
ploitaient des  mines  de  fer;  —  les  Sénonais,  d'humeur 
guerrière  et  errante,  qui  effrayèrent  l'Italie  avec  leurs  cris 
horribles  et  leur  impétueuse  fougue,  en  inspirant  trop  d'é- 
pouvante eu  égard  à  leur  force  réelle,  par  leur  aspect  colos- 
sal et  tel  qu'ils  semblaient  nés  pour  l'extermination  des 
hommes  et  des  villes  *;  —  lesLingons,  passionnés  aussi 
pour  la  guerre,  portant  des  armes  peintes  ^;  —  les  Car- 
nutes,  dont  la  capitale  Autricum  (Chartres)  devint  un 
collège  de  druides  entouré  de  forêts,  un  milieu  sacré, 
comme  elle  était  elle-même  le  point  central  du  territoire 
Gallo-Kymrique.  Les  Carnutes  avaient  à  Orléans  une  ex- 
cellente place  de  commerce,  en  relations  continuelles  avec 
les  Nannètes,  par  le  port  considérable  de  Corbilo,  (bourg 
de  Couéron),  situé  sur  la  rive  droite  de  la  Loire-Inférieure, 
et  avec  les  Éduens  par  Noviodunum  (Nevers),  au  con- 
fluent de  la  Loire  et  de  la  Nièvre  ^.  Aujourd'hui  encore, 
les  marchés  de  grains  et  de  bestiaux  abondent  dans  le 
pays  chartrain  et  l'Orléanais,  dont  les  habitants  montrent 
aussi  beaucoup  de  ferveur  religieuse. 

De  la  même  invasion  kymrique  data  la  célébrité  des 
Nannètes,  sur  la  rive  gauche  de  la  Loire -Inférieure, 
peuple  qui  faisait  de  fréquentes  expéditions  maritimes 
dans  l'île  d'Albion  ou  Alb-in,  l'île  montagneuse. 

1.  Florus,  lib.  I,  cap.  13. 

2.  Lucani  Pliars.,  lib  1,  v.  îi^B. 

3.  Slrabon.  lib.    V,  cap.  2.  • 


70  MÉMOIRES  DU   PEUPLE  FRANÇAIS 

Enfin,  vers  ce  temps,  les  Venètes,  marins  hors  de 
ligne,  tinrent  un  rang  honorable.  Les  vaisseaux  venètes, 
dont  la  carène  était  presque  plate,  bravaient  impunément 
les  bas-fonds  et  les  reflux;  leurs  proues  et  leurs  poupes, 
très-élevées,  résistaient  au  choc  des  vagues,  à  la  furie 
des  tempêtes.  Tous  les  bordages,  renforcés  en  chêne, 
soutenaient  parfaitement  le  brisement  du  flot  :  les  bancs 
étaient  construits  avec  des  poutres  de  trente-trois  centi- 
mètres d'équarrissage  environ,  rattachées  par  des  che- 
villes de  fer,  de  trois  centimètres  de  grosseur.  Des  chaînes 
de  fer,  non  des  câbles,  retenaient  les  ancres.  Des  peaux 
préparées  et  amincies  servaient  de  voiles.  Ou  plutôt, 
car  il  est  difficile  de  croire  que  ces  peuples  ignoraient 
l'usage  du  lin,  les  Yenètes  ne  teignaient-ils  pas  leurs 
voiles  en  toile  avec  du  tan^  ce  qui  leur  donnait  une  couleur 
d'un  rouge  sombre,  semblable  à  la  peau  d'un  animal?  Les 
marins  du  Morbihan  ont  conservé  cette  habitude. 

De  même  que  les  Nannètes,  leurs  voisins,  les  Yenètes 
commerçaient  avec  Albion  :  ils  en  rapportaient  des 
esclaves,  des  cuirs,  du  cuivre  et  de  l'étain.  Leur  puis- 
sance et  leur  supériorité  maritime  furent  telles  que  tout 
vaisseau  fréquentant  les -parages  de  la  péninsule  leur 
devait  un  droit  de  passage  ^.  En  guerre,  pour  mieux 
surprendre  les  ennemis,  les  Bretons  eurent  plus  tard 
des  Pyctœ,  bateaux  complètement  peints  en  couleur  de 
mer  ^.  Rappelons  que  la  Bretagne  et  la  Normandie  ont 
gardé  le  '  goût  des  expéditions  maritimes  ;  que  l'une  et 
l'autre  donnent  la  naissance  à  d'habiles  et  glorieux  ma- 
rins, à  des  hommes  robustes  et  énergiques,  comme  le 
furent  les  Yenètes. 

Plusieurs  nations  prirent  un  nouvel  essor  après  l'inva- 
sion des  Belges.  Désormais  on  connut  les  Leukes  (Duché 
de  Bar  et  petite  partie  de  la  Champagne  et  de  la  Lor- 
raine),   adroits  frondeurs,    habiles  à  lancer  répieii,  et 


1.  Cœsar,  De  Bell,  gall.,  lib.  III,  cap.  8  et  13. 

2.  Végéta  Inst.  râilit.,  lib.  V,  cap.  7. 


LE  GAULOIS  74 

d'humeur  indépendante,  comme  les  Arvernes.  Pour  la 
puissance  et  l'intrigue,  les  Rêmes  (diocèse  de  Reims) 
acquirent  de  la  réputation.  Les  Bellovakes  purent  facile- 
ment armer  soixante  mille  hommes,  cent  mille  au  besoin  * . 
Braves  à  un  haut  degré,  ils  tinrent  une  grande  place  dans 
les  confédérations  qui  eurent  pour  but  la  délivrance 
gauloise.  Les  Soissonnais  possédaient  une  infanterie  qui, 
malgré  ses  longues  armes,  manœuvrait  avec  légèreté  ^. 
Avec  les  Bellovakes,  ils  dirigeaient  les  autres  nations. 
Les  Trévires  passaient  pour  les  meilleurs  cavaliers  de 
la  Gaule  %  et  conduisaient  avec  une  merveilleuse  adresse 
leur  covinn  ou  chariot  recourbé,  selon  Lucain.  *.  Les 
Éburons,  les  Nerviens  et  les  Ménapes  menaient  une  exis- 
tence de  sauvages,  qui  ressemblait  fort  à  celle  des  Ger- 
mains. Ils  restaient  dans  leurs  immenses  marais,  ou  dans 
les  profondeurs  de  leurs  bois,  de  leurs  Ardennes  [ar-denn^ 
la  profonde),  en  rejetant  l'usage  du  vin  et  des  autres  su- 
perfluités  propres  à  énerver  les  âmes  et  à  affaiblir  les 
courages  \  C'étaient  plutôt  des  tribus  que  des  nations. 
Les  unes  refusaient  aux  marchands  l'entrée  de  leur  pays; 
les  autres,  pour  échapper  sans  doute  aux  coups  de  l'étran- 
ger, se  construisaient  des  murailles  impénétrables,  à  l'as- 
pect poétique  :  elles  courbaient  jusqu'à  terre  et  replan- 
taient les  branches  des  jeunes  arbres,  qui  s'entrelaçaient 
avec  le  temps  pour  former  une  sorte  de  réseau,  un  mur 
de  végétation  ^  Déjà,  au  nord  et  à  l'est  de  la  Gaule,  l'ins- 
tinct militaire  se  manifestait,  à  côté  des  tentatives  d'in- 
dustrie. Et  les  siècles  ont  développé  ces  aptitudes.  Les 
habitants  de  la  Flandre,  du  Cambrésis  et  du  Hainaut  ont 
encore,  sous  ce  double  point  de  vue,  une  supériorité  in- 
contestable. Dans  le  Sénonais,   autour  de  Langres,  les 


1.  Cœsar,  De  Bell,  gall.,  lib.  II,  cap.  4. 

2.  Lucani  Pharsal,  lib.  I,  vers  423. 

3.  Cœsar,  De  Bell,  gall,  lib.  V,  cap.  3. 

4.  Lucani  Pharsal,  lib.  I,  v.  426. 

5.  Cœsar,  De  Bell,  gall.,  lib.  II,  cap.  15. 

6.  Id,  ibid.,  cap.  17;  Strabo,  lib.  IV,  cap.  3. 


72  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

grandes  batailles  se  sont  succédé  jusqu'en  1814;  les 
paysans  y  font  volontiers  le  coup  de  feu,  ainsi  qu'en  Lor- 
raine et  en  Champagne,  où  le  peuple  a  de  l'adresse,  de 
la  persévérance  et  de  la  vocation  pour  les  armes. 

Au  nord  et  à  l'est  appartenaient  surtout  la  force  et  la 
rudesse,  avec  la  solidité  guerrière;  à  l'ouest,  dans  l'Ar- 
morike,  la  ténacité  et  la  crédulité,  les  ardeurs  mystiques, 
une  mélancolie  constante,- et,  pour  ainsi  dire,  un  mariage 
de  l'homme  avec  la  nature,  se  maintenaient  et  existent 
toujours.  Le  midi  avait  plus  de  splendeur  que  les  autres 
régions.  Alors,  comme  aujourd'hui^  on  y  rencontrait  des 
villes  où  le  luxe  apparaissait  sous  toutes  ses  formes.  Ci- 
tons Lyon  et  Toulouse,  la  dernière  pourvue  d'immenses 
richesses,  possédant  beaucoup  d'or  et  d'argent  en  lingots, 
que  les  Tectosages  avaient  rapportés  de  leurs  expéditions 
en  Italie,  ou  qui  provenaient  des  mines  des  Pyrénées. 
Citons  encore  Marseille  et  ses  alentours. 


III 


Sur  le  littoral  méditerranéen,  vivait  un  peuple  natu- 
rellement propre  aux  brillantes  entreprises,  pourvu  que 
l'impulsion  première  lui  fût  communiquée.  Les  colonies 
phéniciennes,  rhodiennes  et  phocéennes  (Y.-plus  haut, 
p.  26  et  suiv.)  avaient  déposé  là  quelque  chose  delà  civi- 
lisation orientale.  Aussi  Marseille  mérita- t-elle  d'être 
proclamée  plus  tard  «  fille  des  Phocéens,  »  a  Athènes 
des  Gaules  »  et  ((  Maîtresse  des  études.  » 

Une  anecdote  rappelle  son  origine.  Nann,nc(en  gaéli- 
que, chef)  de  la  tribu  des  Ségobriges,  allait  marier  sa  fille 
Gyptis,  lorsque,  six  cents  ans  avant  J.  C,  un  marchand 
phocéen  nommé  Euxène  aborda  dans  le  pays.  ]\ann 
accueillit  l'étranger,  et  l'invita  à  prendre  place  au  festin 
qu'on  préparait.  Euxène  accepta.  Selon  l'usage  des  Ligu- 
res, la  jeune  fille  parut  à  la  fin  du  repas,  et  fit  le  tour  de 


LE  GAULOIS  73 

la  table  en  tenant  à  la  main  une  coupe  pleine  d'eau  qu'elle 
devait  offrir  à  l'époux  de  son  choix.  Gyptis  s'arrêta  devant 
Euxène.  L'étonnement  fut  général...  Nann  se  soumit  au 
goût  capricieux  de  sa  fille  :  il  crut  voir  là  un  ordre  des 
dieux,  prit  le  Phocéen  pour  gendre,  et  donna  en  dot  à 
Gyptis  le  golfe  même  où  Euxène  avait  débarqué.  Le  jeune 
époux  nomma  sa  femme  Aristoxène,  c'est-à-dire  «  la 
meilleure  des  hôtesses  ;  »  puis  il  renvoya  son  vaisseau  à 
Phocée  afin  d'en  ramener  des  colons.  Marseille  [Maz- 
salia^  habitation  salyenne)  s'éleva  sur  une  presqu'île 
creusée  en  forme  de  port  vers  le  midi,  dans  une  position 
excellente,  mais  sur  un  territoire  très-circonscrit.  Bâtie  en 
amphithéâtre  au  milieu  des  rochers,  elle  devint  bientôt 
le  plus  important  comptoir  de  la  Gaule  ;  bientôt  les  Mar- 
seillais entreprirent  des  expéditions  commerciales,  et 
fondèrent  d'autres  villes  :  Monaco  [Portus  Herculis 
Monœci),  Nice  [Nikaï,  la  ville  de  la  victoire,  Nicœ)^  Agde 
(Agathe-Tykhé ,  la  Bonne  Fortune,  Agatha),  les  iles 
d'Hyères  (Stœchades),  Cavaillon,  Avignon  et  Arles,  vieil- 
les cités  celtiques,  passèrent  sous  leurs  lois,  les  deux 
premières  après  avoir  appartenu  aux  Cavares,  et  la  troi- 
sième aux  Salyens.  Plus  tard,  on  compta  trois  fondations 
marseillaises  en  Espagne,  et  une  sur  le  Rhin. 

Cependant,  pleins  d'espoir  en  leur  colonie  gauloise,  les 
Phocéens  émigrèrent  de  Phocée,  emportant  avec  eux  des 
armes,  des  graines  et  des  plants  de  vignes.  Jusque-là, 
dans  le  midi  et  le  centre  de  la  Gaule,  on  ne  récoltait  pas 
de  raisin  ;  l'olivier  fut  introduit  aussi  par  les  Phocéens, 
sans  doute  * ,  et  l'on  peut  croire  que  la  danse  des  Olivettes^ 
à  Marseille,  date  de  cette  époque.  A  l'arrivée  des  colons 
nouveaux,  en  S42  avant  J.  C.^  les  Marseillais  furent 
transportés  de  joie.  Leur  ville  s'agrandit;  on  releva  d'an- 
ciens forts  abattus^  primitivement  construits  par  les 
Phéniciens  et  les  Rhodiens  ;  on  planta  des  vignes  et  des 
oliviers  dans  les  environs,  où  chaque  année  les  bœufs 

1.  Jttsimi  Histor.,  lib.  XLIII,  cap.  4. 


74  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

venaient  brouter  le  thym  *.  Marseille  prit  un  développe- 
ment tel,  que,  jaloux  et  craignant  qu'elle  ne  dominât  leur 
propre  pays,  les  Ligures  la  voulurent  détruire,  et  qu  elle 
se  plaignit  contre  eux  au  Sénat  de  Rome.  On  sait  ce  qui 
arriva  de  la  protection  accordée  aux  Marseillais  par  les 
Romains. 

Avec  le  commerce,  quelque  luxe  pénétra  bientôt  dans 
la  colonie,  dont  les  habitants  furent  les  plus  remarquables 
commerçants  et  navigateurs  de  la  Gaule,  où  leurs  mar- 
chandises se  répandaient  par  le  Rhône,  la  Saône  et  le 
Doubs  "^.  Les  bois  de  construction  vinrent  s'accumuler, 
même  des  côtes  de  la  Manche,  dans  leurs  places  commer- 
ciales. Les  Phocéens  leur  avaient  divulgué,  assure-t-on,  le 
secret  de  faire  le  pain,  en  apprenant  d'eux,  en  retour, 
l'art  utile  de  l'agriculture  ^  Les  Marseillais  exportèrent 
d'abord  des  bijoux,  du  corail  et  du  savon  que,  selon 
Pline,  ils  ont  fabriqué  les  premiers  dans  l'antiquité. 
Vers  2S0  avant  J.  C,  des  maisons  marseillaises  avaient 
établi  quelques  comptoirs  à  Syracuse  *.  Sous  le  nom  de 
Dendrophores  ou  porte-arbres,  il  existait  à  Marseille  un 
collège  de  marchands  de  bois,  de  charpentiers  et  de  cons- 
tructeurs. Cela  ressort  d'une  inscription  découverte  dans 
les  caves  de  Saint-SaUveur.  Comme  à  Athènes,  certaine- 
ment, les  artisans  s'y  constituaient  en  corporations,  avec 
la  seule  condition  de  respecter  l'ordre  public  "\  Le  collège 
des  Dendrophores  devait  sui'vivre  à  la  conquête 
romaine . 

Les  efforts  des  Marseillais  tendirent  surtout  à  la  puis- 
sance maritime.  Ils  entretinrent  une  flotte,  comptèrent 
beaucoup  de  navires  de  cinquante  rames,  nouèrent  des 
relations  avec  l'Espagne  et  l'Italie,  et  eurent  assez  de 


i.  Pline,  lib.  XXI,  cap.  31;  Histoire  de  Jules  César,  t.  1er  p.  105, 1865,  in-«. 

2.  Straho,  lib.  IV,  cap.  1. 

3.  Aillaud,  Discours  sur  Vancienneté  de  Marseille,  p.  23. 

4.  Démosthène,  32«  discours  contre  Zénothémis,  cité  dans  l'Hist.  de  Jules 
César. 

5.  Boudin,  Hist.  de  MarseUle,  p,  18,  in-8«,  1852,  Paris  et  Marseille. 


LE  GAULOIS  75 

force  pour  que  Carthage  les  respectât,  pour  que  Rome  re- 
cherchât leur  alliance.  Ils  furent  gallo-phocéens^  sil'on  peut 
ainsi  dire,  et  adoptèrent  quelque  chose  des  mœurs  et  des 
coutumes  de  l'Europe  orientale.  Par  suite,  les  mots  radi- 
caux de  leur  langue  obtinrent  uii  adoucissement  phoni- 
que; les  racines  celto-cynésiennes,  auskes^  phéniciennes, 
se  teignirent  peu  à  peu  d'une  couleur  grecque  ^.  Pain^  en 
patois  marseillais,  se  dit  arton^  comme  dans  l'ancienne 
Grèce;  le  mot  a  été  entendu  encore  en  1830  2.  Pour  leurs 
travaux  de  culture,  ils  employaient  des  étrangers.  Des 
Ligures  se  louaient  à  eux,  écrit  Strabon.  Parmi  les  Ligures 
aussi,  les  Marseillais  choisissaient  des  troupes  soldées, 
armées  et  disciplinées  ce  à  la  grecque,»  et  portant  le  bou- 
clier de  cuivre,  fabriqué  sur  le  modèle  grec.  Il  n'était 
permis  à  personne  d'entrer  dans  la  ville  de  Marseille  avec 
des  armes  offensives.  Un  homme,  chargé  de  recevoir  ces 
armes  à  la  porte  et  de  les  garder,  les  rendait  à  l'étranger 
lors  de  son  départ  ^. 

Dès  l'origine,  chez  les  Marseillais,  à  l'imitation  des  peu- 
ples de  race  ionienne,  l'époque  où  la  vigne  fleurit  fut  une 
époque  d'allégresse,  pendant  laquelle  on  célébrait,  en 
l'honneur  de  Bacchus,  la  fête  florale  des  Anthestéries.  La 
cité,  alors,  resplendissait  d'un  merveilleux  éclat,  malgré 
ses  habitations  en  bois,  en  terre  et  en  chaume.  Les  façades 
des  maisons  et  des  places  étaient  décorées  de  rameaux 
verts,  de  roseaux,  de  guirlandes  de  fleurs  :  on  faisait  de 
même  pour  les  édifices  publics  et  les  temples,  construits 
en  marbre,  en  pierres  de  taille  et  en  tuiles.  Tout  travail 
cessait,  les  tribunaux  vaquaient  ;  le  temps  se  passait  en 
cérémonies  diverses.  N'était-il  pas  naturel  que  Bacchus 
obtint  ces  honneurs  à  Marseille,  dont  les  habitants  ne 
prirent  jamais  les  armés  que  pour  conquérir  ou  garder 
des  terres  propres  à  la  culture  des  arbres  venus  d'Ionie? 


1.  Mary-Lafon,  Histoire  du  raidi  de  la  France,  t.  1«%  p.  31. 

2.  J.  J.  Ampère,  La  Grèce,  Rome  et  Dante»  p.  91,  in-i8,  PariSy  i862. 

3.  Valer.  Maxim.  ^  lih.  Il,  cap.  6. 


76  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

D'autre  part,  toujours  selon  la  coutume  grecque ,  le 
printemps,  représenté  par  la  déesse  Maïa,  avait  sa  fête  le 
1'^'  mai.  On  plaçait  sur  des  autels  garnis  de  fleurs  quelques 
jeunes  filles  bien  parées,  et  leurs  compagnes  appelaient 
les  passants  pour  offrir  des  fleurs  à  la  Maïa,  déesse  de 
cette  saison  délicieuse.  *  Si  Ton  se  rappelle  que  le  «  mois 
de  Marie  »  est  le  mois  de  mai,  on  comprend  qu'une  fête 
chrétienne  ait  succédé  à  la  poétique  Maïa^  qui  s'est,  d'ail- 
leurs, perpétuée  jusqu'à  une  date  récente  parmi  les  Pro- 
vençaux. 

Peu  de  changements  survinrent  dans  les  mœurs  des 
Marseillais.  La  colonie  phocéenne  se  distingua  complè- 
tement des  villes  du  centre  et  du  nord.  On  y  honora  l'af- 
'fabilité,  la  tempérance,  l'amitié.  «  Mœurs  de  Marseille,  » 
dit  le  proverbe  romain  ^.  L'hospitalité  y  fut  pratiquée 
sans  cesse,  le  plus  gracieusement  du  monde.  On  distri- 
buait les  familles  en  phijles  ou  tribus  ^  L'usage  voulait 
que  les  Marseillaises  ne  bussent  pas  de  vin;  leurs  maris 
avaient  le  droit  de  les  tuer,  lorsqu'elles  tombaient  dans 
cette  faute  *.  Une  loi  somptuaire  ne  permettait  pas  que 
la  plus  riche  dot  des  femmes  excédât  cent  écus  d'or,  la 
plus  riche  de  leurs  parures,  cinq  écus  ^  Les  filles  n'a- 
vaient droit,  dans  les  successions,  qu'a  une  dot  modique, 
selon  le  code  athénien.  Les  fils  commençaient  dès  l'âge 
de  sept  ans  leur  éducation,  qui  avait  la  gymnastique 
pour  base.  On  les  inscrivait  sur  un  rôle  particulier  jus- 
qu'à dix-huit  ans;  alors  ils  étaient  éphèbes,  c'est-à-dire 
pubères,  terminaient  leurs  leçons  de  gymnastique,  et 
commençaient  leur  apprentissage  militaire.  De  vingt  ans 
à  soixante,  ils  étaient  soldats  ^ .  Les  Marseillais   avaient 


1.  Guijs,  Voyage  littéraire  en  Grèce  ;  J.  /.  Ampère,  la  Grèce,  elc,  [>.  o9. 

2.  Plante,  Casina,  Act.  v.,  se.  4. 

3.  J.  J.  de  Pasioret,  Hist..  de  la  législation,  t.  IV,  p.  108  et  o08. 

i.  Antonio  de  liuffi.  Histoire  de  Marseille,  liv.  l•^  ch.  3.  In-folio,  Mar 
seille,  1642;  Alian,  Hist.  divers,  lib.  H,  cap.  38- 

5.  Strabo,  lib.  IV,  cap.  1. 

6.  Boudin,  Hist.  de  Marseille,  p.  19. 


LE  GAULOIS  77 

adopté  une  loi  athénienne  qui  autorisait  à  priver  trois 
fois  de  la  liberté  tout  affranchi  convaincu  d'ingratitude 
envers  son  patron  ;  mais  cette  loi,  à  la  quatrième  fois, 
considérait  l'affranchissement  comme  inviolable,  pré- 
sumant alors  que  le  maître  avait  mérité  l'ingratitude 
de  son  esclave 

L'administration,  qui  prohibait  les  spectacles  de  mi- 
mes, *  entachés  d'immoralité,  proscrivait  les  magiciens, 
les  prêtres  mendiants,  comme  gens  engraissant  leur  pa- 
resse, et  de  pernicieux  exemple.  Toutefois,  les  Pho- 
céens importèrent  à  Marseille  une  danse  d'origine  grec- 
que, usitée  aujourd'huidans  tout  le  midi  de  la  France,  —  la 
Falandoulo.  Une  longue  chaîne  d'individus  se  forme  spon- 
tanément dans  les  lieux  publics.  Conduite  par  un  chef  qui 
s'applique  à  lui  faire  exécuter  un  grand  nombre  de  dé- 
tours et  à  la  faire  rompre,  elle  s'efforce  au  contraire  de 
ne  pas  laisser  briser  ses  anneaux.  La  falandoulo,  fort 
ancienne  en  Orient,  est  encore  dansée  par  les  bergers 
turcs.  En  outre,  les  Grecs  de  Marseille  avaient  proba- 
blement répandu  autour  d'eux  l'usage  de  la  Pyrrhique, 
ou  danse  armée,  que  l'on  retrouve  toujours  près  de  Bri- 
ançon.  L'origine  des  chevaux  frux,  chevaux  en  carton 
sur  lesquels  on  pratique  un  trou  qui  permet  au  cavalier 
de  s'y  introduire  et  de  fixer  le  cheval  à  sa  ceinture  par 
des  courroies,  remonte  aussi,  dit-on^,  aux  Phocéens.  Dans 
cet  exercice,  figurant  au  programme  de  toutes  les  fêtes 
provençales,  les  cavaliers  feignent  d'avoir  à  dompter  des 
chevaux  très-fougueux,  et  ils  exécutent  des  manœuvres 
d'équitation  ^.  Ce  jeu  rappellerait-il  le  combat  des  Cen- 
taures et  des  Lapithes? 

Malgré  l'étroite  sévérité  des  lois  marseillaises,  rares 
étaient  les  sentences  de  mort,  comme  le  prouve  la  rouille 
qui  rongait  le  glaive  de  la  Justice  servant,  depuis  la  fon- 
dation de  la  ville,  à  l'exécution  des  criminels.  La  note 

1.  Valer.  Maxim.,  lib.  II,  cap.  6. 

'2.  Alf.  de  Nore,  (Coutumes,  mythes  et  traditions  des  provinces  de  France, 
p.  40  et  44,  in-8o.  Paris,  1846. 


78  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

d'infamie,  peine  très-grave,  entraînait  la  perte  de  tous 
les  droits  civils,  la  dégradation  du  condamné  et  la  con- 
fiscation de  ses  biens. 

Lorsqu'un  citoyen  venait  à  mourir,  personne  n'osait 
montrer  de  la  douleur  ;  personne  ne  voulait,  par  respect 
pour  la  patrie ,  paraître  trop  affligé  de  la  mort  d'un 
parent.  De -plus,  aux  funérailles,  loin  d'afficher  le  deuil, 
on  célébrait  de  grands  festins.  Devant  les  portes  de 
la  ville  se  trouvaient  toujours  deux  bières,  appelées 
Libitines,  destinées  à  recevoir,  l'une  les  corps  des 
hommes  libres,  l'autre  ceux  des  esclaves,  pour  les  porter 
ensuite  sur  un  char  au  lieu  de  la  sépulture,  *  éloigné 
d'au  moins  deux  mille  pas  de  la  ville.  Quelquefois,  l'in- 
cinération des  corps  avait  lieu,  et  les  restes  mortels 
étaient  renfermés  dans  des  urnes  de  verre  ou  de  cristal 
semblables  à  celles  que  l'on  a  déterrées  en  creusant  le 
bassin  de  la  Darce.  Un  Marseillais  ne  pouvait  disposer 
de  sa  vie.  Le  suicide  lui  était  interdit,  à  moins  qu'il 
n'eût  obtenu  une  permission  du  sénat,  instruit  des  rai- 
sons qui  portaient  cet  infortuné  à  désirer  la  mort.  Edifiés 
sur  la  valeur  de  ses  raisons,  les  magistrats  lui  envoyaient 
ou  non  la  ciguë  ^.  Cette  coutume  venait  très-probable- 
ment de  la  Grèce,  car  on  l'observait  dans  l'île  de  Ceos. 
Enfin,  par  mesure  préventive  à  l'égard  du  suicide,  la 
vente  du  poison  était  rigoureusement  défendue. 

A  Marseille  il  fallait  s'occuper  d'industrie,  de  com- 
merce, de  navigation,  de  sciences  exactes  ou  de  critique 
littéraire,  et  ne  pas  aimer  les  poètes  ni  les  orateurs,  bien 
que  des  grammairiens  de  cette  ville  aient  révisé  très- 
anciennement  les  poèmes  d'Homère  avec  une  correction 
rare,  et  qu'ils  aient  mis  au  jour  ce  l'édition  massaliotique  » 
de  l'auteur  de  l'Iliade. 

Pythéas,  savant  navigateur,  astronome,  qui  pénétra 
jusque  dans  la  mer  Baltique,  et  Eutymènes,  qui  explora 
la  côte  d'Afrique  jusqu'au  Sénégal,  naquirent  dans  cette 

1.  Valer,  Maxim.,  lib.  II,  cap.  6. 

2.  Valer.  Maxim.,  id.  ibid. 


LE  GAULOIS  79 

u  Athènes  des  Gaules.  »  Un  demi-siècle  plus  tard,  Era- 
tosthènes  composa  une  histoire  fort  étendue  des  Gaulois, 
ouvrage  cité  par  César,  mais  malheureusement  perdu. 
Pythéas  et  Eutymènes  ont  écrit  chacun  un  Périple.  Py- 
théas  détermina,  à  quarante  secondes  près,  au  moyen  du 
gnomon,  la  latitude  de  sa  patrie,  et  il  constata  les  relations 
des  marées  avec  la  lune.  Parmi  les  anciens,  la  mécani- 
que des  Marseillais  acquit  une  juste  célébrité.  En  preuve 
de  leur  adresse  peu  commune  dans  le  travail  des  métaux, 
ils  ont  laissé  des  médailles  frappées  au  coin,  ou  fondues 
en  cuivre,  en  bronze  et  en  argent,  ayant  pour  types  ordi- 
naires le  Lion  et  le  Taureau  menaçant.  D'autres  repré- 
sentent un  cep  de  vigne,  ou  bien  un  trident  et  un  poisson, 
pour  signaler  les  années  abondantes  dans  la  vendange  et 
la  pêche;  d'autres  offrent  l'empreinte  de  la  girafe  et  de 
l'hippopotame,  et  consacrent  probablement  les  voyages 
de  Pythéas  en  Afrique;  d'autres,  enfin,  sontà  l'efligie  de 
Diane  et  d'Apollon,  dont  la  tête  est  armée  d'un  casque. 
La  plupart  se  font  remarquer  par  la  noble  simplicité  des 
types  et  par  la  perfection  du  travail.  Agde,  Cavaillon  et 
d'autres  cités  de  même  origine,  frappaient  aussi  des 
monnaies  dont  la  fabrication  n'approchait  pas  de  l'art  mar- 
seillais. Sur  celles  d' Agde  figuraient  Diane  et  le  lion.  * 

Ainsi,  l'antique  cité  des  Phocéens  rayonnait  sur  le  lit- 
toral,—  astre  entouré  de  ses  satellites.  Son  importance  ne 
s'est  jamais  effacée;  et,  de  nos  jours,  Marseille,  bril- 
lante, active,  magnifique,  est  reine  de  la  Méditerranée. 


IV. 


Avec  quel  intérêt  l'historien  suivrait  pas  à  pas,  dans 
leur  marche,  les  différents  peuples  qui  ont  paru  en  Gaule 
jusqu'au  premier  siècle  de  l'ère  chrétienne  !  Il  aimerait  à 

1.  La  Sanssaye,  Numismatique  de  la  Gaule  narhoniiaise,  in-4,  1842,  Paris. 


80  MÉMOIRKS    DU    PKUPLE  FRANÇAIS 

pouvoir  constater  d'une  manière  certaine  leurs  transfor- 
mations successives,  de  générations  en  générations.  Mais 
le  tableau  nécessairement  incomplet  qui  s'offre  à  lui,  n'a 
pas  de  nuances  arrêtées  dans  les  couleurs,  et  une  perpé- 
tuelle confusion  existe  dans  les  groupes  qu'il  y  distingue. 

A  peine  un  lien  trop  frêle,  tour  à  tour  formé  et  rompu 
par  les  événements,  unit-il  un  peuple  à  un  autre.  Où  et 
comment  trouver  les  infinis  détails  qui  permettraient  de 
reconstruire  l'ensemble  de  la  vie  privée  et  publique?  Par 
quels  moyens  déterminer  les  dates  fixes  des  modifica- 
tions survenues  dans  les  mœurs?  Il  est  presque  impos- 
sible de  conserver,  plus  que  nous  ne  l'avons  fait  jusqu'ici, 
un  ordre  chronologique  absolu.  Des  peuplades  au  ber- 
ceau, demi-sauvages;  des  bandes  errantes;  des  tribus 
qui  sont  plus  ou  moins  en  rapports  forcés  de  voisinage  ; 
des  colonies  lointaines,  important  dans  leur  patrie  adop- 
tive  une  civilisation  perfectionnée,  tout  cela  ne  saurait 
constituer  une  unité  nationale.  Les  Gaulois  ne  se  connu- 
rent, ne  se  comptèrent,  ne  se  sentirent  exister  organi- 
quement que  lorsqu'un  maître  leur  eut  infligé  le  nom  de 
Province  gallo-romaine. 

Demandons-nous  donc  maintenant,  pour  saisir  enfin 
un  aspect  d'ensemble ,  quels  hommes  César  a  vaincus, 
et  quel  était  l'état  de  la  civilisation  gauloise,  moua- 
ment  de  la  conquête.  Si  les  Romains  ont  voulu  ré- 
duire la  Gaule  en  Province,  c'est  qu'elle  leur  inspirait 
de  la  crainte  ou  méritait  leur  convoitise,  et  la  lutte  même 
servit  au  développement  général  des  mœurs  et  des  cou- 
tumes de  la  population.  De  tant  de  maux  sortit  le  bien; 
la  détresse  commune   engendra  l'harmonie  des  âmes. 

Au  premier  siècle  de  notre  ère,  les  Gaulois  du  Nord, 
du  Nord-Ouest  et  de  l'Ouest,  se  font  remarquer  par  leurs 
longs  et  abondants  cheveux  :  —  Gallia  comata^  Gaule 
chevelue,  disent  les  Romains.  Ceux  du  Sud  et  du  Sud-Est 
se  distinguent  par  les  braies  :  —  Gallia  braccata^  Gaule 
porteuse  de  braies.  Ce  sont  encore  les  braies  des  anciens 
Galls,  avec  la  chemise  à  manches  d'étoffe  rayée,  descen- 


LE  GAULOIS  81 

daiit  jusqu'au  milieu  des  cuisses  *.  Le  vêtement  n'a  point 
changé;  tantôt  ample,  tantôt  ajusté,  il  est  seulement  un 
peu  plus  luxueux  qu'à  son  origine  :  braguez  signifie  tou- 
jours haut-de-chausse  en  breton.  Quant  à  la  saie,  on  la 
brode  quelquefois  d'or  et  d'argent,  quelquefois  on  la 
couvre  d'ornements  peints  2. 

La  propreté  gallique,  qualité  native,  semble  devenir 
une  véritable  coquetterie  :  certaines  dames,  pour  avoir 
le  teint  frais,  se  lavent  le  visage  avec  de  l'écume  de 
bière  ^  Pour  donner  à  leur  chevelure  une  couleur  rouge 
ardent,  les  hommes  la  lessivent  avec  de  l'eau  de  chaux, 
ou  la  recouvrent  de  suif  combiné  avec  de  la  cendre.  Les 
uns  la  laissent  flotter  sur  leurs  épaules,  et  dans  toute  sa 
longueur;  les  autres  la  relèvent  et  la  lient  en  touffe  au- 
dessus  de  leur  tête.  Les  hauts  personnages  se  rasent, 
mais  portent  d'épaisses  moustaches  *  ;  le  reste  a  la  barbe 
entière. 

A  ce  portrait  ajoutons  celui  d'un  Gaulois  armé  pour  le 
combat  :  C'est  un  homme  blond,  aux  cheveux  blonds  ou 
châtains  flottants,  aux  moustaches  rousses.  Il  a  revêtu 
la  saie.  Il  se  sert  d'un  gai  (  en  irlandais  gai,  pique),  — 
ou  d'une  catéie  (en  kymrique  katai,  arme)  —  ou  d'un  ma- 
tras  (  en  kymrique  médrii  lancer),  sorte  de  trait,  d'arba- 
lète dont  le  fer  est  moins  pointu  que  celui  de  la  flèche, 
—  ou  d'une  flèche,  —  ou  d'une  fronde,  —  ou  d'un  sa- 
bre long  à  un  seul  tranchant,  soit  en  fer,  soit  en  cuivre, 
tenu  par  des  chaînes  de  même  métal.  Presque  tout  cela 
fait  mauvais  service^  à  l'exception  d'une  espèce  de  pique 
dont  le  fer,  long  d'un  demi-mètre  environ,  et  large  de 
cent  quarante-huit  millimètres,  se  recourbe  vers  sa  base, 
comme  un  croissant.  Cette  arme,  d'invention  gauloise, 
un  peu  semblable  à  la  hallebarbe,  cause  d'horribles,  de 


1.  Strabo,  lib.  iv.  cap.  4  ;  V.  plus  haut,  p.  55. 

2.  D'après  Virgile,  Silius  Italicus  et  Diodoro  de  Sicile. 
8.  Plin.,  lib.  xxii,  cap.  25. 

4.  niod.  Sicu/.,lib.  v,  cap,  28;  Plin.,  lib.  xxviii.cap.  12  ;  Amùd.Tliierry. 
Hist.  des  Gaulois,  t.  I*^',  liv.  4,  ch.  !«'. 


82  MEMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

mortelles  blessures  « .  Le  guerrier  pauvre  porte  un  cas- 
que de  métal,  auquel  s'attachent  des  cornes  d'élan,  de 
buffle  ou  de  cerf.  Le  riche  porte  un  casque  de  métal  pré- 
cieux, un  cimier  représentant  en  tête  ou  en  bosse  quel- 
que figure  d'oiseau  ou  de  bête  farouche,  et  surmonté  de 
panaches  hauts  et  touffus.  Sur  son  bouclier  allongé,  qua- 
drangulaire,  bariolé,  sont  clouées  de  nombreuses  figu- 
res, qui  lui  servent  de  devise  :  il  veut,  par  là,  caractéri- 
ser son  geure  de  courage  ou  effrayer  son  ennemi.  Aux 
Thermopyles,  dit  Pausanias,  les  Gaulois  ne  pouvaient 
se  reconnaître  ;  par  une  nuit  très-sombre,  ils  ne  distin- 
guaient pas  les  figures  peintes  sur  leurs  boucliers...  Les 
premiers  Gaulois  qui  parurent  à  Rome,  comme  gladia- 
teurs, avaient  un  poisson  (un  dragon?)  au  cimier  de 
leur  casque  et  étaient  appelés  «  Mirmillons  »  2. 

Sous  la  cuirasse  en  fer  battu  que  le  guerrier  a  endos- 
sée, on  remarque  une  cotte  à  mailles  de  fer,  création  de 
l'industrie  gauloise.  Outre  l'usage  des  colliers,  religieuse- 
ment conservé,  le  riche  aime  à  ceindre  un  baudrier  tout 
brillant  d'or,  d'argent  et  de  corail  ^.  Le  vêtement  ordinaire 
est  devenu  plus  complet  que  celui  des  Galls  primitifs  ; 
l'armure  protège  mieux  le  soldat,  qui  ne  va  plus  combat- 
tre nu,  par  ostentation,  comme  autrefois.  Son  courage 
ne  se  compose  plus  de  témérité  folle,  et,  quoique  mépri- 
sant la  mort,  il  ne  se  croit  plus  obligé  de  l'affronter  sans 
cause.  Sa  façon  de  comprendre  l'honneur  ne  lui  interdit 
plus  les  armes  défensives,  ni  l'emploi  de  la  tactique  et 
des  stratagèmes. 

L'honneur,  en  général,  est  le  mobile  des  actions  du 
Gaulois,  qui  se  plait  à  guerroyer.,  malgré  son  extrême 
vieillesse.  On  ne  le  voit  jamais  se  couper  le  pouce,  selon 
la  manière  italienne,  pour  échapper  au  service  mili- 
taire *,  comme  le  lâche  qu'il  appelle  en  plaisantant  Mur- 


i.  Améd.  Thierry,  Hist.  des  Gaulois,  t.  l«%  liv.  iv,  ch.  !«'. 

2.  J.  Michelet,  Orig.  du  droit  franc.,  p.  210. 

3.  D'après  Diodore  de  Sicile,  Silius  Italicus,  Varron,  Pline 

4.  Amm.  Marcellin.  lib.  xv,  cap.  12. 


LE  GAULOIS  83 

eus.  Il  tire  gloire  de  son  sang  qui  coule.  Les  blessures 
qu'on  lui  fait,  pourvu  qu'elles  ne  soient  pas  trop  béan- 
tes, excitent  son  orgueil;  car  il  se  persuade,  dit  Tite- 
Live,  qu'il  combat  d'une  façon  plus  glorieuse,  lorsque, 
sa  peau  étant  coupée,  des  plaies  larges  et  sans  profon- 
deur se  développent.  Son  étendard  est  un  sanglier,  de 
métal  ou  de  bronze,  fixé  au  bout  d'une  hampe.  Il  a  peut- 
être  choisi  le  sanglier  comme  un  symbole  naturel  de  sa 
force  farouche,  de  sa  vie  sauvage  au  milieu  des  forêts  et 
des  marécages,  à  cause  de  l'existence  habituelle  du  san- 
glier dans  ces  lieux  retirés,  et  parce  qu'il  se  nourrit  du 
fruit  du  chêne,  arbre  sacré  ^  Des  statuettes  nombreuses 
prouvent  que  le  symbolisme  national  du  sanglier  se 
maintint  longtemps.  Les  monnaies  le  représentent,  dans 
la  suite,  soit  occupant  le  champ  comme  type  principal, 
soit  fixé  au  sommet  d'une  enseigne  militaire.  Les  mon- 
naies éduennes  et  aulerkes,  datant  de  la  conquête  ro- 
maine, et  peut-être  de  l'époque  purement  gauloise,  nous 
montrent  des  cavaliers  et  des  hoplites  qui  tiennent  une 
hampe  terminée  par  un  sanglier  2,  emblème  de  toute  la 
race  gallique. 

Une  belle  tenue  sous  les  armes  est  exigée  du  Gaulois. 
D'ailleurs,  l'ordre  qui  lui  répugne  dans  la  vie  sociale  ne 
lui  déplaît  pas  dans  les  choses  de  la  guerre;  son  zèle 
pour  les  exercices  militaires  s'accorde  avec  ses  goûts  de 
bataille,  car  il  recherche  le  combat  comme  le  beau  lan- 
gage ^  Il  sait  se  maintenir  toujours  dispos  et  agile, 
habile  au  maniement  de  l'épieu,  du  glaive  ou  de  la  flè- 
che. Il  fait  du  métier  des  armes  un  pillage  organisé,  ou 
une  sorte  d'industrie  mercenaire.  Salluste  lui  donne  le 
pas  sur  les  Romains  pour  l'extrême  adresse  du  soldat. 
Si  les  images  et  les  descriptions  des  vieux  historiens  sont 
lidèles,  les  Celtes,    ce  lansquenets  »  de  l'Europe  anti- 


1.  La  Saussaye,  Numismatique  de  la  Narbonnaise,  p.  138. 

2.  Revue  archéol..  S*  ainn.  p.  729;  Revue  numism.,  1840,  p.  245. 

3.  Cato,  Orig.,  lib.  u,  fr.  2. 


que  S  jouent  un  rôle  semblable  à  celui  des  meictuiiUKîh 
allemands  du  moyen  âge.  L'art  de  la  guerre  n'a  presque 
pas  progressé  :  il  consiste  surtout  dans  la  vivacité  de 
l'attaque  et  la  violence  du  premier  clioc.  Au  lien  d'asso- 
cier leurs  forces,  les  Gaulois  ne  voient  dans  une  bataille 
qu'une  ligne  de  duels,  où  chacun  vise  son  adversaire  in- 
dividuellement. Les  peuples  des  terrains  montagneux  ou 
boisés  combattent  à  peu  près  comme  ils  chassent,  par 
petits  corps,  embuscades,  et  ruses.  Leurs  dogues,  tirés 
de  la  Belgique  ou  de  l'île  d'Albion,  dressés  pour  chasser 
l'homme,  dépistent,  assaillent,  poursuivent  l'ennemi  à 
outrance  2. 

La  légion  gauloise  s'appelle  caterva^  comme  la  légion 
macédonienne  s'appelle  fhalanx  ^  :  c'est  un  corps  com- 
posé de  six  mille  hommes  passablement  armés  *,  et  capa- 
bles d'agir;  mais,  par  malheur,  les  guerriers  traînent  à 
leur  suite  une  multitude  de  chariots  de  bagages,  qui 
embarrassent  leur  marche.  La  cavalerie,  disposée  sur 
trois  rangs,  —  les  cavaliers  d'abord,  puis  deux  rangs 
d'écuyers,  —  est  assez  bonne  et  assez  nombreuse.  En 
guise  de  sac,  les  fantassins  suspendent  à  leur  dos  une 
botte  de  paille  ou  de  branchage,  qui  leur  sert  de  siège 
quand  ils  restent  en  bataille.  Leurs  manœuvres  souffrent 
de  cet  attirail.  Les  chars  armés  de  faux  des  Gaulois,  com- 
parables à  ceux  des  Lybiens  et  des  Hellènes  primitifs,  ne 
font  pas  toujours  merveille.  Mais  les  Leukes,  les  Rêmes 
et  les  Soissonnais  n'ont  point  perdu  leur  valeur  militaire 
si  connue.  Pour  surprendre  les  villes,  ils  savent  très-bien, 
dit  César,  ouvrir  une  galerie  et  la  pousser  sous  le  fossé 
jusqu'au  pied  des  murs,  percer  sous  la  muraille  une  mine 
à  droite  et  à  gauche,  d'une  trentaine  de  mètres,  soutenir 
avec  de  forts  élançons  la  partie  de  murs  minée,  enduire 


1.  Th.  Mommsen,  Histoire  romaine,  liv.  11,  cliap.  i. 

2.  Slraho,\\v.  iv,  cap.  4;  SU.  Italie,  liv.  ix,  vers  77  ;  Ocidït  Melamorpli 
lib.  1,  vers  533;  Martial,  lib.  m,  epist.  47. 

3.  hidor.  SevilL,  Orig.,  lib.  ix,  cap.  3. 

4.  FL  Vegetius.  Dere  mililari,  lib.  u.cap.  2. 


LE  GAULOIS  85 

les  élançons  de  poix  ou  autre  matière  combustible,  rem- 
plir lamine  soit  de  bois  sec,  soit  de  fascines  goudronnées, 
et  y  mettre  le  feu,  de  telle  manière  que,  les  étançons  étant 
brûlés,  la  muraille  tombe  *.  La  race  des  Gaulois  est  la 
plus  industrieuse  et  la  plus  adroite  à  imiter  tout  ce  qu'elle 
voit  faire,  selon  l'opinion  de  leur  historien.  S'ils  triom- 
phent, ils  n'obtiennent  que  des  avantages  incomplets  ;  ils 
subissent  des  défaites  meurtrières^  et,  généralement, 
abandonnent  leurs  morts.  Leur  caractère  s'accorde  d'ail- 
leurs avec  leurs  façons  de  combattre  et  d'agir  à  l'égard 
des  vaincus. 

Dès  l'origine,  ces  barbares  avaient  tué  sans  pitié  leurs 
prisonniers  de  guerre,  qu'ils  crucifiaient,  brûlaient  ou 
attachaient  à  des  poteaux,  en  manière  de  but.  Plus  tard, 
ils  se  contentèrent  de  les  réduire  en  servitude  ;  ils  cessè- 
rent aussi  de  massacrer  des  tribus  entières,  lorsque  celles- 
ci  prolongeaient  leur  résistance.  Mais  l'usage  de  couper 
les  têtes  des  morts  sur  le  champ  de  bataille  subsista  long- 
temps. Ces  têtes,  les  fantassins  les  plantaient  à  la  pointe 
de  leurs  piques;  les  cavaliers  les  suspendaient  par  la 
chevelure  au  poitrail  de  leurs  coursiers.  Joyeux,  fiers  de 
ces  sanglants  trophées,  les  uns  et  les  autres  rentraient 
pompeusement  dans  leurs  villes.  Chaque  guerrier  clouait 
des  têtes  coupées  devant  sa  maison  ou  aux  portes  de  sa 
cité,  auxquelles  étaient  aussi  appendues  les  têtes  d'ani- 
maux tués  à  la  chasse,  —  hures  et  mufles  de  bêtes  sau- 
vages. Un  souvenir  de  cet  antique  usage  existe  encore 
dans  nos  campagnes,  où  l'on  expose  aux  regards  des 
passants  les  dépouilles  des  animaux  féroces  ou  seulement 
nuisibles.  Les  têtes  des  chefs,  embaumées,  frottées 
d'huile  de  cèdre,  étaient  disposées,  par  ordre  de  date, 
dans  d'immenses  coffres.  Trophée  modèle  regardé  comme 
très-glorieux  par  la  famille.  Quelquefois  ces  crânes,  soi- 
gneusement nettoyés,  servaient  de  coupes  dans  les  festins 
ou  dans  les  temples,  et  jamais  un  guerrier  ne  se  serait 

1.  Cl.  Lamarre,  De  Ja  milice  romaine,  p.  194,  in-8,  Paris,  1863. 


»6  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

dessaisi  d'une  tête  d'ennemi,  les  parents  ou  les  compa- 
gnons du  mort  eussent-ils  voulu  la  lui  acheter  au  poids 
de  For  ^ . 

En  temps  de  paix,  les  Gaulois  du  premier  siècle  avant 
J,  C.  pouvaient  déjà  mener  une  existence  facile.  Des 
progrès  réels  s'opéraient  dans  l'industrie,  le  commerce, 
l'agriculture.  Les  Phéniciens  avaient  propagé  l'art  de 
découvrir  les  mines,  et  d'en  tirer  bon  parti.  Instruit  par 
leur  exemple,  le  Gaulois  vendait  maintenant  un  métal 
qu'il  savait  purifier  lui-même,  et  il  exploitait  des  mines 
de  plomb.  11  possédait  des  objets  étamés  :  les  Bituriges 
avaient  inventé  l'étamage.  Il  se  servait  d'objets  plaqués  : 
les  Eduens  avaient  trouvé  le  procédé  du  placage.  Il  per- 
fectionnait la  trempe  du  cuivre  ^.  Le  roi  Bituit  montait 
sur.  un  char  entièrement  fabriqué  en  cuivre  ciselé  et  pla- 
qué ^;  car  on  incorporait  l'argent  avec  le  cuivre,  dans  la 
ville  d'Alesia.  Pour  l'usage  domestique,  les  objets  étamés 
et  plaqués  étaient  nombreux.  Le  Gaulois^  découvrant  les 
moyens  de  bien  tisser  et  brocher  les  étoffes,  devenait 
habile  dans  Fart  de  les  teindre  '* . 

Il  labourait  avec  une  charrue  à  roues,  passait  le  blé  au 
crible  de  crin,  engraissait  les  terrains  avec  de  la  marne  % 
7narga^  de  découverte  gauloise  et  bretonne.  11  défrichait 
les  bois,  pour  avoir  plus  de  terres  arables  ou  de  pâtura- 
ges. Néanmoins,  celui  qui  mettait  la  main  à  la  charrue 
se  croyait  déshonoré,  tant  il  avait  peu  l'affection  de  la 
terre  dont  il  était  possesseur  :  il  préférait  s'approprier 
par  la  force  le  blé  des  autres  que  s'occuper  à  en  semer 
ui-mème  ^  Des  métairies  étaient  ça  et  là  répandues^ 
dans  les  campagnes,  et  nous  retrouvons  encore  par  les 
bois  les  fossés  servant  de  clôture  aux  parcs  dans  lesquels 

1.  Straho,  lib.  iv,  cap.  4  ;  Diod,  SicuL,  lib,  v,  cap.  29, 

2.  PUn.jlih.  XXXIV.  cap.  8. 

3.  Florus,  lib.  m,  cap.  2. 

4.  Plin.,  lib.  viii,  cap.  48.  —  ^j 

5.  Plin.,  lib.  xviii.  cap.  6,  7,  8,  11  et  18. 

6.  Cicer,,  De  republ.,  lib.  m,  cap.  6.  , 


LE  GAULOIS  87 

vaguaient  les  animaux  domestiques.  Les  mares  que  l'on 
rencontre  isolées  sur  les  territoires  boisés,  ont  presque 
toujours  dépendu  des  antiques  métairies  gauloises.  Con- 
duits par  bandes  dans  les  plaines  et  surtout  dans  les 
forêts,  les  porcs  se  nourrissaient  de  faînes  et  de  glands, 
usage  perpétué  avec  le  droit  de  parcours  * . 

Vigneron  habile,  le  Gaulois  conservait  le  jus  du  raisin 
dans  des  tonneaux  et  des  vases  en  bois  cerclés  2,  peut- 
être  inventés  par  lui.  Quelquefois,  suivant  une  coutume 
athénienne,  il  accélérait  la  maturité  des  produits  de  la 
vigne,  en  jetant  de  la  poussière  sur  le  tronc,  les  tiges  et 
les  fruits  ;  ou  bien,  pour  corriger  l'acidité  de  la  liqueur^ 
il  y  faisait  infuser  de  la  poix  résine  ^  Il  concentrait  son 
vin  par  la  fumée,  au  risque  de  le  gâter,  ce  qui  arrivait 
fréquemment  :  il  y  mêlait  des  herbes,  plusieurs  ingré- 
dients, de  l'aloès,  pour  le  rendre  coloré  et  amer.  Certaines 
localités,  notamment  la  vallée  de  la  Durance,  fabriquaient 
des  vins  doux  et  liquoreux  :  on  tordait  la  queue  des  grap- 
pes, qui  restaient  sur  pied  jusqu'au  temps  des  premières 
gelées  *.  Le  vin  était  expédié,  soit  par  eau,  soit  par  terre, 
sur  des  chariots  ou  à  dos  de  cheval  et  de  mulet.  Sa  vente 
constituait  une  des  principales  branches  du  commerce, 
parce  que  la  Gaule  en  produisait  de  qualités  fort  diverses, 
blanc  et  rouge,  clairet  et  foncé,  fin  et  commun. 

Bientôt,  pour  éviter  de  faire  remonter  le  Rhône  torren- 
tueux par  les  bateaux  chargés  de  marchandises,  on  éta- 
blit une  route  allant  de  la  Méditerranée  à  la  Haute-Loire 
et  au  pays  des  Arvernes  %  route  d'autant  plus  nécessaire 
que  le  transport  par  eau  devait  être  organisé  d'une 
manière  insuffisante,  à  en  juger  par  toutes  les  pirogues 


1.  Léon  Fallue,  Annales  de  la  Gaule,  avant  et  pendant  la  domination  ro- 
maine, in-8,  Paris,  1864.  p.  26. 

2.  Plin.,  lib.  xiv,  cap,  21. 

3.  Voir  Dioscoride,  Plutarque  et  Martial. 

4.  Plin.,  lib,  xiv,  cap.  6  et  0  ;  Mart.,  passim  :  Améd.    Thierry,  Hist.  des 
Gaul.,  t.  h\  liv.  IV,  chap.  l'^ 

5.  Strabo,  lib.  iv,  cap.  4. 


88  MÉMOIRES  DU  PKUPLE  FRANÇAIS 

retrouvées  et  qui  se  ressemblent,  depuis  Torigine  de  la 
navigation  celto-belge  jusqu'à  César.  Elles  sont  d'une 
seule  pièce  de  chêne,  longues  de  quatre  à  dix  mètres, 
larges  de  cinquante  à  quatre-vingts  centimètres,  creuses 
de  quarante  à  cinquante  centimètres.  Au  fond,  un  trou 
carré,  pratiqué  dans  une  saillie  de  bois,  indique  la  place 
du  mât  ;  d'autres  saillies  simulent  la  membrure  :  peut- 
être  servaient-elles  d'appui  aux  rameurs.  Plates  sont  les 
surfaces  du  fond  et  des  flancs,  à  l'intérieur  ou  à  l'exté- 
rieur. L'avant  et  l'arrière  ne  diffèrent  point  ;  nulles  traces 
apparentes  de  bancs  et  de  cordages  * .  Sur  le  Rhône,  des 
barques  monoxiles  faisaient  le  commerce  maritime  2  ; 
sur  la  Seine,  outre  les  monoxiles,  on  voyait  de  petits 
bateaux  à  rames^  ou  lintres  ^ 

Qui  pourrait  dire  l'objet  ou  l'importance  du  commerce 
gaulois,  au  temps  de  la  conquête?  Il  paraît  que  les  né- 
gociants de  l'Armorike  envoyaient  dans  l'île  de  Bretagne 
de  la  vaisselle  de  terre,  du  sel,  du  pastel  et  d'autres  mar- 
chandises communes.  Ils  recevaient  en  retour  de  l'étain 
déjà  purifié,  réduit  en  masses  cubiques,  des  pelleteries 
diverses,  une  espèce  de  murex  pour  teindre  en  noir.,  des 
esclaves,  des  chiens  de  chasse  et  de  combat  *.  Sans  doute 
il  existait  déjà  des  compagnies  de  nautes,  qui  plus  tard  se 
développèrent.  Le  commerce  de  porc  était  considérable  : 
cette  nourriture  essentiellement  gallique  se  répandait 
partout.  On  recherchait  jusqu'en  Grèce  le  grenat  fin, 
l'escarboucle  de  Gaule,  et  le  corail  magnifique  péché  sur 
les  côtes  d'Hyères  en  Provence  ^  Huit  grandes  fabriques 
d'armes  tlorissaient  :  à  Strasbourg,  où  l'on  en  forgeait  de 
toutes  sortes  ;  à  Mâcon,  pour  les  flèches;  à  Autun,  pour 
les  cuirasses;  à  Soissons,  pour  les  écas,  les  balistes  ou 
machines  de  jet,  et  les  cuirasses  de  fer,  à  l'usage  des 


1.  Mém.  de  la  Soc.  desantiq.  de  France,  t.  xxii,  p.  126. 

2.  Polyb.,  lib,  iii^  cap.  42. 

3.  Cœsar,  De  bello  gall,,  lib.  vu,  cap.  40. 

4.  E.  de  Fréville,  Mém.  de  la  Soc.  des  antiq.  de  France,  t.  xxii,  p.  133. 

5.  H  Martin,  Hist.  de  France,  t.  l",  p.  90,  en  note. 


LE  GAULOIS  89 

dibanani  ou  cuirassiers  ;  à  Reims,  pour  les  grandes  épées  ; 
à  Trêves,  une  pour  les  écus,  une  autre  pour  les  balistes  ; 
à  Amiens,  pour  les  épées  et  les  boucliers.  Cette  industrie 
était  néanmoins  dans  l'enfance,  et  les  armes  gauloises 
ne  valaient  pas  celles  des  Romains  qui,  à  peine  établis 
dans  le  pays,  donnèrent  un  nouvel  essor  à  leur  fabri- 
cation. Seulement,  on  avait  trouvé  en  Gaule  le  secret  des 
flèches  empoisonnées.  Le  poison  dont  on  se  servait  pour 
les  fabriquer,  se  composait  du  suc  d'une  espèce  de  figuier, 
et  du  suc  de  l'herbe  appelée  belenion  ^  C'étaient  des 
armes  de  chasse,  que  jamais  les  Gaulois  n'employèrent 
dans  les  combats,  —  pas  même  contre  les  Romains! 

Remarquons,  à  ce  propos,  que  les  ardeurs  belliqueuses 
des  habitants  subsistaient  pendant  la  paix  la  plus  pro- 
fonde. Or,  la  chasse  ressemblant  à  une  petite  guerre,  on 
s'y  livrait  avec  passion.  Quand  les  Gaulois  prenaient  une 
pièce  de  venaison,  ils  mettaient  en  réserve,  par  recon- 
naissance, une  modique  somme  :  deux  oboles  pour  un 
lièvre,  quatre  drachmes  pour  une  biche,  etc.  Avec  cet 
argent,  le  jour  de  la  naissance  de  Diane,  ils  immolaient 
une  victime  à  la  déesse,  et  ils  terminaient  le  sacrifice  par 
un  festin,  auquel  assistaient  leur  chiens  couronnés  de 
fleurs  "^,  chiens  renommés  à  cause  de  leur  vitesse  et  de  leur 
courage,  à  ce  point  que,  selon  Strabon,  ils  devenaient  un 
objet  de  commerce.  En  chassant,  la  jeunesse  faisait  son 
apprentissage  de  valeur.  Elle  bravait  des  dangers  sérieux, 
car  Vurus,  à  la  poursuite  duquel  les  chasseurs  s'élan- 
çaient tout  d'abord,  vendait  chèrement  sa  vie.  Les  cornes 
de  cet  animal,  ornées  de  métaux  précieux,  étaient  le 
prix  de  leur  adresse  et  de  leur  intrépidité. 


1.  D'après  Strabon,  Pline  et  Aulu-Gelle. 

2.  Arrianus,  De  venatione,  cap.  3. 


90  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 


César  eut  à  combattre,  après  avoir  franchi  les  Alpes, 
non  plus  ces  tribus  errantes  dont  nous  avons  parlé,  mais 
des  populations  renfermées  dans  des  villes  entourées  de 
remparts.  Ces  fortifications  se  composaient  d'une  rangée 
de  poutres  de  toute  leur  longueur,  à  la  distance  d'environ 
un  demi-mètre,  liées  l'une  à  l'autre  en  dedans,  et  revê- 
tues d'une  masse  de  terre.  En  avant,  d'énormes  pierres 
comblaient  les  vides.  La  seconde  rangée  avait  les  mêmes 
intervalles;  mais  ses  poutres  étaient  superposées  aux 
pierres  du  premier,  et,  réciproquement,  les  pierres  aux 
poutres.  Ces  poutres  et  ces  pierres  s'entremêlaient  avec 
ordre,  et  pourtant  d'une  manière  variée.  La  pierre  défiait 
le  feu,  et  le  bois,  le  choc  du  bélier  *.  Voilà  pour  l'est  et 
le  midi  de  la  Gaule.  Au  nord  et  à  l'ouest,  il  n'y  avait  pas 
de  villes  véritablement  fortifiées.  Les  habitants  abattaient 
des  arbres  dans  des  îlots,  dans  des  marais,  dans  l'épais- 
seur des  bois.  Cela  formait  des  enclos  où  ils  se  réfu- 
giaient., en  temps  de  guerre,  avec  leurs  troupeaux  et 
leurs  meubles  2.  Parfois,  les  troupes  se  mettaient  en  em- 
buscade dans  des  excavations,  établissaient  des  retran- 
chements de  terres  et  de  pierres,  des  camps  gaulois  ;  ou 
bien,  quelques  ouvrages  de  défense  étaient  faits  avec  des 
masses  de  matières  vitrifiées,  avec  des  blocs  de  verre 
noir.  A  Sainte-Suzanne,  près  de  Laval,  on  reconnaît  les 
restes  d'une  enceinte  de  verre  ^  L'Ecosse  aussi  a  des  ruines 
de  forts  de  verre,  qui  remontent  probablement  au  temps 
des  Pietés  \ 


1.  Cœsar,  De  bello  gall.  lib.  vu,  cap.  23. 

2.  Cœsar,  De  bello  gall.,  lib.  vu,  cap.  23;  Strabo,  lib.  iv. 

3.  H.  Martin,  Hisl.  de  France,  t.  I",  p.  93,  en  note. 

4.  Mémoires  de  l'Académie  celtique,  t.  3,  p.  410. 


LE  GAULOIS  9-1 

Autour  des  vilW  se  groupaient  des  villages  ouverts, 
où  vivaient  les  hommt^s  adonnés  à  l'agriculture.  Il  n'existe 
aucuns  documents  sur  /îes  villages  ;  mais  ne  peut-on  pas; 
s'imaginer  un  assemblagve  de  chétives  cabanes,  d'étables; 
et  de  granges,  plus  ou  nîoins  grossièrement  bâties?  Sui- 
vant Orose,  Isidore  de  SévOlo  et  Luitprand,  le  «burgus  » 
était  une  réunion  de  maisons?  non  renfermées  dans,  des 
murs,  une  «  bourgade.  »  De  W  viendrait  le  nom  d!es^ 
Bourguignons,  qui  habitaient  de   semblables  endroits  ^. 

Dans  la  Gaule  entière,  il  se  récoltait  du  millet,  du  ha- 
ment  et  de  l'orge  2;  on  y  engraissait  iies  troupeaux  de^ 
toute  espèce.  En  Belgique,  l'élève  d'exce^.Uents  chevaux 
était  particulièrement  soignée.  Il  en  résulttî  que  des  vil- 
lages nombreux  et  considérables  renfermaient  une  foule 
de  laboureurs,  de  pasteurs  et  de  spéculateurs  en  grains. 

César,  Dion  et  Cicéron  parlent  du  commerce  de  blé 
que  la  Gaule  entretenait  avec  Rome. 

On  ne  saurait  douter  que  des  ponts  en  bois  n'aidassent 
à  traverser  les  larges  fleuves.  Quant  aux  routes,  me- 
surées par  lieues  gauloises  de  cent  quarante^^et  une  toii>€'S, 
et  non  par  milles  romains  de  soixante  et  une  ^,  elles 
étaient  moins  belles  que  multipliées.  On  exprimait  los 
distances  par  le  nombre  de  pierres  placées  entre  un  lieu 
et  un  autre  [leoucj  ou  leach^  pierre,  d'où  le  mot  latin  leuca 
et  le  mot  français  lieue)  * .  Nous  commençons  à  retrouver 
en  France,  depuis  quelques  années,  tout  un  système  de 
voies  celtiques  non  pavées  ^  Les  campagnes  que  ces 
routes  sillonnaient,  offraient  aux  regards  du  voyageur  des; 
champs  de  blé,  de  gras  pâturages,  des  arbres  fruitiers,  des. 
bois  immenses  où  croissaient  l'orme,  l'if,  le  saule,  le  pin, 
le  peuplier,  le  bouleau,  le  tilleul,  le  noyer,  le  frêne,  etc., 
dans  le   centre  et  le  nord  de  la  Gaule.  Ces  régions, 


1.  Auctor  vitœ  saneti  Faronis,  ejusc.  Meld.,  cap.  8. 

2.  Strab.,  lib.  iv,  cap.  4;  Diod.  SicuL,  lib.  v. 

3.  Mém.  de  VAcad.  des  inscript,  et  bell.-lettr.,  t.  XIV,  p.  166. 

.4.  Mém.  de  la  Soc.  des  antiq.  de  Normandie,  année  1826,  p.  268. 
.  /.  Reynaud,  L'Esprit  de  la  Gaule,  p.  256,  en  note,  ln-8,  Paris,  1864. 


02  Mf^MOIRES  DU  PEUPLE. FRANÇAIS 

ainsi  que  celles  de  l'Ouest,  étaient  brumeuses  et  froides. 
Sur  la  côte  de  l'Océan,  de  terribles  tempêtes  soulevaient 
fréquemment  les  sables,  surtout  près  des  Pyrénées.  Les 
rivières  débordaient  souvent,  et,  s'épandant  au  fond  des 
bois,  rendaient  le  sol  perpétuellement  humide  * .  Au  midi, 
on  voyait  des  oliviers,  des  orangers,  des  grenadiers,  des 
vignes  superbes,  quelquefois  des  émarca^  sorte  de  vigne 
petite  et  peu  productive  (on  dit  encore  en  français  vigne 
émarc  et  marc  de  raisin  ;)  des  lieux  couverts  de  rumpotins, 
espèces  de  plants  d'arbres  mariés  aux  vignes  -.  Dans  les 
Pyrénées  s'élevait  le  buis  en  arbuste  pyramidal  ^  Le 
beau  climat  méridional  avait  d'ailleurs,  lui  aussi,  ses  in- 
tempéries et  ses  fléaux  :  sur  les  rives  de  plusieurs  fleuves 
de  la  Narbonnaise,  les  habitants  périssaient  par  le  char- 
bon *;  sur  le  littoral  méditerranéen,  un  vent  fougueux, 
le  kirk  [kjrch^  en  kymrique,  irruption,  attaque)  soufflait 
du  nord-ouest;  il  était  ainsi  nommé,  peut-être,  à  cause 
des  tourbillons  qu'il  forme;  il  renversait,  et  détruisait 
tout  ^  Yoilà  le  mistral  d'aujourd'hui,  chez  les  Proven- 
çaux, et,  pour  le  midi  en  général,  le  Gerce,  le  Gers. 

Dans  quelques  contrées,  à  certaines  époques,  observe 
Pline,  les  terres  à  blé  étaient  blanchies  par  la  chaux  avec 
laquelle  on  les  engraissait.  En  passant,  le  voyageur  aper- 
cevait des  peulvans  {peid^  pilier  et  maeii,  en  construction 
vaen,  van,  pierre),  ou  men-hirs,  pierres  longues  et  de- 
bout, atteignant  quelquefois  seize  mètres   de  hauteur. 

A  l'heure  qu'il  est,  nous  connaissons  les  peulvans  sous 
les  noms  expressifs  de  pierre-fichade,  pierre-fiche,  pierre- 
fixée,  haute-borne,  pierre-latte,  pierre-lait,  pierre-foute, 
pierre-fite, pierre-droite,  la  chaire-au-diable,  etc.  Mais  au- 
cune inscription,  aucune  sculpture  ne  nous  apprend  leur 
destination  qui,  en  Gaule,  paraît  avoir  été  moins  fréquem- 
ment funéraire  que  dans  Albion.  Garnac  (Morbihan)  pos- 

1.  D'après  César,  Diod.  de  Sicile,  Strabon,  Arislote  et  Am.  Thierry. 

2.  Columellus,  De  agricultura,  lib.  v,  cap.  7. 

3.  Plin.,  lib.  xvi,  cap.  18. 

4.  Plin.,  lib.  xxvi,  cap.  1. 

g  5.  Seneca,  guaesl.  natural.,  lib.  v,  cap.  17  ;  Pliv.,  lib.  xvii,  cap.  2. 


LE  GAULOIS  9;{ 

sède  des  peulvans  alignés^  debout,  et  séparés  par  des 
entrecolonnements  égaux;  au  contraire,  ceux  de  la  lande 
du  Haut-Brambien  (même  département)  n'ont  dans  leur 
position  qu'irrégularité  et  désordre.  Quatre  mille  menhirs 
environ  ont  été  vus  dans  le  seul  canton  de  Carnac. 

Le  voyageur  remarquait  des  pierres  branlantes,  énor- 
mes blocs  de  rochers  dont  l'un  supportait  l'autre,  placés 
en  équilibre,  oscillant  à  la  moindre  impulsion,  et  que  l'on 
nomme  encore  pierres  roulantes  ou  roulées,  pierres  qui 
dansent,  pierres  folles,  pierres  qui  virent,  pierres  retour- 
nées, pierres  transportées,  pierres  qui  cornent.  Il  mar- 
chait sous  les  lichavens  ou  trilithes,  composés  de  trois 
pierres  figurant  une  manière  de  porte  rustique.  Il  entrait 
dans  les  cromlechs,  ou  enceintes  formées  de  peulvans, 
de  lichavens  et  de  pierres  posées,  rangées  à  une  certaine 
distance  les  unes  des  autres,  sur  un  plan  circulaire,  demi- 
circulaire  ou  elliptique,  avec  une  pierre  debout  au  centre: 
on  a  pensé  que  les  cromlechs,  par  leurs  combinaisons, 
conservaient  les  notions  astronomiques  des  Druides. 

Il  admirait  les  dolmens  ou  tables  de  pierre  plate, 
portées  horizontalement  sur  plusieurs  roches  verticales  : 
on  les  appelle,  de  nos  jours,  pierres  levées,  pierres  le- 
vades,  pierres  ouvertes,  palais  de  Gargantua,  tables  de 
César,  etc.  Ces  dolmens,  parfois  disposés  de  façon  à 
former  des  allées  couvertes,  c'est-à-dire  de  longues  files 
de  pierres  dressées,  soutenant  des  rochers  placés  en 
travers  pour  figurer  un  toit,  sont  les  coffres  de  pierre, 
les  roches  aux  fées,  les  grottes  aux  fées,  les  tables  du 
diable,  les  palais  des  géants,  qui  effraient  nos  paysans. 

Enfin,  il  pouvait  se  recueillir  à  son  aise  devant  les 
tumulus  ou  tombelles ,  monticules  factices ,  ossuaires 
gaulois  élevés  au-dessus  de  la  dépouille  des  morts, 
composés  de  cailloux  et  de  terre,  et,  le  plus  souvent, 
recouverts  de  gazon.  Les  antiques  tumulus  sont  mainte- 
nant les  gal-galls,  malles,  mottes,  buttes,  tombelles, 
monts -joie,  tombeaux,  combes,  combelles,  combeaux, 
puy-joly,  qui  se  trouvent  çà  et  là  sur  le  sol  français.  Citons 


94  lifÉWOIRKS  DU   PEUPLE  FRANÇAIS 

la  tombelle  qui  surmonte  l'îlot  de  Gawr-Ynys  «  l'île  aux 
chèvres,  »  en  Bretagne.  Les  harrows,  monticules  de 
pierres  mêlées  de  terre,  ayant  quelquefois  la  hauteur  d'une 
table,  et  quelquefois  hauts  de  dix  mètres  et  plus,  étaient 
probablement  aussi  des  tombeaux.  Il  en  existe  à  Arzon, 
Locmariaker,  Carnac,  etc.  ^ 

Tous  ces  monuments  se  dressaient  au  milieu  des  plaines 
ou  au  fond  des  bois.  Ils  avaient  le  caractère  à  la  fois 
religieux,  civil  et  militaire,  qui  appartient  exclusive- 
ment aux  civilisations  primitives.  Quelques  localités, 
par  leurs  noms,  rappellent  ces  débris  :  le  hameau  de 
Pierre-pointe,  celui  de  Pierre-écrite,  en  Bourgogne,  (Je 
Pierre-pesant,  près  de  Chartres,  et  tant  d'autres  qui  se 
rapportent,  on  le  verra  plus  loin,  aux  traditions  druidi- 
ques, aux  légendes-mères  de  notre  patrie. 

Les  endroits  habités  étaient  assez  éloignés  les  uns  des 
autres.  Parfois,  heureusement,  le  voyageur  apprenait  des 
nouvelles  sur  sa  route,  tantôt  chez  l'homme  qui  lui  don- 
nait l'hospitalité,  tantôt  par  les  rumeurs  qui  circulaient 
autcyur  de  lui.  En  effet,  il  v  avait  en  Gaule  une  sorte  de 
télégraphie,  autre  que  les  signaux  de  feux  indroduits  par 
César.  Se  passait-il  un  événement  grave,  on  le  criait  par 
les  campagnes,  et  ce  cri,  répété,  transmis  de  bourgade 
en  bourgade,  arrivait  à  sa  destination.  Moyen  assez  expé- 
ditif,  car  ce  qui  avait  eu  lieu  à  Orléans  au  lever  du  soleil, 
était  su  chez  les  Arvernes  avant  neuf  heures  du  soir, 
malgré  une  distance  de  trois  cent-vingt  kilomètres  '2.  Pour 
éviter  les  paniques,  résultant  d'exagérations  malignes 
ou  involontaires,  et  presque  toujours  funestes,  on  exi- 
geait que  l'étranger  qui  apprenait  une  nouvelle  grave  du 
dehors  la  fît  connaître  préalablement  aux  magistrats. 
Ceux-ci  répandaient  la  nouvelle  ou  la  tenaient  secrète, 
selon  les  nécessités  du  moment,  et,  s'il  y  avait  danger, 
ils  enjoignaient  à  l'étranger  de  se  taire  \ 

1.  J.Mahé,  Essai  sur  les  antiquités  du  Morbihan,  p.  18, 

2.  Cœsar,  De  belle  gall.,  lib.  vu,  cap,  3. 

3.  Cœsar.  De  bello  gall.  Jib.  vi,  cap.  20. 


LE  GAULOIS  4o 

Généralement,  les  Gaulois  vivaient  dans  des  habita- 
tions vastes,  aussi  spacieuses  que  l'étaient  peu  les  chau- 
mières des  premiers  Celtes;  et  les  riches  possédaient  un 
train  de  maison  considérable,  —  .armes,  chars,  chevaux, 
écuyers.  Ils  pratiquaient  l'hospitalité  généreuse  dont  par- 
lent les  poètes  galliques  :  «  Laissez  votre  porte  ouverte, 
la  nuit,  afin  que  le  voyageur  y  trouve  un  asile  ;  levez- 
vous  pour  servir  votre  hôte  et  le  réchaufi'er  dans  les 
peaux  du  bison  et  de  l'alcée.  Lorsque,  le  soir,  vous  ren- 
contrez un  étranger,  montrez-lui  la  fumée  de  votre  ca- 
bane et  appelez-le  votre  frère.  »  Ils  protégeaient  cet  hôte 
au  péril  de  leur  vie  *,  et  lui  marquaient  sa  place  dans  les 
festins.  La  forme  des  habitations  était  ronde.  Beaucoup 
de  maisons,  ayant  une  grandeur  diamétrale  de  trois  à 
quatre  mètres,  se  construisaient  avec  des  pierres  brutes, 
que  joignait  de  la  terre  argileuse  non  gâchée  :  on  en 
a  découvert  de  semblables  à  TouU- Sainte -Catherine 
(  Creuse  ).  Beaucoup  d'autres  se  bâtissaient  avec  des 
poteaux  et  des  claies,  avec  des  cloisons  en  terre  au  de- 
dans ^t  au  dehors.  Le  toit,  large  et  solide,  était  composé 
de  fortes  douves  taillées  en  forme  de  tuiles,  de  chaume, 
ou  de  paille  hachée  et  pétrie  dans  l'argile  '^.  Puisque  le 
chaume  recouvre  encore  un  bon  nombre  d'habitations 
(  chaumières  )  dans  nos  campagnes  et  dans  quelques  par- 
ties de  r Allemagne,  quand  les  autres  peuples  ne  s'en 
servent  pas,  on  peut  admettre  que  ce  genre  de  toiture  tire 
son  origine  delà  Gaule.  Parmi  les  maisons  en  débris  qui 
nous  restent,  les  unes  semblent  n'avoir  ni  fenêtres  ni 
cheminées;  les  autres  nous  montrent  des  cheminées  par- 
faitement indiquées.  Un  bas-relief  du  musée  impérial  re- 
présente la  hutte  conique  de  nos  ancêtres. 

Le  riche  Gaulois  possédait  toujours  une  habitation  de 
ville,  plus  une  maison  de  campagne,  ordinairement  située 
dans  un  bois  ou  au  bord  d'une  rivière  %  afin  d'y  être  dé- 

1.  Cœsar,  De  bello  galL,  lib.  vi.  cap,  23. 

2.  Slrabo,  lib.  iv,  cap.  4;  Vilruv.,  lib.  i,  cap,  i;  Cœsar,  De  bello  gallic. 
lib.  V,  cap.  43. 

3.  Cœsar,  De  bello  gall.,  lib.  vi,  cap.  30. 


90  MfiiMOlKKS   l)L    VEljViAi   FRANÇAIS 

fendu  contre  les  ardeurs  du  soleil.  A  l'intérieur,  des 
tables  en  Lois,  fort  basses,  grossièrement  faites,  avaient 
des  excavations  qui  tenaient  lieu  de  plats  et  d'assiettes  ; 
des  bottes  de  foin  ou  de  paille  servaient  de  sièges  ;  des 
peaux  de  bêtes,  garnies  de  leurs  fourrures,  couvraient 
les  murailles  et  les  planchers.  Ou  bien  encore,  des  nattes 
tissues  de  longues  pailles  et  de  joncs,  des  lits  sur  les- 
quels on  se  couchait  pour  prendre  les  repas,  formaient 
l'ameublement,  avec  de  simples  banquettes  ou  bancs  à 
dos  en  bois.  Le  lit  pour  la  nuit,  en  planches,  renfermé 
dans  une  armoire,  ressemblait  à  ceux  que  l'on  voit  en- 
core dans  quelques  chaumières  de  la  Bretagne  et  de  la 
Savoie.  Comme  ustensiles  de  ménage,  on  avait  des  vases 
de  terre,  parfois  d'argent,  pour  puiser  et  pour  boire  ;  des 
cornes  d'urus,  servant  de  verres,  selon  l'usage  antique; 
des  plats  de  terre  ou  d'airain,  et  quelquefois  de  sim- 
ples corbeilles,  très-serrées,  faites  d'un  tissu  de  bois  ^ 
Les  poteries  à  pâte  tendre,  grise  ou  noir  mat,  présen- 
taient assez  souvent  des  ornements  incrustés  ou  en  re- 
lief, linéaires  ou  en  points  enfoncés,  avec  des  imitations 
grossières  de  faces  humaines  2. 

Là  s'arrêtait  le  confortable,  car  l'industrie  sortait  à 
peine  du  néant,  et  l'art,  à  quelques  exceptions  près,  était 
informe.  Toutefois,  les  fragments  de  verre  que  l'on  trouve 
dans  les  tombeaux,  prouvent  que  les  Celtes  connais- 
saient la  manière  de  couler  le  verre.  Outre  la  vitrification 
des  murs  (V.  plus  haut,  p.  90)  et  la  confection  de  plu- 
sieurs petits  ouvrages,  tels  que  les  amulettes,  peut-être 
fabriquait-on  certains  instruments  d'optique ,  à  l'usage 
des  Druides  et  des  hommes  instruits.  Les  Périgourdins 
ont  coutume,  depuis  un  temps  immémorial,  de  placer 
de  la  ferraille  à  portée  du  nid  des  poules  couveuses,  ce 
qui  indiquerait  que  les  Gaulois  avaient  quelque  notion 
de  l'électricité. 


1.  Possidon  ,  ap.  Alhena-.,  lib.  iv^  car.  i3. 

2.  A.  Brongniart,  Traite  des  arts  céramiques.  V.  l'atlas.  Paris,  18u4. 


LE  GAULOIS  97 

Les  riches  amassaient  dans  leurs  trésors  des  monnaies 
de  TArvernie  et  de  FArmorike,  reproduisant  le  statère 
grec;  d'autres  où  le  sanglier  gaulois  se  combinait  avec  des 
types  grecs;  des  imitations  de  PhUippes  d'or  de  Macé- 
doine S  avec  l'union  du  sanglier  et  du  cheval,  même  du 
taureau  de  Bel  ;  ou  des  pièces  ressemblant  à  celles  des 
Geltibères  et  des  Marseillais  avec  le  lion  et  le  trépied  ; 
des  drachmes  que  les  Eduens  avaient  copiées  sur  celles  de 
la  grande  colonie  phocéenne  ^  ;  des  rouelles  évidées  de 
bronze  ou  de  potin,  d'argent  et  peut-être  d'or,  employées 
pour  les  transactions  les  plus  fréquentes  et  comme  signes 
monétaires  d'une  nature  particulière  3.  Us  y  entassaient 
aussi  parfois  des  médailles  grossières,  sous  le  rapport  de 
la  fabrication  et  du  dessin.  Parmi  les  monnaies  trouvées 
à  Limoges,  en  1849,  il  en  existe  une  qui  représente  Du- 
ratius,  chef  des  Pictons,  nommé  par  César  4. 

En  résumé,  après  et  sans  doute  même  avant  l'arrivée 
des  Romains,  les  Gaulois  savaient  se  vêtir,  fabriquer  des 
armes,  se  loger,  confectionner  avec  des  métaux  toutes 
sortes  d'instruments,  d'ustensiles  et  de  meubles.  Ils  per- 
cevaieijLt  des  impôts,  se  livraient  à  l'agriculture  et  au  tra- 
vail des  mines,  construisaient  des  ponts  de  pierre  ou  de 
bois  sur  les  cours  d'eau,  frappaient  monnaie,  et  com- 
mençaient à  écrire  et  à  compter. 

A  cette  époque ,  leur  repas  avait  conservé  quelque 
chose  des  usages  celtiques.  Ils  aimaient  la  bonne  chère, 
le  vin  surtout,  pur  ou  un  peu  mélangé  d'eau,  le  vin  blanc 
de  Béziers,  le  vin  liquoreux  de  la  Durance,  ceux  de  la 
Provence  et  de  l'Auvergne.  Ils  se  nourrissaient  d'un  pain 
dont  la  levure  était  faite  avec  de  l'écume  de  bière  ;  mais 
ils  le  mangeaient  en  très-petite  quantité,  avec  beaucoup 
de  viande,  soit  bouillie,  soit  rôtie  ou  grillée.  Les -mets, 

i.  A.  Lenoir,  mém.  de  l'Acad.  celtique,  t.  1",  p.  142  et  143. 

2.  La  Saussaye,  ann.  de  l'Inst.  archéol.  de  Rome,  t.  XVII,  p.  98. 

3.  Mém.  des  Aiitiq.  de  Normandie,  1842-43,  p.  107  et  117;  Revue  numis. 
1836,  p.  169. 

4.  Bévue  archéol,  Vie  année,  p.  510. 

I.  7 


08  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

propres ,  appétissants^  bien  servis ,  fort  malproprement 
étaient  dévorés  par  le  Gaulois,  qui  les  saisissait  avec  les 
mains,  et  déchirait  à  belles  dents  des  membres  entiers 
d'animal.  Un  morceau  résistait- il  ?  Les  convives  le  cou- 
paient avec  un  petit  couteau  à  gaine,  qu'ils  portaient 
sans  cesse  à  leur  côté.  Lorsqu'ils  étaient  assez  nombreux 
devant  la  table,  ils  avaient  coutume  de  s'asseoir  en  demi- 
cercle.  Au  milieu,  à  la  place  d'honneur,  trônait  le  per- 
sonnage le  plus  distingué  par  sa  bravoure,  sa  naissance 
ou  ses  richesses.  Près  de  lui  s'asseyait  le  maître  du  logis. 

Puis  venaient  successivement  les  autres  convives,  selon 
leur  rang  et  leur  dignité.  Derrière,  se  rangeaient  des  guer- 
riers attachés  à  leurs  personnes,  tenant  leurs  boucliers 
pendant  tout  le  repas  ;  devant,  s'échelonnaient  des  guer- 
riers armés  de  lances.  N'était-ce  pas  déjà  une  hiérarchie 
bien  indiquée,  et  comme  une  première  idée  de  la  Table 
Ronde  du  moyen-âge  ?  Les  Gaulois  possédaient  presque 
les  pages,  puisque  souvent  ils  se  faisaient  servir  par 
leurs  enfants,  ou  par  des  jeunes  gens  des  deux  sexes, 
remarque  Diodore  de  Sicile.  Ils  buvaient  au  même  vais- 
seau, peu  à  la  fois,  jamais  plus  d'un  cyathe;  mais  ils  y 
revenaient  assez  fréquemment.  Un  serviteur  en  présen- 
tait à  droite  et  à  gauche  ^  Les  tables  étaient  d'habitude 
placées  près  des  brasiers,  garnis  de  broches  et  de  chau- 
dières où  l'on  cuisait  les  viandes. 

Du  pain,  du  lait,  des  légumes,  des  ognons  gaulois, 
meilleurs  que  ceux  d'Italie,  de  grosses  fèves,  des  hari- 
cots, des  pois,  des  raves,  des  panais  2,  de  la  viande,  du 
gibier  assaisonné  avec  du  cumin  et  du  vinaigre,  non 
avec  de  l'huile,  trop  rare  chez  les  Gaulois,  composaient 
les  festins,  où  les  fruits  brillaient  :  fraises  des  bois,  de 
ont  temps,  connues  dans  notre  pays;  olives,  nèfles, 
noix,  etc,  avec  les  fromages  aigres  et  purgatifs  du  mont 
Lozère,  de  Toulouse,  de  Nîmes  et  des  Alpes  de  la  Ta- 


i.  Posidon,  ap.  Athenœ.  lib.  iv,  cap.  i3, 

2.  Legrand  d'Aussy,  Hist.  de  la  vie  privée  des  Français,  passim. 


LE  GAULOIS  99 

rantaise  *.  Déjà  l'art  culinaire  enfantait  des  produits 
délicieux,  que  l'on  commençait  de  préférer  aux  herbes 
grossièrement  bouillies,  aux  boulettes  formées  de  farine 
et  de  différents  grains.  Grands  mangeurs  de  viande,  ne 
l'oublions  pas,  les  Gaulois  aimaient  principalement  la 
chair  de  porc,  frais  ou  salé^  si  bien  préparée  par  eux  2, 
qui  avaient,  depuis  des  siècles,  la  réputation  de  faire 
les  meilleurs  jambons.-  De  là,  une  sorte  de  vénéra- 
tion pour  les  cochons  que  l'on  voyait  rester  en  pleine 
campagne,  même  la  nuit,  et  dont  la  présence  était  aussi 
dangereuse  que  celle  des  loups  ^  La  viande  de  brebis 
était  aussi  fort  recherchée.  Aux  pauvres  le  vin  noir, 
épais,  peu  estimé,  des  Marseillais  *,  la  bière  d'orge  [cer- 
visia^  )  ou  la  bière  de  froment  mêlé  de  miel,  l'hydromel, 
l'infusion  de  cumin,  et  autres  boissons  peu  coûteuses  ^. 
Aux  riches  les  vins  aromatisés  et  exquis,  les  «  vina 
odoramentis  immixta  »  dont  parlera  Grégoire  d^  Tours, 
les  vins  blancs  ou  rouges  de  contrées  diverses,  de  quali- 
tés variées,  surtout  ceux  des  coteaux  du  midi.  On  cite 
parmi  les  festins  les  plus  extraordinaires  de  l'époque 
celui  que  donna  Luer,  roi  des  Arvernes.  Luer  fit  enclore 
un  terrain  d'environ  deux  mille  mètres  carrés  (douze 
stades),  et,  dans  cette  enceinte,  creuser  d'immenses  citer- 
nes, où  furent  versés  abondamment  de  l'hydromel,  du 
vin  et  de  la  bière  ^ . 

Le  goût  des  récits,  venu  des  G  ails,  s'était  conservé, 
disons  plus,  enraciné  avec  le  temps  dans  la  société  gau- 
loise. Après  avoir  porté  des  santés  en  l'honneur  des 
dieux  domestiques  ou  à^  la  mémoire  des  riiorts,  après 
avoir  bu  au  triomphe  et  à  la  gloire  de  la  patrie,  les  con- 
vives procédaient  à  l'audition  des  récits,  qui  joyeuse^ 

1.  PUn.,  lib.  XI,  cap.  49  et  97. 

2.  Posidon.,  Ap.  Athenœ.  lib.  iv,  cap.  13. 

3.  Strabo,  lib.  iv,  cap.  4. 

4.  Plin.j  lib.  xiv,  cap.  6;  Athenœ.  lib.  I"',  cap.  12. 

5.  Selon  Pline,  Posidonius  et  Diodore  de  Sicile. 

6.  Posidon.,  Ap.  Athenœ.  lib.  iv,  cap.  13. 


400  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

ment  terminaient  les  repas  s^ins  ivresse  et  sans  querelles. 
D'autres  fois,  à  la  vue  d'un  morceau  de  choix  donné, 
suivant  la  coutume  antique,  au  plus  brave  des  convives, 
une  rixe  s'élevait;  souvent  les  rivaux  se  battaient  jus- 
qu'à ce  qu'un  d'entre  eux  tombât  mort.  Ou  bien,  quand 
les  plats  et  les  vins  avaient  abondé,  on  sortait  de  table 
en  se  provoquant  à  lutter,  comme  on  s'était  provoqué  à 
boire  pendant  le  repas.  Dans  des.  duels  simulés,  les  con- 
vives s'attaquaient  et  se  défendaient  avec  précaution.  Si, 
d'aventure,  le  sang  coulait,  les  combats  devenaient  sé- 
rieux. Il  fallait,  alors  encore,  séparer  les  champions, 
pour  éviter  mort  d'homme  ^;  caries  Gauloises  elles-mê- 
mes, intervenant,  lançaient  avec  force  de  grosses  pierres  2. 
Peu  à  peu,  ces  usages  féroces  disparurent  en  partie. 
L'ivrognerie  les  avait  développés,  l'amour  de  la  conver- 
sation à  table  les  rendit  exceptionnels.  Toutefois,  les 
actes  de  brutalité ,  pendant  ou  après  le  repas ,  se  re- 
présenteront, presque  aussi  violents,  dans  les  débauches 
du  moyen-âge.  Chez  les  peuples  comme  chez  les  indivi- 
dus, les  mauvaises  habitudes  sont  celles  qui  s'effacent  le 
plus  lentement  ;  et  il  y  a  un  curieux  rapprochement  à 
faire  entre  les  duels  simulés  des  Celtes  et  les  tournois  du 
xn^  siècle,  si  bien  organisés  «  à  la  mode  de  France  » 
dans  les  pays  étrangers,  si  vantés  par  les  autres  peu- 
ples, que  des  chroniqueurs  les  appelèrent  ce  les  combats 
gaulois,  »  c'est-à-dire  les  combats  par  excellence. 


1.  Posidon,  Ap.  Athenœ.  lib.  iv,  cap.  13. 

2.  Amm.  Marcdlin.,  lib.  iv,  cap.  12. 


LE  GAULOTS  404 


CHAPITRE  III 


I.  —  Ordre  social:  Riches,  plébéiens,  esclaves.  Solidarité,  Organisation  po- 
litique :  Tribus  et  hordes;  fédération;  aristocratie,  vergobret;  royauté 
militaire;  démocratie.  Conseil  de  toute  la  Gaule;  conseils  armés;  sénats. 
Pouvoir  des  chefs.  Privilégiés;  patrons  et  clients.  Amitiés,  fraternités. 
Dévoués  et  ambactes.  Servage.  Hommes  libres.  Esclavage. 

II.  —  Gouvernements  théocratique,  guerrier,  populaire.  Lassitude,  épuise- 
ment des  populations.  Timocratie  à  Marseille;  les  Timouques, les  Quinze, 
les  Triumvirs,  Politique  et  administration. 

lïl.  —  Vie  civile  et  privée  en  Gaule  :  propriété  foncière,  mobilière.  La  fa- 
mille :  mariage,  puissance  maritale,  autorité  paternelle.  La  femme.  Mœurs 
conjugales  :  Camma,  Khiomara,  les  veuves  des  Cimbres.  Conventions  ma- 
trimoniales. Education  première.  Parenté.  Jeux  et  danses.  Mort;  funé- 
railles d'un  chef,  d'un  soldat  tué,  d'un  simple  particulier;  tombeaux. 


Dans  leur  vie  publique,  les  Gaulois  eurent  des  liens 
indissolubles,  dès  qu'ils  cessèrent  d'agir  en  nomades,  liens 
d'abord  extrêmement  relâchés,  mais  qui  se  resserrèrent 
de  siècle  en  siècle.  Un  ordre  social  exista,  peu  complexe 
assurément,  et  cependant  capable  d'imprimer  quelque 
unité  aux  actes  des  confédérations  qui,  attaquées  par  les 
Romains  à  tour  de  rôle,  combattirent  pour  l'indépendance 
commune.  Il  comprenait  les  puissants  ou  les  riches,  le 
menu  peuple  ouïes  plébéiens  et  les  esclaves.  L'antiquité 
offre  partout  les  mêmes  distinctions  de  castes. 

La  rigueur  des  puissants,  abusant  de  leurs  richesses, 
ne  pesait  pas  uniquement  sur  les  esclaves.  Il  n'y  avait 
point  de  différence,  pour  ainsi  dire,  entre  ceux-ci  et  le 


402  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

menu  peuple,  dont  la  condition  était  servile  de  fait,  bien 
qu'il  possédât  en  droit  la  liberté.  Le  plébéien,  travailleur 
agricole^  n  élevait  pas  la. voix  dans  les  conseils.  Accablé 
de  dettes,  épuisé  par  les  tributs,  abruti  par  les  mauvais 
traitements,  il  se  réduisait  souvent  à  une  servitude  volon- 
taire. Alors  les  puissants  s'arrogeaient  sur  lui  les  mêmes 
droits  que  les  maîtres  ont  sur  leurs  esclaves  *,  et,  au 
besoin,  ils  le  vendaient  pour  une  tonne  de  vin  2.  La 
richesse  l'emportait  sur  tout^  et  avait  un  rayonnement  au 
moins  égal  à  celui  de  la  gloire  militaire.  Le  Gaulois  aimait 
à  faire  ostentation  de  son  or,  qui  était  pour  lui  un  moyen 
de  se  procurer  la  double  jouissance  du  luxe  et  du  pouvoir. 

Par  suite,  la  domination  du  riche  sur  le  pauvre  enfantait 
des  jalousies  terribles,  des  luttes  sociales  sans  nombre, 
des  représailles  et  des  vengeances.  Yoilà  pourquoi  ce 
riche,  allant  goûter  le  repos  dans  son  habitation  de  cam- 
pagne, y  transportait  son  train  de  maison,  surtout  ses 
armes  et  ses  écuyers.  Le  bois  qui  entourait  sa  demeure, 
le  cours  d'eau  qui  coulait  auprès,  lui  permettaient  de  se 
retrancher  là  comme  dans  une  forteresse,  tantôt  contre 
ses  puissants  voisins,  tantôt  contre  ses  propres  clients. 

Et  pourtant,  rien  n'autorise  à  croire  que  la  confusion 
et  le  désordre  fussent  permanents.  César,  au  contraire, 
en  constatant  l'existence  des  partis  ennemis  dans  tous  les 
états,  dans  toutes  les  provinces  et  portions  de  province, 
presque  dans  chaque  maison,  observe  que  la  cause  en 
paraissait  fort  ancienne,  a  C'est,  dit-il,  afin  que  les  petits 
ne  manquent  pas  de  protection  contre  les  grands.  Chacun, 
en  effets  ne  souffre  pas  que  l'on  opprime  ou  circonvienne 
les  siens  ;  et  celui  qui  agit  autrement  perd  toute  influence 
sur  les  autres  ^  »  Il  y  a  là  un  principe  de  solidarité  remar- 
quable, un  certain  respect  des  droits  et  des  devoirs  de . 
l'homme,  un  équilibre  moral  suffisant,  au  moyen  desquels 


1.  Cœsar,  de  bell.  gall.  lib.  vi,  cap.  13. 

2.  Diod.  Sieul.  lib.  v,  cap.  26. 

3.  Cœsar,  de  bell.  gall.  lib.  vi,  cap.  il. 


LE  GAULOIS  lO.i 

l'harmonie  avait  pu  s'établir  à  un  moment  donné  parmi 
les  populations,  et  qui  impliquent  une  sociabilité  réelle. 
En  quoi'  cette  convention  tacite  par  laquelle  les  uns  s'as- 
suraient les  services  d'un  protégé,  les  autres  le  patronage 
d'un  protecteur,  différait-elle  de  la  recommandation  féo- 
dale? Il  semblerait  que  ce  fut  une  seule  et  même  chose, 
développée  par  les  temps,  et  modifiée  par  le  contact  d'in- 
stitutions étrangères  analogues,  par  exemple  celles  des 
Germains. 

Vouloir  connaître  tous  les  détails  de  l'organisation 
politique  en  Gaule,  avant  la  conquête  romaine,  c'est  ten- 
ter presque  l'impossible,  et  quelques  efforts  que  fasse 
l'érudition  sous  ce  rapport,  elle  n'obtient  aucuns  résultats 
certains.  En  prenant  les  faits, historiques  pour  base,  on 
voit  que  le  système  des  petites  tribus  prévalait  parmi  les 
Ibères,  et  que  les  Galls  formaient  de  grandes  hordes  ;  que 
les  uns  et  les  autres  élisaient'des  chefs  auxquels  la  masse 
devait  une  scrupuleuse  obéissance;  que  chez  les  Kymris 
des  deux  invasions  se  retrouvait  aussi  la  division  par 
hordes  ou  confédérations. 

Bientôt  la  Gaule  devint  un  état  fédératif^  oii  quelques 
nations  seulement  prétendaient  à  la  suprématie  politique, 
où  les  Eduens,  les  Ausks  et  les  Celto-Cynésiens  avaient 
un  gouvernement  aristocratique.  Une  magistrature 
annuelle  investissait  le  premier  élu  de  l'autorité  souve- 
raine. Le  Yergobret,  homme  rendant  des  jugements 
[fear-go-breith^  en  celtique),  armé  du  droit  de  vie  et  de 
mort  sur  tous  les  citoyens,  ne  pouvait  sortir  de  la  cité,  ni 
posséder  dans  sa  famille  un  ancien  vergobret  encore 
vivant  ou  uil  sénateur.  Ce  titre  primordial,  avec  attribu- 
tions conformes  aux  diverses  modifications  de  l'état  social, 
se  continua  plus  tard  dans  celui  de  Vierg^  que  le  premier 
magistrat  d'Autun  a  porté  jusqu'en  1789.  Tant  il  est  vrai 
que  le  passé  nous  touche  toujours  par  quelques  points! 

D'autres  nations.^  —  en  premier  lieu  les  Séquanais  et  les 
Carnutes, —  avaient  un  roi  nommé  par  le  Sénat,  un  chef 
civil  et  militaire,  exerçant  un  pouvoir  temporaire  ou  via- 


i04  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

frer  ;  mais  les  individus  d'une  même  famille  pouvaient 
être  élus  successivement,,  sans  que  cela  constituât  une 
royauté  héréditaire  *.  D'autres,  peu  nombreux,  notam- 
ment les  Éburons^  vivaient  en  démocratie.  Le  peuple  y 
nommait  le  Sénat  et  les  chefs,  agissant  d'après  la  volonté 
nationale;  et  la  multitude  ne  conservait  pas  moins  de 
droits  sur  eux  qu'eux-mêmes  sur  la  multitude  2.  L'auto- 
rité, d'ailleurs,  dirigeait  des  agrégations  d'individus, 
qu'un  immense  lien  fédératif  unissait,  lorsque  des  intérêts 
communs  étaient  en  jeu. 

Après  le  «  Conseil  de  toute  la  Gaule,  »  venait  le  chef 
suprême,  puis  le  chef  de  nation,  puis  le  chef  de  clan 
[Chlan^  en  gaélique;  Cenell,  en  kymrique,  parenté),  puis 
le  chef  de  village.  On  ne  peut  guère  définir  les  attributions 
ni  les  relations  respectives  de  ces  chefs,  même  après 
l'examen  des  lois  galloises,  bretonnes,  écossaises  et  irlan- 
daises qui  nous  restent.  Des  lambeaux  de  texte,  des  tradi- 
tions et  des  inductions  font  le  champ  trop  vaste  aux  con- 
jectures. L'historien  ne  sort  du  vague  que  pour  entrer 
dans  l'arbitraire.  Au  lieu  de  suivre  cette  voie  commode, 
mais  périlleuse,  mieux  vaut  se  contenter  des  notions  éta- 
blissant qu'une  assemblée  générale  des  députés  de  chaque 
nation  représentait  les  intérêts  communs.  Pendant  les 
guerres  de  la  conquête,  César  présida  souvent  cette 
assemblée,  où  les  Romains  jouaient  la  comédie  du  pro- 
tectorat. La  plus  remarquable  entre  toutes  fut  par  lui 
réunie  dans  la  ville  des  Parisiens  ^  Selon  l'idée  que  l'on 
s'en  fait  volontiers,  cela  ressemblait  à  l'Amphictyonie  de 
la  Grèce  antique  ^,  ou  au  Conseil  fédéral  de  la  Suisse. 

Dans  les  circonstances  très-critiques,  le  chef  suprême 
de  nation  convoquait  un  «  Conseil  armé,  )>  auquel  pre- 


1.  Cœsar,  de  bell.  gall.,  lib.  i,  cap.  3,  et  lib.  v,  cap.  25;  L.  Laferrière, 
Histoire  du  droit  Français,  t.  II,  p.  22  et  23,  in-8°,  Paris,  1832. 

2.  Cœsar,  de  hell.  gall.,  lib.  v,  cap.  27. 

3.  L.  Laferrière,  Histoire  du  Droit  Français,  t.  Il,  p.  21. 

•  4.  Petrus   Piamus,  liber  de  mori bus  veterum  Gallorum,  p.    114  et  115, 
iii-l2,  Francfort,  1584. 


LE  GAULOIS  105 

naient  part  tous  les  hommes  pouvant  porter  les  armes, 
parce  que,  pour  les  Gaulois,  fiers  et  indépendants,  une 
nation  était  avec  raison  au-dessus  d'un  chef.  On  mettait 
à  mort  sans  pitié  celui  qui  arrivait  le  dernier,  comme  font 
les  grues  qui,  le  jour  de  la  migration,  déchirent  la  retar- 
dataire ^  Il  s'agissait,  en  effet,  d'une  chose  grave,  puisque 
le  conseil  armé  délibérait  sur  l'état  du  pays,  décidait  une 
expédition,  élisait  un  chef  de  guerre,  et  terminait  par 
une  discussion  sur  le  plan  de  campagne  à  suivre.  Si 
quelqu'un  venait  interrompre,  après  la  troisième  somma- 
tion, on  lui  coupait  un  morceau  de  sa  saie  2;  les  guerriers 
assemblés  approuvaient  les  propositions  en  frappant  sur 
leurs  boucliers,  «  en  faisant  bruire  leurs  armes  \  » 

Une  émigration  lointaine  était-elle  résolue,  aussitôt  on 
recrutait  des  aventuriers  de  bonne  volonté,  qui  partici- 
paient à  l'expédition.  Légers  et  hardis,  ces  hommes  mal 
aisément  plies  aux  exigences  de  la  discipline,  on  le  sait 
trop,  se  montraient  souvent  insoucieux  de  garder  fidé- 
lité à  leurs  chefs  légitimes  et  élus.  Ils  se  tournèrent  plus 
d'une  fois  contre  ceux-ci  pour  de  futiles  griefs.  Quand 
les  guerres  intérieures  eurent  commencé,  les  levées 
d'hommes  devinrent  forcées,  et  la  loi  punit  les  réfractai- 
res  par  la  perte  du  nez,  des  oreilles,  d'un  œil  ou  de  quel- 
que membre  *.  Une  amende  frappa  quiconque  dépassait 
un  certain  embonpoint,  en  se  mesurant  la  taille  à  une 
ceinture  déposée  chez  le  chef  politique  de  chaque  vil- 
lage •'.  Le  moyen  paraissait  bon  pour  combattre  la  mol- 
lesse résultant  de  l'obésité.  Pareille  coutume  florissait  à 
Sparte. 

Au  moment  d'entreprendre  des  opérations  de  guerre 
décisives,  les  Gaulois  faisaient  des  vœux  solennels.  Tels 
soldats  juraient  parfois  de  ne  se  point  raser,  serment  que 

1.  Cœsar,  de  belL  gall.  lib.  v,  cap.  56. 

2.  Straho,  lib.  iv,  cap.  4. 

3.  Scipion  Dupleix,  Mémoires  des  Gaules,  p.  54,  in-f*,  Paris,  1621. 

4.  Cœsar,  de  bell.  gall.  lib.  vu,  cap.  4. 

5.  Straho,  lib.  iv,  cap.  4. 


106  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

prononça  aussi  le  romain  César  (V.  plus  haut,  p.  44); 
tels  autres  promettaient  de  ne  pas  s'abriter,  de  ne  voir 
aucun  parent  ou  de  ne  pas  quitter  l'anneau  de  fer  qui 
serrait  leurs  bras,  avant  d'avoir  remporté  la  victoire. 

L'heure  de  la  bataille  ayant  sonné,  les  chefs  [brenns  en 
celtique  )  exerçaient  le  commandement  et  parcouraient 
les  rangs  des  guerriers,  qu'ils  stimulaient  par  des  louan- 
ges ou  des  menaces.  Le  mot  ((brenin»,  titre  du  com- 
mandant des  armées,  existe  encore  dans  les  lois  galloises 
du  xo  siècle  ;  celui  de  hrenn^  dont  il  semble  l'équivalent, 
n'était  point  un  nom  propre  d'homme,  et  les  Romains 
l'ont  latinisé  dans  le  mot  Brennus,  par  lequel  ils  indi- 
quent le  chef  sénonais  qui  s'empara  de  Rome. 

Au  reste ,  le  pouvoir  de  ces  chefs ,  depuis  le  plus 
humble  jusqu'au  plus  élevé,  s'effaçait  devant  les  sénats 
ou  assemblées  permanentes  de  vieillards,  composés  de 
druides,  et  de  chevaliers  ou  de  nobles,  car  les  expres- 
sions de  nobles  et  de  sénateurs  se  confondaient  *.  Des 
prohibitions  rigoureuses,  mais  sages,  gardaient  la  cité 
d'influences  oppressives  :  deux  membres  de  la  même  fa- 
mille ne  pouvaient  faire  ensemble  partie  du  Sénat,  ni  être 
collègues  dans  l'exercice  des  magistratures,  ni  même  se 
succéder  immédiatement  dans  les  charges  publiques  2. 

L'esprit  démocratique,  si  l'on  peut  employer  une  pa- 
reille épithète,  animait  les  populations  de  plusieurs  tribus. 
Un  puissant  Arverne  fut  condamné  àpérirparle  feu,  pour 
avoir  tenté  de  rétablir  le  pouvoir  absolu  ;  un  Helvète, 
chef  de  clan,  ayant  voulu  usurper  l'autorité  souveraine, 
souleva  contre  lui  toute  la  nation,  et  se  tua  ;  les  Sénonais 
essayèrent  de  mettre  à  mort,  par  le  vote  d'un  conseil  pu- 
blic, l'homme  que  César  avait  doté  d'un  trùne  malgré 
eux  3. 

Le  gouvernement  deS  cités  supposait  des  revenus  pu- 


1.  Gloisalrc,  de  Du  Cange,  au  mot  Senator. 

2.  L.  Diferrière,  Histoire  du  Droit  Français,  t.  2,  p.  20. 

3.  Cœtar,  de  bell.  gad.,  lib.  v,  cap.  4. 


LE  GAULOIS  ^07 

blics,  des  impôts,  que  l'usage  était  d'affermer  par  adju- 
dication. Loin  de  dédaigner  ces  sortes  d'affaires,  les 
grands  cherchaient  à  se  rendre  adjudicataires  des  contri- 
butions, afin  d'augmenter  leurs  richesses,  et  d'arriver 
par  là,  non  seulement  aune  haute  position  sociale,  mais 
encore  à  l'omnipotence  politique,  en  gagnant  la  faveur 
du  peuple  par  leurs  incroyables  libéralités.  Tel  Dumno- 
rix,  chez  les  Éduens,  dont  l'ambition  passa  la  mesure, 
et  qui  soldait  une  escorte  de  cavalerie  au  milieu  de  la- 
quelle il  marchait  comme  un  roi  ^  Déjà  le  mot  rie  ou  rix 
(chef)  n'avait  plus  la  même  valeur  qu'autrefois.  N'im- 
pliquant plus  absolument  l'idée  de  commandement  sou- 
verain ,  il  indiquait  toujours  chez  le  personnage  qui 
l'ajoutait  à  son  nom  une  importance  réelle,  soit  par  lui- 
même,  soit  par  sa  famille  2.  A  côté  de  Dumnorix,  simple 
citoyen  notable,  d'abord  sans  puissance  politique  ni  guer- 
rière, et  nommé  chef  des  Eduens  par  César,  nous  ren- 
controns des  personnalités  plus  éclatantes  :  Orgétorix, 
frère  de  Dumnorix,  et  dont  le  nom  signifiait  «  chef  des 
cent  vallées  »  (or,  ced^  rie);  —  Cingétorix,  «  chef  de  cent 
têtes  y)  (Cinn^  ced^  rie);  —  Ambiorix,  «  chef  des  Am- 
biens  ;  »  —  Boïorix,  a  chef  des  Boïens  ;  »  —  et  surtout 
Yercingétorix,  a  chef  de  cent  têtes,  généralissime.  » 
Nous  ignorons  les  noms  personnels  de  ces  guerriers. 
Cependant,  on  regarde  comme  un  nom  propre  celui  de  To- 
girixj  qui  signifie  a  chef  des  bataillons  %  »  celui  de  Gœ- 
sato)ix^  ((  chef  des  hommes  forts*,  ))  celui  d'Eporédorix 
ce  chef  des  bons  dompteurs  de  chevaux,  etc.  Les  dieux 
mêmes.  Mars  et  Apollon,  ont  porté  des  surnoms  pour- 
vus de  ces  terminaisons.  Mars  a  été  Albiorix  (roi  des 
montagnes  ou  des  citadelles?)  ou  Caturex  (roi  des  ba- 
tailles) ;  et  Apollon  a  été  surnommé   Toutiorix  a  le  roi 


i.  Cœsar,  de  bell.  gall.,  lib.  i,  cap.  18. 

2.  Améd.  Thierry ^  Histoire  des  Gaulois,  t,  2,  p.  76,  en  note. 

3.  /.  G.  Zeusz,  Grammatica  celtica,  Leipsick,  1833. 

4.  Roget  de  Dellog^iet,  Glossaire  Gaulois,  au  mot  Gœsi. 


408  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

du  peuple  ou  de  la  contrée*.  »  Les  Gaulois  paraissent 
d'ailleurs  n'avoir  adopté,  avant  la  conqu«ite  romaine, 
qu'un  nom  unique,  celui  du  père,  auquel  on  ajoutait  le 
nom  patronymique  cnos\  la  plupart  des  noms  d'hommes 
et  de  femmes,  comme  ceux  de  peuples  et  de  lieux,  sem- 
blent dérivés  des  noms  de  divinités. 

Bientôt,  presque  partout,  au  gouvernement  primitif, 
qui  se  résolvait  fréquemment  en  confédération  générale, 
succéda,  un  ordre  de  choses  plus  régulier,  '  mais  moins 
démocratique  chez  certaines  nations,  moins  monarchique 
parmi  d'autres.  Une  oligarchie  se  constitua.  Les  privilé- 
giés, c'est-à-dire  l'ordre  électif  des  Druides,  et  l'ordre 
héréditaire  des  chevaliers  ou  nobles  [équités)^  régnèrent 
sur  la  multitude,  partagée  elle-même  en  deux  classes  : 
peuple  des  campagnes,  —  peuple  des  villes.  «  Jamais, 
a-t-on  justement  remarqué,  jamais  aristocratie  ne  fut 
mieux  caractérisée^.  »  Cet  état  politique  dériva  d'abord  en 
partie  du  patronage  et  de  la  clientèle,  qui  existaient  de- 
puis longtemps  de  peuple  à  peuple,  d'individu  à  individu. 

De  peuple  à  peuple,  car  les  deux  ou  trois  plus  puissantes 
nations  avaient  des  peuples  pour  clients,  ou  plutôt  sous 
leur  dépendance,  ce  qui  formait  un  patronage  national, 
sous  lequel  se  trouvaient  aussi  d'autres  peuples  en  qualité 
d'alliés,  d'amis,  de  frères,  d'égaux  véritables.  Un  tel 
patronage  assurait  une  grande  prépondérance  aux  na- 
tions qui  l'exerçaient,  et  faisait  des  peuples-clients  une 
force  sérieuse,  mais  sans  volonté  propre,  dans  la  confé- 
dération générale  des  Gaulois.  D.'individu  à  individu,  le 
patronage  produisait  des  effets  encore  plus  contraires  à 
l'esprit  démocratique.  La  population  des  campagnes 
composait  les  tribus  ou  la  clientèle  des  riches  et  nobles 
familles  dont  elle  cultivait  les  domaines,  qu'elle  suivait 
à  la  guerre,  qu'elle  ne  devait  jamais  abandonner,  môme 


1.  Roget  de  Belloguet,  Glossaire  gaulois,  au  mot  Teteus,  p.  244. 
r  2.  Cl.  Perreciot,  de  i'état  civil  des  personnes  et  de  la  condition  des  terres 
dans  les  Gaules,  t.  I",  p.  5,  2'^  édit.,  in-8»,  Paris. 


LE  GAULOIS  J09 

dans  l'extrême  infortune  * .  Polybe  appelle  certains  grou- 
pes des  (c  amitiés  »  (en  langue  gallique^  des  fraternités). 

Dans  ce  cas,  il  s'agissait  d'un  dévouement  aussi  frater- 
nel qu'héroïque.  Toujours  placés  près  du  patron,  aux 
festins^  aux  «  danses  de  l'épée,  »  aux  combats,  ces  clients* 
devenaient  la  chair  de  sa  chair  et  mouraient  avec  lui  : 
lors  d'une  expédition  des  Gaulois  en  Macédoine,  le  brenn 
sauva  l'armée  avec  une  troupe  dévouée  à  sa  personne, 
«  les  plus  beaux  hommes  et  les  plus  braves  2.  ))  Si  les 
circonstances  avaient  empêché  les  clients  de  suivre  leur 
patron  pendant  la  lutte,  ils  s'élançaient  sur  le  bûcher  où 
l'on  brûlait  son  corps,  ils  se  tuaient  sur  son  tombeau  ^ 
Tels  étaient  les  Saldunes  des  Aquitains*,  dont  l'équiva- 
lent se  retrouvait  dans  chaque  peuplade.  La  condition 
de  ces  hommes,  écrit  César,  leur  permettait  de  jouir  de 
tous  les  biens  de  la  vie  avec  ceux  auxquels  ils  avaient 
conclu  c(  pacte  d'amitié.  » 

JXulle  part  le  patronage  et  la  clientèle  ne  furent  plus 
en  vigueur  qu'en  Gaule  ^  De  ce  qui  précède,  on  conclut 
aisément  qu'au  sein  de  la  clientèle  se  distinguaient  deux 
sortes  de  protégés  :  dans  un  rang  élevé,  les  dévoués  ou 
Saldunes,  et,  dans  un  ordre  inférieur,  les  Ambactes,  at- 
tachés au  service  de  la  personne,  «  et  qui  semblaient 
comme  subjects  roturiers  ^  »  Le  mot  d'Ambactes,  Am- 
bacti,  vient  du  celtique  Amhact^  qui  signifie  serviteur, 
ministre  %  homme  de  condition  libre,  mais  très-pauvre, 
attaché  au  service  d'un  chef,  conduisant  son  char  et  com- 
battant à  ses  côtés  ^  L'ambacte,  comme  le  saldune,  avait 


1.  Cœsar,  de  bell.  gall.,  lib.  vit,  cap.  40. 

2.  Pausanias,  lib.  x,  p.  6o3. 

"'  3.  Posidon,  Ap.  Athericc.  lib.  iv,  cap.  13;  Polyb.  lib.  11.  p.  106;  H.  de  la 
Villemarqué,  Bardes  bretons  du  VP  siècle,  in-8°,  I80O. 

4.  Plus  haut,p.  60;  L.  Laferrière,  Histoire  du  Droit  Franc,  t.  2;  p.  27. 

5.  T.  Berlier,  Précis  histor.  de  l'anc.  Gaule,  p.  289,  in-S"  Bruxelles,  1832. 

6.  Fauchetf  Antiquités  gauloises,  livre  I*"",  ch.  5. 

7.  P.  Pezron,  Antiquité  de  la  nation  et  de  la  langue  des  Celtes,  dans  la 
Table  celtique,  in-12%  1703. 

8.  Diod.  SieuL  lib.  v,  cap.  29. 


110  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

un  caractère  .essentiellement  militaire.  Ainsi,  de  proche 
en  proche,  chacun  cherchait  un  protecteur  à  sa  portée, 
ce  qui  prouverait  presque  l'existence  d'une  sorte  de  re- 
commandation que  les  Romains  ne  purent  détruire. 

Le  client  était,  à  son  tour,  le  patron  de  sa  famille. 
On  punissait  d'amende  le  maître  qui  le  maltraitait  ;  mais 
sa  dépendance  ne  cessait  pas  plus  en  temps  de  paix  qu'en 
temps  de  guerre.  Dans  certaines  trihus,  de  colon  volon- 
taire il  devint  serf  de  la  glèhe,  ménagé  toujours  par  les 
chefs  de  clans,  qui  s'assuraient  ainsi  de  son  dévouement 
en  toutes  circonstances. 

Une  foule  d'étrangers,  d'enfants  perdus,  de  déshé- 
rités, partageaient  très-probahlement  cette  condition  des 
paysans,  si  voisine  de  la  servilité;  et  ils  ne  pouvaient  ni 
la  méconnaître  ni  la  violer,  sans  réparation  due  au  pa- 
tron ^ .  Ce  principe  rigoureux  des  lois  de  Howell  s'appli- 
quait sur  le  continent,  selon  toute  apparence,  dans  les 
questions  de  clientèle  et  de  patronage. 

Seulement,  la  population  des  villes  jouissait  d'un  peu 
plus  de  liberté  que  celle  des  campagnes,  à  cause  de  son 
industrie  ou  de  son  agglomération  sur  un  seul  point. 
Dans  ces  centres,  le  nombre  et  la  valeur  personnelle  des 
individus  étaient  une  sauvegarde  contre  les  exigences 
d'une  famille  puissante 2. 

Paysans  ou  citadins,  les  clients  placés  en  dehors  des 
classes  privilégiées  ne  devenaient  pas  fatalement  la  pro* 
priété  d' autrui;  le  laboureur  et  l'artisan  restaient  a  hom- 
mes libres.  »  Quoique  ne  pouvant  rien  par  eux-mêmes, 
et  non  admis  dans  le  conseil  national,  ils  n'étaient  pour- 
tant pas  privés,  on  doit  le  croire,  de  cette  portion  de  droits 
qui  se  réfèrent  purement  à  l'ordre  civil;  comme  les  drui- 
des et  les  chevaliers,  ils  obéissaient  aux  lois  sur  la  pro- 
tection, la  transmission  et  la  disponibilité  des  biens. 
L'exclusion  de  la  multitude  ne  se  rapportait  sans  doute 


4.  Hywel  dda,  liv.  i,  chap.  6. 

2.  Cœsar,  de  bell.  gall.,  lib.  vi  et  xu^passim. 


LE  GAULOIS  m 

qu'à  l'exercice  des  droits  politiques  * .  Autrement,  qu'au- 
rait signifié  pour  eux  la  liberté? 

Un  petit  nombre  d'esclaves  proprement  dits  existaient 
en  Gaule,  quand,  au  contraire,  beaucoup  de  gens  étaient 
réduits  à  l'état  de  servage  dérivant  de  la  clientèle  ou  du 
colonat.  Ils  composaient  le  taeog.  où  se  trouvaient  les 
fils  désavoués  par  leurs  pères,  c'est-à-dire  illégitimes,  les 
gens  ayant  perdu  leur  patrimoine  pour  cause  de  mau- 
vaise action,  et  les  étrangers  venus  d'un  autre  clan,  et 
nommés  aiiit.  Le  plus  ordinairement,  on  devenait  es- 
clave par  la  captivité  de  guerre,  comme  dans  l'Orient, 
aux  temps  les  plus  reculés.  L'usage  de  vendre  les  prison- 
niers faits  sur  l'ennemi,  plutôt  que  de  les  tuer  suivant  la 
coutume  antique  (Y.  plus  haut,  p.  80),  consti-tua  un 
esclavage  établi  par  le  droit  des  gens,  au  nom  de  la  pi- 
tié, esclavage  essentiellement  passager.  Souvent  l'esclave 
s'enfuyait  ;  ou  bien  son  maître  l'émancipait,  l'armait 
pour  combattre  à  ses  côtés.  Au  commencement  de  la 
guerre  de  César,  on  vit  des  trafiquants  romains  suivre 
les  légions,  faire  la  traite  d'esclaves  gaulois,  et  aller 
vendre  des  prisonniers  dans  différentes  contrées. 

Le  peuple  -  roi  agissait  comme  ceux  qu'il  appelait 
«  barbares.  »  Les  captifs  de  guerre  qui  n'avaient  pas 
réussi  à  s'enfuir,  ou  qui  n'avaient  point  été  émancipés, 
engendraient  des  esclaves  de  naissance.  Leurs  enfants 
suivaient  leur  condition.  L'esclave  en  général  s'appelait 
caeth;  l'esclave  acheté,  a  bryner  ;  l'esclave  par  suite  de 
délit,  givahawd;  l'esclave  non  acheté  et  non  condamné, 
■L  hebgivahawd  :  ce  dernier  devait  se  confondre  presque 
^  dans  le  taeog'^.  De  ce  qui  précède  il  résulte  que  la  Gaule, 
où  l'on  rencontrait  beaucoup  de  serfs  et  peu  d'esclaves, 
était  en  avance  sur  Tantiquité  à  cet  égard,  et  qu'elle  ren- 
fermait dès  le  principe  les  éléments  du  servage,  tel  qu'il 
a  existé  pendant  le  moyen  âge.  Les  tribus  vaincues  su^ 

1.  Th.  Berlier,  Précis  historique  de  l'anc.  Gaule,  p.  287  cl  288. 

2.  J.  Reynaud,  l'Esprit  de  la  Gaule,  p.  289. 


Ui  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

bissaient  la  corvée  {corf-vekh^  charge  de  corps)  au  profit 
des  vainqueurs,  impôt  levé  d'abord  sur  le  travail  manuel 
de  l'homme,  puis,  au  temps  de  la  féodalité,  sur  certaines 
parties  seulement  de  ce  travail,  parce  que  les  serfs  de 
naissance  se  multiplièrent,  et  que  leur  condition  vis-à-vis 
du  maître  s'améliora  en  raison  de  leur  nombre. 


II 


On  ne  peut  préciser  les  dates  des  changements  surve- 
nus dans  l'organisation  politique,  après  l'apparition  des 
Kymris.  Tout  prouve  néanmoins  que  l'histoire  politique 
des  Gaulois  comprend  trois  périodes,  s'accordant  avec 
les  luttes  de  principes  soutenues  ça  et  là  sur  le  territoire  ; 
que  la  théocratie  des  Druides  domina  d'abord  ;  que  l'au- 
torité des  chefs  de  tribus,  aristocratie  militaire,  vint  en- 
suite; que  des  constitutions  populaires,  enfin,  régirent  le 
pays. 

Sous  la  théocratie,  les  prêtres  exercèrent  le  pouvoir, 
avec  une  omnipotence  telle,  que  leur  influence  ne  s'étei- 
gnit jamais  complètement,  même  quand  le  sceptre  politi- 
que leur  eut  échappé.  L'ordre  des  prêtres  était  électif,  et 
ils  ne  formaient  pas,  comme  les  Brachmanes  de  l'Inde, 
une  caste  héréditaire;  mais,* à  la  fois  philosophes  ef  ma- 
gistrats, ayant  dans  leurs  mains  tous  les  éléments  de  la 
société,  ils  se  créaient,  par  l'éducation  des  enfants,  uûe 
foule  d'adeptes,  de  partisans  fanatiques. 

Les  Gaulois  obéissaient  à  un  Druide  suprême,  appelé 
le  Coibhi  ou  Coïfi,  grand  pontife  élu  à  vie  et  investi 
d'une  autorité  sans  limites,  à  cause  du  secret  qui  enve- 
loppait toutes  les  actions  de  l'ordre.  Aussi,  que  de  com- 
pétiteurs! L'élection,  souvent,  donnait  lieu  à  des  luttes 
sanglantes.  Quoi  qu'ij  en  soit,  la  majestueuse  figure  du 
Coibhi,  entouré  de  mystère  et  de  vénération,  rayonnait 


LE   GAULOIS  113 

au  milieu  des  assemblées  druidiques  :  une  coutume,  exis- 
tante encore  dans  les  réunions  bardiques  de  Galles,  pai\iît 
indiquer  qu'un  siège  de  forme  déterminée  constituait  l'in- 
signe essentiel  de  la  dignité  du  Coibhi.  L'assemblée  la 
plus  solennelle  se  tenait,  une  fois  l'an,  chez  les  Carmites, 
dont  le  territoire  passait  pour  le  point  central  de  toute 
la  Gaule.  C'était  le  «  milieu  sacré  »,  dans  le  pays  des 
Celtes  par  excellence,  dans  la  «Celtique  »  ;  c'était  un  par- 
lement sacerdotal,  où  éclatait  l'immense  pouvoir  des  Drui- 
des, non  seulement  sur  chaque  Gaulois  en  particulier, 
mais  encore  sur  le  peuple  entier  * .  Nulle  trace  positive 
du  lieu  de  réunion.  Peut-être  le  village  de  Senantes  (Eure- 
et-Loir),  où  l'on  a  découvert  beaucoup  d'antiquités,  oc- 
cupe-t-il  la  place  du  milieu  sacré  des  Carnutes. 

A  certaines  époques  de  l'année,  les  Druides  s'assem- 
blaient en  cour  de  justice,  en  assises  générales,  dans  le 
centre  religieux,  d*ns  la  ville-milieu  des  différentes  ré- 
gions gauloises,  et  même  des  différentes  peuplades.  C'était 
le  Meadhon  ou  Meod/ian^  en  langue  gallique^.  Nous  avons 
trace  de  ces  milieux  dans  les  localités  dont  les  noms, 
pourvus  d'une  racine  commune  au  latin  et  au  gaëlic, 
commençaient  par  le  mot  Medio.  La  ville  de  Saintes,  au- 
trefois capitale  des  Santons,  s'appelait  Mediolanum  San- 
tonum  ;  Evreux,  capitale  des  Eburovikes,  Mediolanum  Au- 
lercorum.  Celle-ci  était  assurément  le  milieu  des  Aulerkes, 
et  celle-là^  le  milieu  des  Santons. 

Les  Druides  se  réunissaient  sur  un  cromlech,  portant 
le  nom  de  «  sanctuaire  du  chêne  »  [Drynemeton^  Dryw- 
neimheidh)^  au  cœur  des  forêts:  le  champ  de  feu  ou 
tlochfeld^  dans  les  Vosges,  semble  avoir  eu  jadis  cette 
destination.  Là,  ils  jugaient  non  seulement  les  contesta- 
tions qui  regardaient  le  droit  public,  mais  ce  qui  touchait 


1.  Cœsar,  de  beil.  gall,,  lib.  vi,  cap.  i3    P.  Rami  lib.  de  morib.  veter. 
Gallor.,  p.  115. 

2.  W.  F.  EdivardSi  Recherches  siir  les  Langues  celtiques,  p.  3il,  in-8"j 
Paris,  1844. 

I.  8 


M4  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

au  droit  civil  \  et  prononçaient  sur  les  dillérends,  les 
préventions  de  crimes  et  de  délits,  les  meurtres,  les  vols, 
les  questions  d'héritages,  et  les  limites  des  propriétés. 

Ils  punissaient  et  récompensaient  :  leurs  arrêts,  sans 
appel,  faisaient  loi  ;  leurs  récompenses, à  en  croire  Spar- 
tien,  étaient  spécialement  instituées  pour  encourager  la 
chasteté.  Au  vi«  siècle  de  notre  ère,  l'institution  du  cou- 
ronnement de  la  rosière,  que  la  tradition  attribue  à  saint 
Médard,  restaura  donc  simplement,  mais  au  point  de  vue 
chrétien,  l'appel  que  le  druidisme  faisait  à  la  religion 
pour  récompenser  les  bonnes  mœurs  2.  De  plus^  l'usage 
des  assemblées  judiciaires  près  d'un  arbre,  à  la  manière 
des  Germains  et  des  Gaulois,  s'est  conservé  jusqu'au 
moyen-âge.  On  alla^sous  les  trois,  les  cinq,  les  sept  chê- 
nes ;  sous  les  tilleuls,  sous  le  poirier,  sous  le  hêtre  de 
fer;  sousl'orme,  dans  le  bailliage  de  Remiremont (Vosges). 
11  y  eut,  par  exemple,  le  tribunal  de  l'aubépine  \ 

Du  culte  pour  les  fontaines,  les  lacs,  la  mer  et  les  fleuves, 
datent  aussi  les  jugements  que  l'on  rendit  au  bord  des 
lleuves  et  des  lacs,  près  des  fontaines,  des  sources  et  des 
puits,  sur  les  ponts  et  sur  les  bateaux.  Le  tribunal  du  lac 
de  Grandlieu  (Loire-Inférieure),  siégea  dans  un  bateau, 
à  deux  cents  pas  de  la  rive  ;  en  prononçant  la  sentence, 
le  juge  touchait  l'eau  du  lac  de  son  pied  droit  *.  Aux 
mêmes  localités  se  célébraient  des  fêtes  solennelles,  reli- 
gieuses et  populaires. 

La  concentration  des  fonctions  sacerdotales  et  judiciai- 
res entre  les  mains  des  prêtres,  devait  amener  des  abus 
de  toutes  sortes.  Avant  de  signaler  les  superstitions  reli- 
gieuses dont  ils  usèrent  pour  dominer  les  âmes,  il  est 


1.  Cœsar,  debell.  gall.,  lib.  vi,  cap.  13. 

2.  J.  Reynaud,  L'Esprit  de  la  Gaule,  p.  122, 

3.  /.  Grimm,  Antiquité  du  droit  allemand;  /.  Michelel,  Orig.  du  droit 
franc.,  p.  301  et  302. 

4.  Mém.  de  VAcad.  celtique,  t.  V,  p.  143;  J.  Grimm,  Antiq.  du  droit 
allemand. 


LE  GAULOIS  llo 

bon  d'examiner  si  ces  hommes  «  très  justes  »  *  n'en  im- 
posaient pas  quelquefois  au  vulgaire,  et  ne  profitaient 
pas  de  leur  caractère  sacré  pour  rendre  des  jugements 
arbitraires,  en  faisant  pencher  la  balance  de  la  justice  du 
côté  qu'il  leur  plaisait.  Quand  la  peine  à  appliquer  était 
grave,  ils  rejetaient  adroitement  l'odieux  de  la  punition 
sur  le  magistrat  civil,  qui  remplissait  le  double  rôle  d'ac- 
cusateur et  de  dénonciateur.  Ou  bien  ils  déclaraient  les 
Dieux  mêmes  responsables  ;  et  alors  il  ne  s'agissait  plus 
d'un  simple  jugement  (breith),  condamnant  le  coupable, 
mais  d'un  jugement  du  ciel  (breith  neimhidh)  2.  Lors- 
qu'un cas  douteux  se  présentait,  ils  appelaient  souvent  à 
leur  aide  l'épreuve,  ou  plutôt  la  fraude  théocratique. 

Il  était  d'usage,  dans  l'assemblée  annuelle,  d'allumer  un 
grand  feu,  le  symbolique  (c  feu  de  la  paix.  »  On  mettait 
à  l'épreuve,  et  très-solennellement,  l'innocence  de  l'ac- 
cusé, en  l'obligeant  à  traverser  pieds  nus  un  assez  long 
espace  couvert  de  cendres  chaudes  et  de  charbons  ardents, 
comme  faisaient  les  Hirpes,  chez  les  Falisques  '\ 

S'il  n'en  recevait  aucune  atteinte,  le  ciel  semblait  l'ab- 
soudre; s'il  se  brûlait,  condamnation!  Il  n'y  avait  là,  en 
réalité,  qu'un  fait  simple,  une  action  chimique  appliquée; 
mais  rien  de  miraculeux  ni  de  surnaturel.  Avant  l'heure 
de  l'épreuve,  les  Druides  avaient  employé  tous  les  moyens 
possibles  pour  découvrir  la  vérité.,  et  ils  savaient  préala- 
blement la  décision  du  ciel.*  On  croit  qu'ils  possédaient 
le  secret  d'une  huile  préservant  assez  celui  qui  devait 
être  proclamé  innocent,  pour  qu'il  ne  se  ressentît  pas  de 
sa  course  à  travers  les  restes  d'un  bûcher  dont  il  était 
facile  d'atténuer  les  effets  \  Or,  ils  faisaient  laver  les 
pieds  des  accusés  qui  devaient  subir  l'épreuve,  et  pou- 


1.  Strabo,  lib,  iv,  cap  4. 

2.  David  de  Saint- Georges,  Histoire  des  Druides,  d'après  Siiiilh,  p.  5i, 
in-8»  ;  O'Mahony,  Histoire  d'Irlande,  p.  \i'ô. 

3.  Plin.,  lib.  vu,  cap.  2;  Silius  Ualic,  vers  175. 

4.  Servius,  Gommentar.  in  OEneid.,  lib.  xi,  vers  785  à  790. 


116  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Vident  aisément  appliquer  leur  préservatif  à  riionmie 
qu'ils  voulaient  favbriser.  Aux  yeux  des  spectateurs  cré- 
dules, ce  hain  partiel  était  d'eau  pure,  et  le  miracle  ap- 
parent accréditait  rinfaillibilité  sacerdotale.  Les  grands 
coupables,  réputés  indignes  de  vivre,  recevaient  la  mort 
sur  le  champ,  comme  victimes  offertes  à  la  divinité. 

D'autres,  qui  avaient  désobéi  gravement  aux  prescrip- 
tions druidiques,  étaient  frappés  d'une  sorte  d'excommu- 
nication, «de  laquelle,  dit  un  antiquaire,  aussi  on  a  usé  de 
tout  temps  en  la  vraye  religion  contre  les  délinquants 
obstinés  *  » .  Les  Druides  les  éloignaient  des  choses  sain- 
tes, les  reléguaient  parmi  les  impies  et  les  criminels, 
abandonnés  de  leurs  parents.  Tout  le  monde  fuyait  leur 
présence  et  leurs  discours,  par  crainte  de  contagion. 

Pour  eux  plus  de  justice  à  espérer  2.  C'est  déjà  l'arme 
spirituelle,  si  terrible  plus  tard  aux  mains  du  sacerdoce 
catholique.  Guerriers,  nobles,  riches,  artisans,  dévoués, 
clients,  colons,  esclaves,  chacun  tremblait  devant  les 
Druides,  d'autant  plus  que  les  Gaulois  étaient  superstitieux 
par  nature 3.  Les  rois  des  différentes  nations,  eux-mêmes, 
«  tout  assis  qu'ils  fussent  sur  des  sièges  d'or,  et  habitant 
des  maisons  magnifiques  où  ils  faisaient  des  festins  splen- 
dides,  »  paraissaient  n'être  que  les  ministres  et  les  servi- 
teurs des  commandements  de  leurs  prêtres  * . 

Peu  de  religions  ont  obtenu  une  somme  d'autorité  po- 
litique égale  à  celle  du  Druidisme,  croyance  aux  dogmes 
absorbants,  obstacle  invincible  à  la  conquête  romaine, 
si  elle  n'eût  abaissé  les  caractères,  en  leur  donnant,  non 
une  activité  féconde,  non  une  initiative  enthousiaste, 
mais  seulement  un  de  ces  stériles  fanatismes  qui  se  bor- 
nent à  croire  aveuglément,  et  surtout  à  se  soumettre. 
Le  Druidisme  prouva  la  justesse  de  cette  opinion  émise 

1.  ISoël  Taillepied,  Histoire  de  Testai  etropubliquc  dos  Druides,  cIl*.,  p.  40, 
in- 12,  Varis,  1383. 

2.  Cœsar,  de  bel!,  gall.,  lib.  vi,  cap.  !;>. 

\].  Cœsar,  de  bel!,  gall,,  lib.  vi,  cap.  10;  Poinp.  Mêla,  lib.  m.  cap.  i. 
i.  iJiou.  Clirysust.,  Urat.  4U. 


LE  GAULOIS  117 

par  un  jurisconsulte  moderne  :  «  L'organisation  reli- 
gieuse, quelque  bien  disposée  qu'elle  soit,  ne  tient  pas 
lieu  d'organisation  politique  pour  soutenir  et  développer 
la  vitalité  des  nations  * .  » 

Cependant,  les  chefs  de  guerriers,  humiliés  de  n'avoir 
que  la  seconde  place  dans  l'État,  secouèrent  le  joug  des 
prêtres.  Une  révolution  s'opéra.  Par  l'effet  du  temps? 
Par  suite  d'insurrection  ou  d'invasion?  Qui  peut  le  dire? 
Sous  l'aristocratie  militaire,  des  guerres  de  rois  ensan- 
glantèrent la  Gaule.  Cette  période,  qui  suivit  le  gouver- 
nement théocratique,  atteignit  son  apogée  depuis  le  mi- 
lieu du  nie  siècle  avant  J.-C.  jusque  vers  la  fin  du  n^ 

Il  y  eut  anarchie  perpétuelle,  rivalités  de  petites  am- 
bitions. Ce  Luer,  roi  des  Arvernes,  qui  se  livrait  à  des 
prodigalités  sans  nombre,  et  versait  une  pluie  d'or  et 
d'argent  sur  la  foule,  quand  il  paraissait  en  public 2, 
mit  un  moment  la  main  sur  tout  le  midi.  Ce  Dumnorix, 
opulent  Eduen,  qui  savait  se  faire  adjuger  à  vil  prix  la 
ferme  des  revenus  publics  (cela  porterait  à  croire  que  le 
régime  des  fermes  générales  existait  en  Gaule),  intimida 
plus  d'une  fois  les  magistrats.  Et  que  n'eût  pas  impu- 
nément osé  cet  Orgétorix,  conspirateur  qui,  le  jour  fixé 
pour  son  procès,  se  présenta  devant  le  tribunal  avec  l'es- 
corte- de  sa  tribu  entière,  —  environ  dix  mille  hommes? 

Parmi  les  Druides,  aussi,  beaucoup  se  recrutaient  main- 
tenant dans  la  caste  des  chevaliers,  et  marchaient  avec 
eux  dans  la  voie  aristocratique.  Les  guerriers  avaient 
ménagé  les  prêtres,  lorsque  ceux-ci  partaient  des  rangs 
du  peuple  entier  ;  à  présent  les  prêtres  ménageaient  les 
guerriers ,  et  finissaient  par  s'identifier  avec  eux  sous 
le  rapport  des  intérêts,  tout  en  leur  laissant  la  plus  belle 
part  du  pouvoir^  devenu  le  prix  de  la  force  et  de  la  re- 
nommée militaire. 


1.  Ch.  Girand,  Essai  du  Droit  français  au  moyen  âge,  t.  I",  p.  24  et  28, 
in-8°,  Paris,  18iG. 

2,  Posidon.,  Ap.  Athenœ.  lib.  iv,  cap.  13;  V.  plus  haut,  p.  99. 


118  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Toutefois,  les  dominations  parTépée  n'avaient  j  as  eu 
le  temps  de  se  constituer,  lorsque  l'influence  sacerdotale, 
tant  amoindrie  déjà,  vint  à  s'annihiler  presque.  Les  villes 
profitèrent  de  l'avilissement  oii  étaient  tombés  leurs 
prêtres,  et  des  querelles  qui  divisaient  les  chefs  de  na- 
tions. Vainement  ceux-ci,  toujours  occupés  de  guerre  ou 
de  chasse,  par  conséquent  toujours  en  armes,  avaient 
fait  appel  à  leurs  clients  ou  à  leurs  colons,  pour  marcher 
contre  les  villes,  dont  le  peuple  aspirait  à  l'indépendance. 

Les  villes  s'étendaient,  se  multipliaient  remarquable- 
ment. La  plupart  étaient  fort  habilement  administrées,  se- 
lon le  principe  de  l'élection  populaire.  Au  lieu  de  chefs  tout 
puissants,  qu'elles  avaient  renvoyés,  elles  choisissaient 
librement  des  magistrats  ;  elles  obéissaient  à  des  lois  mu- 
nicipales. Le  bon  accord  existait  là  entre  tous  les  citoyens  ; 
car,  loin  de  ressembler  à  la  clientèle  rurale,  chose  for- 
cée, la  clientèle  urbaine  était  personnelle  et  volontaire, 
et  les  patrons,  dans  les  villes,  protégeaient  les  hommes 
qui  s'étaient  dévoués  à  eux,  de  peur  d'en  voir  diminuer 
le  nombre  ^. 

Avec  ses  clients  ruraux,  la  caste  militaire  attaqua  ru- 
dement les  villes,  afin  de  ne  point  perdre  le  pouvoir,  elle 
qui  avait  dépossédé  les  Druides  et  s'appuyait  sur  la 
force.  Ici,  elle  voulait  défendre  ses  privilèges,  et,  là,  les 
recouvrer.  La  lutte  fut  longue,  pleine  de  péripéties; 
d'un  côté  combattait  une  aristocratie  désespérée ,  de 
l'autre  une  population  aussi  enthousiaste  que  disciplinée, 
favorisée  en  certains  endroits  par  les  prêtres  essayant 
de  ressaisir,  grâce  à  cette  révolution,  leur  autorité  pas- 
sée, ou  du  moins  satisfaits  d'en  faire  un  moyen  de  ven- 
geance contre  la  classe  ambitieuse  des  chefs  militaires, 
enivrée  par  les  flatteurs.  Pendant  le  deuxième  siècle,  avant 
notre  ère,  une  bonne  partie  des  bardes  attachés  à  la  per- 
sonne des  guerriers,  ressemblaient  à  des  subalternes, 
chantant  les  haines  et  les  passions  du  maître,  sans  que 

1.  César,  de  bel,  gall.,  lib.  vi,  cip.  11. 


LE  GAULOIS  i19 

celui-ci  fit  autre  chose  que  de  payer  ces  parasites  *  pour 
célébrer  son  apparente  grandeur. 

L'union  des  patrons  et  de  leurs  clients,  jointe  à  l'appui 
calculé  ou  désintéressé  des  Druides,  nous  expliquent  le 
succès  des  villes.  Ils  l'assurèrent;  et,  avec  leur  concours, 
les  castes  sacerdotales  eurent  encore,  sous  les  constitu- 
tions populaires,  une  influence  morale  et  jusqu'à  un  cer- 
tain point  patriotique,  dont  les  traces  ne  s'effacèrent  pas. 
même  après  la  conquête  romaine,  mais  qui  disparut  seu- 
lement quand  expira  le  Druidisme.  Or,  pendant  l'époque 
des  constitutions  populaires,  l'association  fut  la  princi- 
pale règle  politique  ;  les  peuples  se  rassemblèrent,  se 
confédérèrent  par  des  traités  offensifs  et  défensifs,  en  un 
mot  devinrent  «  frères.  » 

Quelque  ordre  éclatait,  assurément,  avec  les  trois  for- 
mes de  gouvernement  que  nous  venons  d'indiquer .  Des 
querelles  intestines  troublaient  parfois  la  Gaule,  on  le 
sait;  mais  c'étaient  pour  elle  des  malheurs  passagers,  que 
les  peuples  surmontaient  sans  trop  d'efforts. 

Cependant,  de  même  que  les  Gaulois  ont  effrayé  Rome, 
de  même  une  terreur  continue  leur  vient  des  Romains, 
qui  organisent  contre  eux  une  guerre  d'extermination. 
Chacune  des  victoires  remportées  par  César  arrache  à 
nos  premiers  pères  un  lambeau  de  liberté,  en  leur  coû- 
tant des  flots  de  sang  et  de  larmes.  Rome  a  assuré  l'im- 
punité aux  généraux  qui  passent  les  Alpes^  et  ceux-ci 
abusent  étrangement  de  leur  toute  puissance  :  ils  ran- 
çonnent les  vaincus,  proscrivent  les  humbles,  asservis- 
sent les  braves.  Telle  devient  la  détresse,  à  cause  des 
exactions  proconsulaires  et  de  la  cupidité  des  trafiquants 
romains,  que,  chez  les  Allobroges^  la  somme  des  dettes 
en  arrive  à  surpasser  la  valeur  des  fonds  de  terre.  Par- 
tout des  déchirements,  des  factions,  des  troubles  :  le  dan- 
ger commun  finit  par  n'être  plus  une  cause  d'union^ 
mais,  au  contraire,  par  aviver  les  ambitions  particulières 

i.  Posidon.j  ap.  Athenœ.  lib.  vi,  cap.  12. 


420  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

et  les  mauvaises  passions.  Aussitôt  que  César  a  com- 
mencé de  vaincre,  toute  la  Gaule,  éperdue,  comme  dou- 
tant d'elle-même,  semble  vouloir  implorer  la  protection 
du  vainqueur  ;  et  des  députés  lui  déclarent  que,  par  ses 
succès  contre  les  Helvètes^  il  l'a  sauvée  d'une  guerre 
cruelle,  peut-être  de  la  servitude  *.  Où  s'en  va  le  farou- 
che amour  des  Gaulois  pour  l'indépendance?  A  peine 
l'esprit  national  est  né,  en  face  des  premières  légions  ro- 
maines, qu'il  s'endort  ou  s'éteint  sous  le  coup  des  défai- 
tes successives,  car  il  n'a  pas  encore  assez  de  vitalité 
pour  inspirer  ces  entêtements  sublimes  qui  défient  le  mal- 
heur, et  dont  quelques  héros  seulement  gardent  le  privi- 
lège. La  vie  publique  des  vaincus  n'a  plus  qu'une  indé- 
pendance apparente,  et  ils  semblent  avoir  perdu  le  senti- 
ment prononcé,  instinctif  de  la  liberté  individuelle,  qu'ils 
possédaient  depuis  un  temps  immémorial. 

Les  assemblées  générales,  ces  manifestations  de  la 
volonté  commune,  se  font  maintenant  sous  le  patronage 
de  César.  Un  jour,  le  vainqueur  leur  demande  quatre 
mille  cavaliers,  qu'il  veut  embarquer  avec  cinq  légions 
romaines  ;  et  il  les  obtient.  Un  autre  jour,  après  la  prise 
d'Alesia,  il  donne  à  chaque  légionnaire  un  captif  gaulois 
pour  sa  part  de  butin  2.  H  ne  s'arrête  pas  là,  dans  son 
rôle  despotique.  Après  la  reddition  d'Uxellodunum,  il 
ordonne  de  couper  les  mains  à  tous  ceux  qui  ont  porté 
les  armes  ;  il  épargne  leur  vie,  pour  transformer  ces  mal- 
heureux en  exemple  vivant  des  châtiments  infligés  par 
Rome^  Crainte,  lassitude,  épuisement,  voilà  le  mot  de 
la  situation.  Qu'on  se  figure  donc  la  Gaule  domptée,  res- 
semblant à  un  malade  pâle,  décharné,  brisé  par  des 
fièvres  ardentes  qui  ont  tari  son  sang  et  abattu  ses  forces. 
Elle  a  une  soif  importune,  qu'elle  ne  peut  satisfaire.  Elle 
regrette  d'autant  plus  sa  liberté  perdue,  que  cette  douce 


1.  Cœsar,  de  bell.  gall.,  lib.  i,  cap.  30. 

2.  Cœsar,  de  bell.  gall.,  lib.  vu,  cap.  89. 

3.  Ilirlins,  de  bell.  gall.,  lib.  viu,  cap.  44, 


LE  GAULOIS  ]%\ 

liberté  lui  échappe  pour  jamais,  selon  ce  qu  elle  croit. 
Que  de  tentatives  inutiles  et  hasardées,  pour  sortir  de  la 
servitude!  Et  puis,  quels  efforts  sait  oser  le  triompha- 
teur irrité,  pour  rendre  le  joug  plus  pesant!  Le  mal  s'ac- 
croît, l'espoir  diminue,  se  perd  ;  la  prostration  est  com- 
plète. Le  Gaulois  préfère  enfin  son  triste  sort  au  danger 
des  remèdes  incertains,  parce  qu'il  redoute  dans  l'avenir 
des  malheurs  plus  grands  encore  ^  Les  Romains  l'ont 
frappé  à  plusieurs  places  ;  et  il  va  expirer,  s'ils  ne  pren- 
nent soin  d'étancher  eux-mêmes  ses  profondes  blessures. 

Voilà  l'ensemble  du  tableau,  dont  un  coin,  détaché,  est 
occupé  par  le  groupe  des  Marseillais. 

Ces  étrangers  n'ont  rien  de  coriimun,  que  la  misère, 
avec  le  reste  des  Gaulois,  et  leur  gouvernement  revêt  une 
forme  particulière.  A  Marseille,  une  aristocratie  règne  ^. 
Le  peuple,  divisé  en  tribus,  ne  compte  pour  rien;  c'est 
une  masse  déshéritée,  comme  dans  les  pays  orientaux. 

La  cité  phocéenne  ne  dément  pas  son  origine.  Six 
cents  citoyens,  appelés  les  «  Honorables,  »  les  Timou- 
ques  (nom  ionien),  composent  .un  sénat  qui  gouverne  la 
république.  Elus  à  vie  par  les  familles  aisées  au  sein 
desquelles  ils  se  recrutent  nécessairement,  ils  doivent 
être  mariés,  avoir  des  enfants,  sortir  d'une  maison  qui 
jouit  du  droit  de  cité  depuis  trois  générations  ^  Pour 
éviter  que  les  Timouques  ne  se  constituent  en  oligarchie, 
la  loi  défend  à  deux  membres  de  la  même  famille  de  sié- 
ger dans  leur  assemblée  *,  soit  deux  frères  ou  un  père  et 
son  fils  :  ce  principe  est  suivi  chez  les  Éduens,  les  Auskes 
et  les  Celto-Cynésiens.  Les  Timouques  se  réunissent  en 
conseil  suprême,  comme  à  Naucratis  (Egypte),  comme 
dans  l'Ionie  ou  la  Messénie.  Quinze  d'entre  eux  forment 
un  petit,  ou  plutôt  un  second  conseil,  à  peu  près  sem- 

1.  PauU  Orosii  Historiarum  lib  vi,  cap.  12. 

2.  Slrabo,  lib.  iv,  cap.  1. 

3.  Valer.  Maxim.,  lib.  ii,  cap.  6;  Lucian.  Toxaris  seu  Amicitia,  cap.  24; 
Strabo,  lib.  iv,  cap.  1. 

4.  Âristotelis  ?Q\iticai,  lib.  v,  cap.  6. 


122  iMÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

blable  aux  commissions  de  nos  assemblées  délibérantes 
actuelles.  Le  second  conseil,  renouvelé  par  intervalles, 
désigne  aux  Timouques  les  questions  sérieuses  à  ré- 
soudre, et  il  expédie  en  toute  diligence  les  affaires  cou- 
rantes * . 

Au-dessus  des  Quinze  sont  placés  trois  chefs,  Trium- 
virat dans  lequel  réside  ce  que  l'on  appelle  le  pouvoir 
exécutif,  ets'effaçant  devant  les  Quinze,  lorsqu'il  s'agit 
de  mesures  très-importantes,,  par  exemple  de  déclarer  la 
guerre  ou  de  traiter  avec  l'ennemi.  Les  Triumvirs  et  les 
Quinze  sont  subordonnés,  dans  leurs  actes,  aux  instruc- 
tions et  à  la  sanction  des  Timouques  2.  Ceux-ci  votent  la 
paix  ou  la  guerre,  les  lois  quelconques;  nomment  les 
ambassadeurs  ;  prononcent  sur  les  affaires  de  religion  et 
de  politique.  Certains  personnages  s'occupent  de  la  na- 
vigation et  du  commerce;  d'autres  prennent  soin  de 
l'armée;  d'autres  jugent  les  procès;  d'autres  adminis- 
trent la  ville  ^ 

La  politique  et  l'administration  marseillaises  accusent 
donc  un  degré  de  perfection  qui,  avec  l'incontestable  civi- 
lisation du  pays,  justifib  l'éloge  qu'on  a  fait  du  gouver- 
nement de  Marseille.  Cicéron  le  compare  à  la  tyrannie  des 
Trente,  chez  les  Grecs,  a  Si  les  Marseillais,  dit-il,  sont 
régis  par  les  principaux  habitants  de  leur  ville  avec  une 
grande  équité,  la  condition  du  peuple  y  paraît  pourtant 
voisine  de  la  servitude  K  »  Malgré  cette  restriction  de 
l'immortel  orateur,  il  est  certain  que  le  citoyen  de  Mar- 
seille a  une  existence  politique  plus  nettement  organisé:^ 
que  celle  du  Gaulois.  Sa  vie  publique  se  dessine  mieux 
aussi.  On  voit  bien  que  ses  lois  principales  lui  viennent 
de  la  Grèce,  et  que  beaucoup  d'entre  elles  imitent  la 
législation  romaine  par  anticipation. 

i.  Strabo,]ih.  iv,  cap.  1;  Am.  Thierry ,Ylisi.  des  Gaul.,  liv.  iv,  chap.  1«\ 

2.  Slrabo,  lib.  iv,  cap.  1<"-  ;  Cœsar.  De  bello  civili,  lib.  i,  cap.  33. 

3.  H,    Ternaux,   Historia    reipublicœ  Massiliensis,  passim,   in-4°,  Cot' 
tingue,  1826. 

4.  Cicero,  De  republicâ,  lib.  i,  cap.  27. 


LE  GAULOIS  423 

III 

La  vie  civile  et  privée  suivait  les  mêmes  destinées  que 
la  vie  politique,  car  les  événements  influaient  singulière- 
ment sur  l'intérieur  du  foyer.  Chaque  petit  peuple  avait 
ses  coutumes  propres  et  ses  lois  municipales  :  l'auteur 
des  Commentaires  observe  comme  une  chose  très-digne 
de  remarque  l'obéissance  des  Rêmes  et  des  Soissonnais 
aux  mêmes  lois  ^ .  A  plus  forte  raison  existait-il  une  foule 
de  divergences  dans  les  détails  du  droit  civil  et  privé, 
selon  le  climat,  selon  la  position  topographique,  selon  le 
plus  ou  moins  de  liaison  avec  des  étrangers.  On  peut 
conjecturer  que,  dans  le  principe,  la  tribu  seule  était 
propriétaire,  et  qu'il  y  avait  une  communauté  de  biens. 

En  Irlande,  par  exemple,  le  partage  des  terres  se  faisait 
à  nouveau,  quand  un  membre  du  clan  mourait.  Chez  les 
Celtibériens,  les  Germains  et  probablement  tous  les  peu- 
ples d'Occident,  un  partage  annuel  avait  lieu.  De  même 
en  Gaule. 

Peu  à  peu,  par  la  force  des  choses,  par  suite  de  l'atta- 
chement de  l'homme  à  l'objet  possédé,  la  propriété  in- 
dividuelle s'établit,  commença  par  la  maison  et  la  terre 
qui  l'entourait,  par  l'enclos  de  la  maison,  par  le  verger, 
en  un  mot  par  l'héritage  [ti-graiin^  en  kymro-breton), 
comme  disent  nos  paysans  d'aujourd'hui  -.  Le  laboureur 
aimant  son  champ  d'un  amour  naïf  et  exalté,  l'agricul- 
ture devait  étendre  naturellement  l'appropriation  indi- 
viduelle, comme  elle  développa  la  division  des  terres. 

Quand  les  lots  de  terrain  conquis  avaient  été  distribués 
par  un  chef  de  clan  entre  les  familles,  la  culture  se  faisait 
par  familles  d'abord,  puis  par  individu,  car  le  chef  de 
famille  opérait  lui-même  un  partage  entre  les  siens. 
Selon  la  loi  galloise,  tout  enfant  mâle  âgé  de  vingt-un 

1.  Cœsnr,  de  bell.  gall.,  lib.  ii,  cap.  3. 
.   2.  H.  Martin,  Wistoire  de  France,  1. 1*^  p.  43. 


124  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

ans  motivait  une  adjonction  de  part,  plus  ou  moins  con- 
sidérable d'après  la  condition  de  l'homme.  Il  recevait 
tant  d'acres  (ricre  en  celtique,  a(jer  en  latin),  tant  d'ar- 
pents [ar^  en  kymrique,  terre  labourable,  pann^  lieu,  en 
armoricain),  tant  de  bonniers,  etc.,  noms  d'antiques  me- 
sures dérivant  du  gaélic. 

Le  principe  de  la  communauté  combinée  avec  l'appro- 
priation individuelle,  au  moyen  d'un  partage  annuel  en- 
tre les  familles,  ne  subsista  pas  parmi  nos  ancêtres.  Seu- 
lement, si  leur  caractère  ne  s'accommoda  ni  à  la  propriété 
personnelle,  absolue,  irrévocable,  ni  à  la  communauté 
complète,  ils  adoptèrent  parfois  les  renouvellements  de 
partages,  en  donnant  la  possession  des  fonds  de  terre  aux 
individus,  et  en  laissant  la  propriété  radicale  aux  famil- 
les ^  Le  territoire  gaulois,  dans  sa  majeure  partie,  c'est- 
à-dire  les  vastes  étendues,  —  landes,  marais,  forêts  et 
pâturages,  —  ne  cessèrent  pas  d'être  les  biens  communs 
du  clan  ou  de  la  confédération.  TqIs,  jusqu'à  nos  jours, 
les  grasses  et  les  vaines  pâtures  d'une  foule  de  localités, 
les  propriétés  appartenant  aux  administrations  publi- 
ques, les  domaines  de  la  couronne  et  de  l'État. 

La  richesse  en  terres,  indispensable  à  qui  voulait  de- 
venir chef  de  clan,  s'alliait  à  la  clientèle  nombreuse,  et, 
comme  on  l'a  vu,  constituait  la  puissance,  une  sorte  d'a- 
ristocratie d'argent.  Toutefois,  point  de  droit  d'aînesse  : 
les  fonds  .héréditaires  étaient  partagés  également  entre 
les  frères,  et,  de  plus,  la  faculté  de  tester  se  bornait  aux 
objets  mobiliers.  Tout  cela  sauvegardait  la  famille,  quant 
à  l'égalité  entre  ses  divers  membres,  et  à  son  importance 
dans  l'organisation  politique.  Le  Gabhailkine^  ou  éta- 
blissement de  famille,  avec  son  Pen-teulu  (tête  de  mai- 
son en  gaélic),  ne  souffrait  aucune  exception.  Chez  les 
Kymris,  pourtant,  il  en  existait  une,  non  en  faveur  de 
l'aîné,  mais  au  profit  du  plus  jeune  enfant.  Cette  cou- 
tume ou  droit  du  juveigneur  venait  de  ce  que  la  race 

1.  //.  Mnrlin,  Histoire  de  France,  t.  I'^'-,  p.  43. 


LE  GAULOIS  l2o 

celtique,  se  répandant  en  colonies,  voyait  d'ordinaire  les 
aines  quitter  les  champs  paternels,  et  les  plus  jeunes 
rester  attachés  au  foyer.  Le  plus  jeune  avait  donc  le  ma- 
noir, —  le  chaudron,  la  hache  et  la  serpe.  «  L'astre  (le 
foyer)  demeurera  au  puiné,  »  prescrivait  encore  la  cou- 
tume de  Kent,  pendant  le  moyen  âge*. 

Parmi  les  institutions  profondément  celtiques,  on  re- 
marque les  communautés  de  laboureurs,  qui  détenaient 
et  labouraient  des  terres  servîtes  dépendant  des  do- 
maines des  chefs  supérieurs  ou  inférieurs.  Dans  ces  pos- 
sessions, les  enfants  ne  partageaient  pas  les  fonds  pater- 
nels; seulement,  quoique  ces  biens  restassent  dans  la 
communauté,  la  loi  galloise  accordait  encore  le  droit 
de  juveigneur  au  plus  jeune  lils  du  laboureur  défunt,  et 
lui  laissait  la  maison  paternelle  à  titre  héréditaire.  Elle 
décida  aussi  qu'une  famille  étrangère  ayant  demeuré 
quatre  générations  sur  la  terre  d'un  homme  noble  ou 
chevalier,  ne  pouvait  plus  s'en  aller,  mais  demeurerait 
attachée  à  la  glèbe.  11  y  avait  donc  des  propriétés  grevées 
de  tributs,  et  d'autres  parfaitement  libres,  bases  des  dis- 
tinctions sociales  exposées  au  début  de  ce  chapitre. 

Grands  propriétaires,  les  chefs  de  clan  et  les  chefs  de 
famille  faisaient  valoir  'es  terres  par  les  bras  de  leurs 
clients  ruraux.  Beaucoup  pratiquaient,  en  outre,  une  in- 
dustrie productive,  exploitaient  des  mines,  exerçaient 
des  monopoles,  et  concentraient  dans  leur  maison  d'im- 
menses capitaux.  La  richesse  mobilière  des  Gaulois, 
passée  en  proverbe,  se  composait  de  monnaies,  que  les 
Ligures  et  les  Aquitains  avaient  frappées,  en  copiant  les 
(irachmes  de  Marseille ,  d'Emporias  et  de  Rhoda  ;  de 
quinaires  d'argent,  de  semis  de  bronze,  etc.,  imités  de 
pièces  romaines,  ou  pièces  romaines  elles-mêmes  impor- 
tées en  Gaule  ~  ;  d'imitations  de  Philippes  d'or  de  Macé- 


i.  L.  La/èrrière,  Hist.  du  droit  franc.,  t.  Il,  p.  90  et  91  ;  Lois  de  Howel;  Du, 
Caîige,  Glossaire,  au  mot  Astrum 
2.  Ë.  Desmarest,  Encyclopédie  uiO'.lerne,  art.  Monnaie. 


126  MÉMOIRES   DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

doine;  ot  principalement  d'objets  précieux,  lingots  d'or 
et  d'argent,  pierres  fines,  vêtements  splendides,  œuvres 
d'art,  en  bronze  et  en  argent.  Quoiqu'ils  n  eussent  rien 
de  semblable  à  ce  que  nous  appelons  papier-monnaie,  ou 
monnaie  de  papier,  les  Gaulois  connaissaient  les  obliga- 
tions :  le  contrat  ou  friduw^  quand  les  parties  s'étaient 
engagées  par  serment  ;  le  pacte  ou  ammod.,  quand  elles 
avaient  mis  leurs  mains  dans  celles  d'un  arbitre  ;  et  le 
jMcte  nii,  conclu  sans  arbitre  ni  témoins  * .  Le  verbe  celti- 
que obligea  signifie  absolument  la  même  cbose  que  le 
verbe  latin  ohl'igare  '^. 

Les  objets  mobiliers  se  transféraient  par  l'échange, 
contrat  naturel  ;  par  la  vente,  par  la  donation,  par  la  suc- 
cession, par  le  testament,  etc.  La  tradition  des  choses 
s'accomplissait  par  la  possession  réelle  ou  fictive. 

En  Bretagne,  au  moyen  âge  encore,  il  fallait  la  possession 
réelle,  quand  elle  était  possible  :  l'acquéreur  ouvrait  les 
portes,  allumait  le  feu  de  l'âtre,  donnait  un  coup  de  bêche 
dans  la  terre.  La  tradition  symbolique  se  faisait  par  l'é- 
pée,  le  casque  du  maître,  la  remise  d'une  corne  ou  d'un 
bâton,  l'offre  d'une  coupe  remplie  de  vin.  Ces  usages  de 
tradition  fictive  existèrent  sans  doute  chez  les  Gaulois 
comme  chez  leurs  successeurs  %  car  ils  ont  la  naïveté 
antique.  En  certaines  circonstances,  on  transportait  la 
propriété,  soit  foncière,  soit  immobilière,  sous  la  forme 
d'adjudication  publique.  L'homme  coupable  de  trahison 
envers  le  pays,  avait  ses  biens  confisqués  et  vendus  aux 
enchères  :  Induciomar,  déclarant  son  gendre  Cingétorix 
traître  à  la  patrie,  ordonna  la  vente  de  ses  biens  ;  et  les 
acheteurs  traitèrent  sous  la  garantie  de  la  foi  publique, 
de  sorte  que  leur  possession  devint  inattaquable  * . 

1.  Hijîvel  dda,  passim;  L.  Laferriêre,  Hist.  du  droit  franc.,  t.  II,  p.  140. 

2.  D.  Pezron,  Antiq.  de  la  nation,  etc.,  Table  celto-lafine: 

3.  L.  Laferrière/Hist.  du  droit  franc.,  t.  II,  p.  134;  D'Argentré,  sur  l'anc. 
Coutume  de  Bretagne  ;  Chassan,  Essai  sur  la  symbolique  du  droit,  passim, 
In-8°,  Parts,  1847. 

4.  Cœsar,  De  bello  gall.,  lib.  v,  cap.  5ô',Hywel  dda;  L.  Laferriêre,  Hist.  du 
droit  franc.,  t.  II,  p.  136. 


LE  GAULOIS  127 

Du  droit  sur  les  choses,  le  premier  réglé  dans  un  état 
social  où  l'ardeur  guerrière  et  le  mouvement  d'invasion 
dominent^  passons  au  droit  sur  les  personnes.  Après  la 
propriété,  étudions  les  liens  de  la  famille,  au  point  de 
vue  de  la  morale  et  de  la  loi,  toutes  deux  se  complétant. 

Par  le  mariage,  base  de  la  famille,  trois  intérêts  bien 
distincts  s'établissent,  celui  du  mari,  celui  de  la  femme, 
celui  des  enfants.  A  chacun  ses  obligations  et  ses  devoirs. 

Tantôt  la  plus  douce  harmonie  règne  parmi  les  mem- 
bres, tantôt,  et  fréquemment  chez  les  anciens,  il  n'y  a  que 
tyran  d'un  côté,  esclaves  de  l'autre.  Or,  la  famille  gau- 
loise se  fondait  sur  le  mariage,  l'autorité  paternelle  et  la 
puissance  maritale,  dont  les  effets  vont  passer  successi- 
vement sous  nos  yeux.  Tout  porte  à  croire  que  le  minis- 
tère des  Druides  était  nécessaire  à  la  célébration  du  ma- 
riage, afin  de  la  rendre  solennelle,  et  de  lui  donner  à  la 
fois  un  caractère  civil  et  religieux*.  Cette  présence  du 
prêtre  consacrant  le  pacte  conjugal^  jointe  à  l'institution 
des  droits  entre  époux,  établissant  les  fortunes  respecti- 
ves, suffisent  pour  montrer  qu'en  général  la  monogamie 
existait.  Mais  ces  garanties  n'empêchaient  ni  les  manques 
de  foi,  ni  l'indifférence  du  mari  quand  il  s'adonnait  aux 
monstrueuses  débauches  de  la  pédérastie,  ou  au  concu- 
binage, fort  usité  chez  les  riches.  Elles  laissaient  pro- 
noncer facilement  le  divorce,  et  maintenaient  le  privilège 
de  répudiation  contre  la  femme.  Celle-ci  avait-elle  dé- 
serté le  toit  conjugal,  on  la  punissait  pour  violation  des 
lois  de  la  pudeur  ;  elle  perdait  sa  dot  et  payait  une  amende. 

Répudiée,  elle  ne  pouvait  se  remarier  que  si  son  mari 
se  remariait  lui-même,  après  avoir  payé  une  amende,  dans 
le  cas  où  une  seconde  femme  succédait  à  la  délaissée 2. 
Le  premier  mariage  obtenait  donc  plus  d'honneur  dans 
les  mœurs,  et  le  pouvoir  du  mari  semblait  survivre  à  la 


i.  Hjjwel  dda;  Chant  gallois  de  Merzin  ou  Merlin  ;  H.  de  la  Villermarquè, 
Chants  popul.  de  la  Bretagne.  Introd. 
2.  Lois  galloises. 


128  MÉMOIRES  DU  PELPLE  FRANÇAIS 

dissolution  du  lien  matrimonial,  puisque  la  liberté  de  la 
femme  répudiée  dépendait  enr-ore  de  la  liberté  dont  usait 
le  mari  %  de  rester  veuf  ou  non. 

Entre  le  mari  et  la  femme,  la  réciprocité  ne  paraît  pas 
avoir  été  plus  complète,  quant  au  divorce  ;  car,  suivant  la 
loi  gauloise,  l'époux  avait  sans  restriction  le  droit  de  se 
séparer,  moyennant  un  douaire  s'il  quittait  sa  conjointe 
avant  sept  années  révolues  d'union,  et  la  moitié  de  tous 
les  biens,  s'il  la  quittait  après  sept  années.  Il  prenait  avec 
lui  deux  tiers  des  enfants,  et  laissait  un  tiers  à  la  mère, 
qu'il  était  libre  de  réintégrer  à  son  domicile.  L'épouse, 
plus  assujettie,  ne  pouvait  demander  le  divorce  que  pour 
cause  physique  et  déterminée  :  liydrophobie,  haleine  in- 
fecte et  impuissance  du  mari.  Alors  elle  reprenait  sa  dot 
et  ses  biens. 

Quand  le  législateur  gaulois  se  montre  assez  insoucieux 
du  bonheur  de  l'épouse,  pourquoi  a-t-il  tant  de  sollicitude 
dans  tout  ce  qui  concerne  ses  biens?  C'est  pour  que  la  for- 
tune de  la  femme  rentre  dans  la  famille  du  père,  au  lieu  de 
rester  dans  le  patrimoine  du  mari  émancipé  parle  mariage 
et  chef  de  famille  à  son  tour;  c'est  pour  la  conservation 
de  cette  fortune  dans  le  patrimoine  d'où  elle  sort,  au  mo- 
ment où  la  femme  répudiée  reprend  place  au  foyer  paternel. 
Autant  la  vierge  était  sainte  aux  yeux  des  Gaulois  qui, 
en  pays  de  Galles,  croyaient  la  fille  séduite  dans  ses  affir- 
mations sur  les  promesses  du  séducteur,  autant  la  femme 
mariée,  malgré  les  dispositions  de  la  loi  pour  protéger 
ses  intérêts  matériels,  avait  un  sort  malheureux.  Il  sem- 
ble que,  en  gardant  sa  virginité,  la  jeune  fille  conservât 
un  caractère  profondément  national  et  surtout  le  mérite 
de  la  divination,  qu'elle  appartint  à  tous  par  la  pensée, 
qu'elle  s'élevât  naturellement   au  rôle  de  prêtresse  et 
d'inspirée.  Au  contraire,  par  le  mariage,  la  jeune  fille 
perdait  son  prestige  quasi  divin,  pour  devenir  simple 
mortelle,  inférieure  à  l'homme;  et,  dans  les  temps  les 

1.  L.  Laferrière,  Hist  du  droit  franc  ,  t.  II,  p.  60. 


LE  GAULOIS  129 

plus  reculés^  lors  même  que  l'époux  n'exerçait  pas  sur 
elle  le  droit  de  vie  et  de  mort,  la  femme  était  soumise  à 
un  pouvoir  despotique. 

Unies  à  des  hommes  farouches,  amateurs  de  plaisirs 
bruyants  et  de  voluptés  grossières,  vainement  les  Gau- 
loises possédaient  une  beauté  proverbiale,  rehaussée  par 
mille  seorets  de  toilette.  Vainement  elles  mettaient  jus- 
qu'à quatre  tuniques  superposées,  un  manteau  dont  une 
partie  voilait  la  tête,  et  une  mitre  ou  bonnet  phrygien. 
Vainement  on  admirait  leur  peau  blanche,  leur  taille 
élégante  et  élevée,  leurs  traits  remarquables  %  qu'elles 
ne  tardèrent  pas  à  gâter  par  une  excessive  coquetterie, 
en  se  teignant  les  sourcils  avec  de  la  suie  ou  avec  une 
liqueur  tirée  de  l'orphie,  poisson  vivant  près  des  côtes 
de  la  Gaule.  Vainement  elles  cherchaient  à  plaire,  se  la- 
vaient sans  cesse  avec  l'écume  de  kourou^  ou  bière,  afin 
d'entretenir  la  fraîcheur  de  leur  teint  2,  et  employaient 
plus  tard,  pour  le  même  usage,  de  la  craie  dissoute  dans 
du  vinaigre,  substance  nuisible  à  la  santé,  mais  très- 
efficace  comme  pommade.  Vainement  elles  coloriaient 
leurs  joues  avec  du  vermillon,  enduisaient  leurs  cheveux 
de  chaux,  pour  les  rendre  blonds,  enveloppaient  leur  che- 
velure d'un  réseau  ou  l'enlaçaient  de  bandelettes,  la  reje- 
tant en  arrière,  ou  la  recourbant  en  forme  de  cimier '^ 

La  plupart  du  temps,  leurs  maris  n'avaient  que  dédain 
pour  elles,  les  frappaient  à  mort,  par  colère,  sauf  à  payer 
ime  amende,  il  est  vrai,  selon  la  loi  galloise,  quand 
ils  les  avaient  injustement  corrigées;  ils  ne  voyaient  en 
elles  que  des  esclaves,  moins  même,  des  êtres  incapa- 
bles d'acheter  ou  de  vendre.  Celles  des  vilains  ne  pou- 
vaient prêter  ni  donner  sans  l'autorisation  maritale  ;  celles 
des  hommes  libres  ne  disposaient  à  leur  gré  que  des  vête- 
ments, de  la  farine,  du  lait,  du  beurre  et  du  fronuige. 


1.  Diod.  Sicul.  passim. 

2.  Plin.,  lib.  xxii,  cap.  82. 

3.  TertulUani  de  Cuitu  faeminarum  Liber. 

! 


130  MEMOIRES  PU  PEUPLE  FRANÇAIS 

mais  pnHaient  des  meubles,  sans  être  en  général  admises 
comme  cautions  ni  témoins  * . 

Que  de  fois  l'amour  du  mari  se  traduisait  en  jalousie 
brutale  !  Lorsqu'il  soupçonnait  la  fidélité  de  sa  femme, 
c'était  aux  dépens  du  bonheur  de  celle-ci  qu'il  obtenait 
impitoyablement  sa  propre  tranquillité.  Vers  la  Belgique, 
le  Rhin,  (c  fleuve  de  la  jalousie,  »  éprouvait  la  fidélité  des 
épouses  accusées  d'adultère  et  la  sainteté  du  lit  conjugal. 
Après  la  naissance  de  l'enfant,  le  mari  plaçait  le  nouveau- 
né  sur  une  planche,  et  l'exposait  au  courant  de  l'eau. 
Quand  la  planche  et  l'enfant  surnageaient,  les  soupçons 
disparaissaient  dans  le  cœur  du  Gaulois  accusateur; 
quand  la  planche  et  l'enfant  enfonçaient,  le  père  le  lais- 
sait périr  sans  sourciller,  car  cet  innocent,  réputé  illégi- 
time, était  la  preuve  palpable  du  déshonneur-,  a  Ainsi 
donc,  aux  douleurs  de  l'enfantement  succédaient  pour  la 
mère  d'autres  douleurs  :  elle  connaissait  le  véritable  père, 
et  pourtant  elle  tremblait;  dans  demortelles  angoisses, 
elle  attendait  ce  que  déciderait  l'onde  inconstante  "'.  » 

Faut-il  croire  que  les  Druides,  juges  en  matière  d'adul- 
tère, condamnassent  la  coupable  à  périr  sous  le  fouet,  ou 
à  être  engloutie  dans  un  bourbier?  Que  le  séducteur,  une 
fois  dévoilé,  subît  le  dernier  supplice  ou  fût  pendu  à  un 
arbre?  Ces  rigueurs  n'étonnent  pas,  lorsqu'on  les  rap- 
proche d'autres  actes  non  moins  barbares.  En  effet,  à  la 
mort  du  mari,  la  femme  subissait  parfois  des  persécu- 
tions. Un  tribunal  de  famille  était  convoqué,  si  le  défunt, 
h%mme  de  haute  naissance,  dignitaire  de  l'État,  avait 
trépassé  subitement  ou  par  une  cause  extraordinaire.  Sa 
femme,  ou  ses  femmes,  lorsqu'il  en  avait  plusieurs, 
étaient  immédiatement  accusées,  saisies,  appliquées  à  la 
question,  comme  des  esclaves.  Convaincues  d'avoir  at- 

1.  Code  de  de  VénédoUe,  liv.  ii,  2J<^ssiM\  L.  J.  Kœnigsivarler,  llist.  de  l'or- 
ganisation de  la  famille  en  France,  p.  43,  in-8»,  Paris,  I8oi. 

2.  Julien,  2=  harangue  et  xvi«  lettre.  Traduct.  ïourlet,  Paris,  1821,  in'8% 
Nonnos,  Dionysiaques,  lib.  xxiii;  Claudian.  In  Rulin.,  lib.  ii,  vers  lli. 

3.  Antholorjic,  lib.  i  ;  traduit  par  Am.  Thierry,  liv.  iv,  c!iap.  1".      ^ 


LE  GAULOIS  131 

tenté  aux  jours  du  mort,  elles  périssaient  dans  les 
flammes  ^ .  Le  tribunal  vengeur  se  composait  des  parents 
les  plus  proches  de  l'époux.  Dans  cette  justice  sommaire 
et  terrible,  quelle  immense  part  accordée  à  l'esprit  de 
famille!  Il  restait  encore,  naguère,  une  trace  de  cette 
coutume  en  Corse,  où  l'on  rendait  la  veuve  responsable 
de  la  mort  de  son  conjoint.  Souvent  on  l'exposait  aux 
mauvais  traitements  de  la  famille  de  celui-ci  ;  on  la  frap- 
pait, on  la  défigurait  môme,  afin  d'intéresser  ainsi  les 
femmes  à  veiller  assidûment  sur  la  vie  des  maris  2. 

Avec  le  temps  et  selon  les  nations^  les  mœurs  conju- 
gales se  modifièrent.  Nul  doute  que  le  Druidisme  ne  ten- 
dit chaque  jour  à  améliorer  la  dure  condition  des  femmes, 
en  intervenant  dans  le  despotisme  paternel  et  marital  ^ 

Pour  la  race  ibérienne,  principalement,  plus  civilisée 
que  la  race  gallique,  la  tyrannie  du  mari  s'effaça,  ou 
du  moins  perdit  ses  formes  trop  cruelles.  Le  soft  de  la 
femme  devint  non-seulement  supportable,  mais  glorieux. 
Elle  montra  du  dévouement,  accompagna  son  époux  en 
touâ  lieux:,  stimula  son  fils  dans  les  excursions  et  les 
guerres,  les  forçant  ainsi,  l'un  et  l'autre,  à  l'admirer 
quelquefois,  à  la  respecter  toujours.  Elle  applaudit  les 
braves,  fît  honte  aux  timides,  partagea  l'enthousiasme 
du  triomphe  et  les  douleurs  de  la  défaite.  Elle  acquit  une 
prépondérance  marquée  dans  les  questions  d'intérieur  et 
de  ménage,  les  conseils  politiques,  les  délibérations  sur 
la  paix  ou  la  guerre,  et  les  différends  entre  peuples  ri- 
vaux. Annibal  éprouva  l'expérience  et  la  sagesse  deâ 
femmes,  lorsqu'il  fut  décidé  par  traité  que  si  les  Cartha- 
ginois avaient  à  se  plaindre,  les  Gauloises  jugeraient  la 
contestation  ^ . 


i.  Cœsar,  De  boll.  gall.,  lib.  vi,  cap.  19. 

2.  Mermilliod,  Lettres  sur  la  Corse,  in-8%  Paris,  18i4. 

3.  M.  P.  Bernard,  Histoire  de  l'auloritc  paternelle  en  France,  p,  22,  in-8% 
Monld'uUer,  18G4. 

•i.  Plnlarchi,  Devirlntibusmulierum,lib.  vi;  Pobjœn,  Stra'agemat,  lib.  vn, 
cap.  50. 


132  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

De  leur  côté,  les  Germains  pensaient  qu'il  y  a  dans  le 
sexe  féminin  quelque  chose  de  saint  et  d'inspiré,  et  (c  ils 
ne  méprisaient  ni  ses  conseils  ni  ses  réponses  à  leurs 
consultations,  »  écrit  Tacite.  Tous  les  Gaulois  adoptèrent 
peu  à  peu  cette  opinion  que  la  femme  avait  le  don  de 
protéger  ;  et,  pour  eux,  conséquemment,  le  caractère  at- 
tribué aux  fées,  êtres  surnaturels,  se  composa  surtout  de 
prescience,  de  grâce  et  de  bonté.  Ils  s'accoutumèrent  à 
entourer  d'égards  un  sexe  aussi  remarquable  par  l'esprit 
que  faible  de  corps,  occupant  d'ailleurs  une  place  consi- 
dérable dans  la  religion  des  Druides.  L'état  civil  de  la 
femme  donna  la  mesure  de  son  état  moral  :  elle  s'éleva 
jusqu'à  la  dignité  de  l'époux,  du  jour  où  elle  lui  fut  ac- 
cordée, disent  les  lois  galloises.  On  lui  reconnut  trois 
pudeurs  :  la  première,  quand  son  père,  en  sa  présence, 
la  cédait  au  mari,  et  que  le  don  de  Xamobyr  était  payé 
tantôt  à  la  mariée  elle-même,  tantôt  au  roi  ou  chef  poli- 
tique ;  la  seconde,  quand  elle  entrait  pour  la  première 
fois  dans  le  lit  conjugal,  et  recevait  le  don  du  cowyll^  don 
de  couverture  ou  prix  de  la  vierge  ;  la  troisième,  quand 
à  son  lever  elle  paraissait  devant  les  hommes  et  recevait 
le  don  de  Yagiveddi^  sorte  de  douaire,  probablement  fixé 
à  différents  taux,  selon  sa  condition  * . 

Les  femmes  gauloises,  passant  pour  excellentes  con- 
seillères, ne  faiblissaient  pas  non  plus  dans  les  conjonc- 
tures critiques.  Quelques-unes  rivalisaient  avec  les  hom- 
mes par  la  grandeur  de  leur  taille  ;  la  plupart  les  égalaient 
par  les  forces  de  l'âme  2.  Lors  de  l'expédition  de  Macé- 
doine (Y.  plus  haut,  p.  32),  le  chef  des  Gaulois  convo- 
qua les  hommes  et  les  femmes  en  assemblée.  Les  fem- 
mes pressèrent  les  hommes  de  partir^,  et  tout  le  monde 
les  suivit.  De  plus,  à  un  courage  viril,  déployé  devant  le 


i.  J.  Reynaud,  L'Esprit  de  la  Gaule,  p.  139;  L.  J.  Kœnigswarlerj  Hist.  de 
Torgan.  de  la  famille  en  France,  p.  41. 

2.  Diod.  SicuL,  lib.  v.  cap.  32. 

3.  Polyœtu,  Stratagem.  lib.  vu. 


LE  GAULOIS  133 

danger^  la  Gauloise  ajoutait  souvent  l'énergique  senti- 
ment de  la  chasteté,  en  quelque  lieu  qu  elle  se  trouvât, 
dans  un  camp  ou  dans  sa  maison. 

Trois  exemples  en  font  foi.  Nous  les  rapportons  fidè- 
lement, à  l'éternel  honneur  de  nos  mères. 

L'histoire  de  Camma^  d'ahord  :  Il  y  avait,  parmi  les 
tétrarques  de  Galatie^  deux  très-puissants  personnages, 
Sinatus  et  Sinorix,  parents  l'un  de  l'autre.  Le  premier 
avait  épousé  Gamma,  jeune,  helle,  et  surtout  admirable 
de  vertu.  C'était  une  prêtresse  de  Diane,  divinité  «  à  la- 
quelle les  Galates  anciennement  avaient  singulière  dé- 
votion. »  Sinorix  s'éprit  d'elle.  Mais,  Sinatus  étant  vi- 
vant, comment  séduire  Gamma,  comment  la  ravir  de 
force?  Il  tua  l'époux  par  guet-apens.  Peu  après,  il  de- 
manda Gamma  en  mariage.  Gelle-ci,  qui  passait  la  plus 
grande  partie  du  jour  dans  le  temple,  supportant  son 
malheur  sans  faiblesse  ni  larmes,  mais  avec  un  courroux 
secret,  attendait  l'occasion  favorable  pour  se  venger.  Le 
meurtrier  multipliait  les  vives  instances,  avouait  son 
crime  en  l'excusant  au  nom  de  son  amour.  Gamma  ne 
fut  point  désespérante  dans  ses  refus  ;  loin  de  là,  bientôt 
elle  parut  s'adoucir,  d'après  les  conseils  de  ses  proches 
et  de  ses  amis.  Elle  consentit^  et  fit  dire  à  Sinorix  de  ve- 
nir dans  le  temple  de  Diane,  pour  que  la  déesse,  présente, 
garantît  leur  foi  mutuelle.  Sinorix  accourut;  Gamma  le 
reçut  gracieusement  et  le  conduisit  vers  l'autel.  Là,  après 
une  libation  .en  l'honneur  de  Diane^  la  veuve  de  Sinatus 
donna,  selon  la  mode  ligurienne,  le  reste  de  la  coupe  à 
Sinorix,  qui  but  avec  confiance...  de  l'hydromel  empoi- 
sonné !  Aussitôt,  Gamma  jeta  un  cri  :  «  Très-honorée 
déesse,  dit-elle  en  s'adressant  à  Diane,  je  vous  prends  à 
témoin.  J'ai  survébu  à  Sinatus  dans  l'attente  seule  de 
cette  journée,  et  avec  l'espérance  de  venger  la  mort  de 
mon  époux.  Mes  vœux  sont  exaucés,  et  je  vais  le  rejoin- 
dre. Pour  toi,  ajouta-t-elle,  en  regardant  Sinorix,  ô  le 
plus  scélérat  des  hommes,  ordonne  qu'on  te  prépare  une 
tombe  et  non  un  lit  nuptial.  »  A  ces  mots,  le  tétrarque. 


134  MÉMOIRES  DU  PI^UPIE  FRANÇAIS 

ressentant  déjà,  les  effets  du  poison,  monta  dans  son  char, 
ajin  d'obtenir  guérison  au  moyen  de  l'agitation  et  du 
mouvement.  Mais  il  mourut  le  soir  même,  et  Gamma  ex^ 
pira  avec  joie  le  lendemain  :  Sinatus  était  vengé*  ! 

L'histoire  de  l'épouse  d'Ortiagon,  ensuite  :  Cette  femme 
se  nommait  Khiomara.  Les  Romains  la  prirent,  avec 
plusieurs  Gauloises,  dans  une  guerre  qu'ils  soutinrent 
contre  les  Galates.  Sa  rare  beauté  éveilla  les  passions  du 
centurion  qui  la  gardait.  «  Il  usa  de  son  aventure  en  sou- 
dard, et  la  viola,  »  Mais  cet  homme  était  encore  plus 
avide  que  brutal.  Pour  apaiser  l'indignation  de  Khio- 
mara, après  l'outrage,  il  stipula  que,  moyennant  une 
certaine  somme  d'argent,  il  la  rendrait  à  ses  parents,  et 
il  ne  mit  aucun  de  ses  compagnons  dans  la  confidence. 
Le  centurion  autorisa  la  captive  à  envoyer  tel  prisonnier 
qu'elle  voudrait  traiter  de  l'affaire  en  question  av^ec  sa 
famille.  On  convint  d'un  rendez-vous  sur  les  bords  du 
fleuve  qui  séparait  le  camp  romain  de  celui  des  Galates. 
Deux  parents  de  Khiomara  y  devaient  venir  la  nuit  sui- 
vante, avec  le  prix  de  la  rançon.  A  l'heure  fixée  parurent 
le  centuripn  et  sa  prisonnière.  Mais  tandis  que  les  Galates 
présentaient  l'or  promis  au  Romain^  Khiomara  leur  com- 
manda en  sa  langue  de  tirer  l'épée  et  de  tuer  le  centu- 
rion qui  pesait  la  somme.  Cet  ordre  une  fois  exécuté, 
elle  prit  la  tête  séparée  du  tronc,  l'enveloppa  dans  sa 
robe,  et  alla  rejoindre  Ortiagon  rentré  au  logis  conjugal. 
Avant  de  l'embrasser,  elle  jeta  à  ses  pieds  le  trophée  san- 
glant. Surpris,  Ortiagon  demanda  le  motif  d'une  action 
si  hardie  pour  une  femme.  La  Gauloise  avoua  d'un  coup 
et  l'insulte  et  la  vengeance.  «  Ma  femme,  dit  Ortiagon, 
il  est  beau  de  garder  sa  foi,  —  Oui,  répondit  Khiomara. 
Pourtant  il  est  plus  beau  encore  de  pouvoir  être  sûre  que 
deux  hommes  vivants  ne  se  vanteront  pas  de  m'avoir 


1.  Phtarch.,  De  virtutibus  raulierum.  lib.  xx.  Tradiirt.  rt' Amyot  ;  Polyœn. 
Stratageni.,  lib.  viii,  cap.  39. 


LE  GAULOIS  135 

possédée.  »  Polybe  avait  connu  Khiomara  à  Sardes;  il 
avait  admiré  son  grand  cœur  * . 

Le  troisième  exemple  a  peut-être  encore  plus  de  portée 
que  les  précédents.  Après  la  défaite  des  Cimbres  par 
Marins  (V.  plus  haut,  p.  39),  les  femmes  que  le  carnage 
avait  rendues  veuves,  terrifiées  sans  doute  à  la  seule  pen- 
sée d'être  en  butte  à  la  lubricité  romaine,  dépêchèrent 
vers  le  vainqueur  pour  lui  demander  l'esclavage,  sous  le 
régime  si  rigoureux  des  Vestales.  Marins  ayant  refusé, 
elles  se  vouèrent  à  la  mort  ^.  De  nos  jours,  l'héroïsme 
de  la  chasteté  irait-il  plus  loin? 

Gamma,  Khiomara  et  les  veuves  des  Cimbres  prouvent 
que  la  vie  astreinte  aux  devoirs  moraux  existait  en  Gaule, 
contrairement  à  l'opinion  d'un  historien  célèbre  ^  ;  et  il 
tst  difficile,  on  doit  l'avouer,  de  voir  en  ces  femmes 
les  épouses  passives  et  annihilées  de  maris  polyga- 
mes *.  Ajoutons  que  certaines  règles  de  droit  civil  et 
certaines  habitudes  d'intérieur  tendaient  à  constituer  un 
foyer  domestique,  dans  la  véritable  acception  du  mot. 

Suivez  des  yeux  cette  jeune  fille,  qui  a  atteint  l'âge  nu- 
bile. Elle  dispose  librement  de  sa  main,  par  l'offre  de  la 
coupe  nuptiale,  —  coutume  probablement  répandue 
chez  la  race  gallique  comme  chez  les  Ibères,  car,  au 
moment  où  nous  écrivons,  dans  l'ile-aux-Moines  (Morbi- 
han), ce  sont  les  filles  qui  demandent  les  garçons  en  ma- 
riage. Les  parents  de  la  prétendue  accordent  au  préten- 
dant l'entrée  de  leur  maison,  lorsque  le  mariage  paraît 
possible,  lorsqu'il  y  a  entre  les  amoureux  convenance 
d'âge,  de  naissance  et  de  rang.  Le  choix  fait  par  la  jeune 
fille  précède  le  consentement  des  parents,  mais  il  faut  que 
la  ratification  de  ce  choix  par  les  parents  précède  le  ma- 


1.  PUdarch.,  De  virtutibus  mulierum,  lib.  xx;  Tiius  Liv'ms,  lib.  xxxviii, 
cap.  24.  Cité  par  H.  Martin. 

2.  Encyclopédie  nouvelle,  art.  Druidisme. 

3.  M.  Amédée  Thierry. 

4.  //.  Martin,  Histoire  de  France,  t.  I*',  p.  41. 


136  MÉMOIRES  DU  PEUPLE   FRANÇAIS 

riage.  Qui  en  douterait,  quand  la  puissance  paternelle  a 
tant  de  force  en  Gaule? 

A  la  suite  de  ces  préliminaires,  des  conventions  matri- 
moniales sont  arrêtées  :  du  chef  de  la  femme,  on  stipule 
une  dot;  du  chef  du  mari,  une  dot  égale  à  celle  de  la  pré- 
tendue ;  puis  un  avantage  irrévocable  pour  l'époux  qui 
fermera  les  yeux  de  l'autre.  En  résumé,  il  y  a  gain  de 
survie,  donation  mutuelle  et  égale  au  profit  du  veuf  ou 
de  la  veuve  ^  Les  jurisconsultes  ne  voient  là  ni  le  régime 
en  communauté,  ni  la  communauté^  mais  quelque  chose 
d'analogue,  un  droit  que  Martial  trouvera  extraordi- 
naire %  et  qui  fera  croire  que  les  Romains  ont  emprunté 
aux  Gaulois  la  communauté  entre  époux  ',  adoptée  en 
dernier  lieu  chez  nous  par  la  coutume  de  Paris  et  1q 
Code  civil. 

Devenue  épouse,  la  jeune  fille  joue  un  rôle  modeste 
dans  sa  vie  privée,  tisse  la  laine,  et  confectionne  les  saies 
et  les  braies;  devenue  mère,  elle  conserve  la  garde  de 
son  enfant  jusqu'à  l'âge  de  la  puberté  *,  l'élève  dans  les 
idées  guerrières,  et,  pour  lui  inculquer  le  mépris  de  la 
douleur,  laisse  ce  petit  corps,  à  peine  vêtu,  exposé  à  la 
froide  bise  ou  au  soleil  ardent  ^ .  Cette  sorte  d'éducation  ma- 
ternelle.préparebien  F  enfant  à  la  vie  qu'il  mènera  plus  tard. 
Quand  le  fils  sait  manier  une  arme,  et  remplir  les  devoirs 
d'un  soldat,  il  paraît  devant  son  père,  qui  eût  rougi  de  le 
voir  à  l'état  d'enfant  ^  Chaque  maison  ayant  une  héroïne 
dans  la  mère  de  famille  \  le  caractère  de  ce  fils  doit  s'en 
ressentir. 

Les  femmes  sont  fécondes  et  bonnes  éducatrices,  et  les 


1.  L.  Laferrière,  Hist.  du  droit  franc.,  t.  II,  p.  78  et  suiv. 

2.  Martial,  Epig.,  lib.  iv,  ep.  7o. 

3.  Pardessus,  Mém.  de  l'Acad.  des  Insc.  et  bell.  lett.,  t.  X,  p.  673. 

4.  Cœsar,  De  bell,  gall.,  lib.  vi,  cap.  19. 

5.  Aristotelis  Politica,  lib.  vu,  cap.  17. 

6.  Cœsar,  De  bell.  gall.,  lib.  vi,  cap.  18. 

7  A.  Chambellan,  Études  sur  l'histoire  du  droit  gaulois.  Étude  2%   ch.  8, 
in-8s  Paris,  18i8. 


I 


LE  GAULOIS  437 

hommes  meilleurs  au  combat  qu'à  l'agriculture  * .  L'es- 
prit de  famille  éclate.  Les  Gaulois,  qui  connaissent  l'au- 
torité des  liens  du  sang,  prolongent  indéfiniment  la 
parenté  '2.  Cette  idée  atraversé  les  siècles.  En  Basse-Breta- 
gne, aujourd'hui,  on  dit  encore  que  tout  le  monde  ce  est 
cousin  »,  et  dans  bien  d'autres  localités,  la  fête  de  l'As- 
somption est  surtout  la  fête  des  cousins,  qui  des  divers 
points  de  la  campagne  se  réunissent  au  chef-lieu  ^ 

De  même,  un  usage  qui  se  retrouve  du  x^  au  xi"  siècle, 
celui  de  faire  prendre  à  l'enfant  un  nom  propre  composé 
des  noms  du  père  et  de  la  mère,  au  lieu  du  nom  paternel 
seulement,  paraît  se  rapporter  à  l'antiquité  celtique  *. 

En  résumé,  la  parenté  nombreuse  et  l'esprit  de  fa- 
mille, chez  les  Gaulois,  ressortent  même  du  serment  so- 
lennel que  les  chevaliers  prêtèrent  un  jour  «  de  ne  pas  re- 
voir leur  maison,  leurs  enfants,  leurs  parents,  leurs 
épouses,  avant  d'avoir  traversé  deux  fois  les  rangs  enne- 
mis »  ^;  et  l'on  peut  s'imaginer  les  chagrins  et  les  plai- 
sirs qui  animaient  le  foyer  domestique,  la  rudesse  des 
formes,  les  discordes  fréquentes,  les  abus  de  la  force,  les 
joies  turbulentes,  la  passion  des  jeux  de  hazard,  passion 
telle  qu'un  Gaulois  risquait  son  argent  d'abord,  puis  sa 
liberté,  jusqu'à  se  laisser  vendre,  s'il  perdait,  à  des  mar- 
chands étrangers.  La  danse  de  l'épée  [Korol  ar  Khleze)^ 
demeurée  son  divertissement  le  plus  général,  faisait  par- 
tie des  fêtes  nationales  :  il  fallut  plus  tard  des  ordon- 
nances pour  l'interdire  les  dimanches  et  les  jours  fériés 
dans  la  Gaule  chrétienne. 

L'histoire  est  à  peu  près  muette  sur  les  mœurs  intimes. 
Heureusement,  après  avoir  fourni  quelques  détails  précis 
relatifs  à  la  naissance,  au  mariage,  à  l'éducation  pre- 

1.  Strabo,  Lib.  iv,  cap.  4. 

2.  Lehuérou,  Hist.  des  Institut,  mérovingiennes,  p.  8  et  9,  in-8°,  Paris, 
1842. 

3.  L.  Laferrière,  Hist.  du  droit  franc.,  t.  II,  p.  76,  en  note. 

4.  Jean  Reynaud,  L'Esprit  de  la  Gaule,  p.  296. 
o.  Cœsar,  De  Loll.  gall.,  lib.  vu,  cap.  66, 


138  MÉMOIRES  DU   PEUPLE  FRANÇAIS 

mière,  elle  parle  encore  succinctement  des  funérailles  et 
des  sépultures.  Elle  nous  apprend  une  croyance  supersti- 
tieuse de  l'époque,  à  la  mort  des  .personnes  considérables. 

Selon  les  Gaulois,  il  arrivait  toujours,  dans  l'ordre 
de  la  nature,  quelque  changement  causé  par  l'âme  des 
défunts  elle-même  :  l'orage  grondait,  le  vent  mugissait, 
la  foudre  tombait,  un  globe  de  feu  roulait  dans  les  airs, 
une  corruption  infectait  l'atmosphère  *.  Les  chants  gaéli- 
ques et  les  Commentaires  montrent  aussi  la  manière  dont 
on  célébrait  les  funérailles  d'un  chef.  Dès  qu'il  avait 
rendu  le  dernier  soupir,  la  tribu  s'assemblait  et,  re- 
cueillie, venait  contempler  les  traits  du  noble  trépassé. 

Les  bardes  entonnaient  des  chants  funèbres,  vantaient 
les  vertus  du  mort,  pour  que  son  âme  ne  demeurât  pas 
enveloppée  dans  les  brouillards.  Le  corps  était  posé  sur 
un  amas  de  bois  résineux,  avec  les  armes  de  chasse  et  de 
guerre,  avec  le  cheval  de  bataille,  avec  les  chiens,  et  quel- 
quefois, extraordinairement ,  avec  les  esclaves  les  plus 
chers,  que  l'on  sacrifiait  pour  honorer  l'homme  qui  s'était 
dévoué  à  son  pays  2,  —  toutes  particularités  semblables 
à  celles  qui  accompagnent  les  funérailles  de  Patrocle, 
dans  Homère.  Le  blanc  était  consacré  pour  tout  ce  qui  se 
rapportait  aux  cérémonies  funèbres,  et  cet  usage  a  long- 
temps persil.  ^.  Pendant  l'incinération,  les  assistants 
poussaient  des  clameurs,  les  soldats  frappaient  leurs 
boucliers;  aussitôt  après,  les  os  du  défunt  étaient  renfer- 
més dans  une  urne  fabriquée  avec  une  terre  grossière 
mal  pétrie  et  parsemée  de  grains  siliceux,  ayant  l'orne- 
mentation la  plus  simple,  par  exemple  quelques  coups  de 
poinçon  ou  des  moulures  en  relief  * .  On  déposait  l'urne 
cinéraire  sous  une  pierre,  sous  un  tumulus  recouvert  de 
gazon;  ou  bien,  dans  la  Gaule  méridionale,  on  plaçait 

1.  Plutarch.,  De  defectu  oraculorum,  cap.  18. 

2.  Cœsar,  De  hell.  gall.,  lib.  vi,  cap.  19;  Poni]).  Mêla,  lib.  m,  cap.  2. 

3.  Edm.  Tuâot,  Collection  des  figurines  en  argile,  p.  16,  in4*',  Paris,  1839. 

4.  G.  de  Closniadeiic,  La  Céramique  des  dolmens  dans  le  Morbihan.  Revue 
arcUèol.,  avril  1863. 


LE  GAULOIS  139 

cette  urne  sous  une  colonne  funèbre,  d'art  phénicien  et 
grec,  comme  on  en  rencontre  encore  assez  fréquemment, 
en  Provence  ou  en  Languedoc.  A  l'égard  des  guerriers 
tombés  dans  la  mêlée,  les  Gaulois  agissaient  sans  tant  de 
façons;  ils  ne  demandaient  aux  ennemis  ni  temps  ni  cessa- 
tion d'hostilités  pour  enterrer  les  morts,  parce  qu'ils  s'in- 
quiétaient peu  d'être  inhumés,  ou  de  devenir  la  pâture 
des  bêtes  féroces  et  des  oiseaux  de  proie.  Ils  croyaient 
même  que  leur  peu  de  sensibilité,  à  l'endroit  des  tués, 
pouvait  inspirer  plus  de  crainte  aux  peuples  contre  les- 
quels ils  combattaient  ^  Un  simple  particulier,  emporté 
par  une  mort  naturelle  au  milieu  de  ses  parents  et  de  ses 
amis,  n'obtenait  pas  davantage  les  honneurs  du  bûcher. 

On  l'enterrait,  suivant  son  sexe  et  sa  condition,  avec  des 
pointes  de  flèches,  des  hachettes  [celt)^  des  couteaux  en 
silex,  des  colliers,  des  anneaux,  des  bi^acelets,  des  objets 
de  toilette,  des  poteries,  etc.,  que  l'on  recouvrait  déterre 
mêlée  de  cailloux.  Pour  tombeau,  il  avait  une  pierre  non 
taillée,  entourée  d'herbe  et  de  mousse  seulement,  ou  ca- 
chée poétiquement  par  des  fleurs.  Selon  la  coutume  la 
plus  ancienne,  ses  pieds  étaient  posés  au  point  du  solstice 
d'hiver  ^.  A  ces  funérailles-là,  point  de  bruit,  ni  d'éloges, 
ni  de  chansons  funèbres;  point  d'épitaphes  composées  par 
un  prêtre,  comme  cela  se  faisait  pour  les  hommes  qui 
avaient  immolé  leur  vie  à  l'intérêt  commun. 

Rien  ne  nous  prouve  qu'il  existât  des  cimetières  pro- 
prement dits;  mais  dans  les  plaines,  sur  le  bord  des  rou- 
tes, surtout  dans  les  sanctuaires  ombragés  par  les  hautes 
futaies  des  forêts  %  s'élevaient  généralement  les  tom- 
beaux, gardés  par  une  statue  de  Tentâtes  aux  joues  pein- 
tes, l'une  en  blanc,  l'autre  en  noir.  Ces  tombeaux  étaient 
des  fosses  creusées  avec  une  ascia^  c'est-à-dire  une  houe 
[assado  encore  aujourd'hui,  en  Languedoc),  qu'on  sculp- 

1.  Pausanlas,  Lib.  x,  cap.  21. 

2.  J.  F.  Baraillon,  Recherches  sur  plusieurs  monuments  celtiques  et  ro- 
mains, p.  283.  In-8«,  Paris,  1806. 

3.  Alf.  Maury,  Forêts  de  la  Gaule  et  de  l'anc.  France,  in-!2,  18o0. 


UO  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

tait  ensuite  sur  les  couvercles;  ou  des  caveaux  de  pierres 
brutes^  loiif^ues  de  quatre-vingt-dix  centimètres.  L'ascia 
devenait  un  signe  sacré,  sans  doute,  et  sous  sa  protection 
étaient  placées  les  tombes,  comme  nous  plaçons  les  nôtres 
sous  la  protection  de  la  croix  '.  Après  avoir  quelque 
temps  flotté  au  vent  dans  les  draps  mortuaires,  le  cada- 
vre était  descendu  dans  les  caveaux,  où  parfois  on  mettait 
seulement  les  os  calcinés  du  défunt,  ou  même  Fume  qui 
renfermait  ses  cendres.  Sur  la  tombe  d'un  chef,  on  plaçait 
une  figurine  assise  dans  un  fauteuil  de  joncs  et  pressant 
un  enfant  entre  ses  bras,  avec  ces  mots  gravés  en  relief: 
Is  PORON  is  TiLLu,  iuscriptiou  que  Fépigraphie  n'a  pas  en- 
core expliquée.  La  figurine  voulait  dire,  dans  le  style 
symbolique  des  Druides,  que  celui-là  avait  payé  le  tri- 
but ^.  N'est-ce  pas  Forigine  du  dicton  méridional,  répété 
chaque  fois  que  la  cloche  des  morts  se  fait  entendre  :  «  A 
pagat,  naoutres  deven  »,  il  a  payé,  et  nous  devons  ^  ?  On 
a  trouvé  deux  de  ces  figurines  dans  des  tombeaux  situés, 
l'un  à  Blois,  l'autre  près  d'Arles.  De  là  vient,  sans  doute 
aussi,  la  coutume  des  habitants  de  l'Ain  d'introduire  dans 
la  bouche  du  mort,  à  l'insu  des  prêtres,  une  pièce  de 
monnaie,  et,  si  le  défunt  est  un  enfant,  de  déposer  dans 
sa  main  une  petite  boule  qu'ils  nomment  gobille  *.  Enfin, 
les  gens  de  plusieurs  cqmmunes  de  l'Allier  (arrondisse- 
ment de  la  Palisse)  mettent  l'obole  aux  mains  des  enfants 
morts  K 

La  violation  des  monuments  funéraires  était  probable- 
ment punie  avec  rigueur,  ainsi  que  cela  avait  lieu  d'or- 
dinaire chez  le^  anciens  ;  car  le  respect  religieux  des  Gau- 
lois pour  leurs  morts,  les  portait  à  regarder  comme  des 
lieux  sacrés  les  endroits  où  ils  déposaient  de  si  précieux 


1.  Aiém.  de  la  Société  roy.  des  Antiq.  de  France,  i""^  série,  t.  III,  p.  126. 

2.  D.  Martin,  Religion  des  Gaulois,  t.  II,  liv.  v,  chap.  7. 

3.  Mary-Lafon,  Histoire  du  midi  de  la  France,  t.  1",  p.  29  et  30;  Uonnorat, 
Dictionnaire  provençal,  au  mot  Pagan. 

4.  Alf.  de  Nore,  Coût,  mythes  et  trad.  des  prov.  de  France,  p.  291. 
lî.  Mém.  de  la  Société  des  antiq.  de  France,  t.  XV,  p.  483. 


LE  g;aulois  Ul 

restes  ;  et  ils  signalaient  cette  consécration  en  accompa- 
gnant leurs  carnailloux  ou  charniers  de  monuments  rela- 
tifs au  culte  druidique,  presque  toujours  de  menhirs 
d'avertissement.  !Sou\  ent  les  menhirs  étaient  eux-mêmes 
des  monuments  funèbres,  placés  à  la  tête  de  la  sépulture 
d'un  chef  *. 

Au  surplus,  tout  le  côté  religieux  des  funérailles  va  se 
compléter  par  l'exposition  de  certaines  croyances  que  le 
lecteur  remarquera  dans  le  chapitre  suivant,  parmi  les 
détails  concernant  le  Druidisme. 

1.  Fréminville,  Anliq.  do  France,  t.  XIV,  p.  17  et  21. 


142  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 


CHAPITRE   IV 


I.  Religion  :  polythéisme^  déifications  innommées  et  nommées  ;  l'Olympe  gau- 
lois; Ogmius,  Belen,  Hésus;  culte  transitoire. 

II.  Organisation  druidique.  Némèdes,  Tiiatha,  le  Nain  et  la  Fée  Blanche 
Druides;  Druides  proprement  dits,  Ovates  ou  Vates^  Bardes  ;  vie,  costumes 
des  prêtres. 

III.  Doctrine  des  Druides  :  spiritualisme;  sanctuaires  de  chênes;  immortalité 
de  l'âme,  métempsycose;  libre  arbitre.  L'abîme  ténébreux  et  le  cercle  du 
bonheur.  L'autre  monde. Transmission  des  âmes.  Grands  principes  de  morale. 

IV.  Science  des  Druides  :  astronomie;  physique,  géométrie  et  mécanique; 
médecine.  La  sélage  et  sa  récolte:  la  jusquiame,  cérémonie  de  la  Bclinun- 
cia;  le  samolus  et  ses  vertus;  la  verveine,  herbe  de  la  double  vue;  la  pri- 
mevère et  le  trèfle;  le  gui  de  chêne,  panacée  universelle,  symbole  et  talis- 
man, sa  cueillelte,  chanson  du  gui,  l'un  neuf;  chapelets  d'ambre,  magiques; 
l'anguinum  ou  œuf  de  serpent,  symbole,  formation  de  l'œuf,  épreuve,  ta- 
lisman, ligure.  Jurisprudence  des  Druides  :  maximes,  oracles  en  vers. 
Littérature  orale,  poésies  bardiques;  pas  d'écriture;  alphabet  ninique; 
caractères  grocs  ou  pélasgi([ucs.  L'art  sacré.  Cérémonies  et  fêtes  religieuses  : 
le  Béil-tin,  le  Samh-in  et  autres;  le  Père-feu.  Sacrifices  humains. 

V.  Druidesscs  :  les  Sènes,  les  prêtresses  des  Nannètes,  etc.  Fées,  magiciennes, 
sorcières,  korrigans,  jusqu'à  nos  jours.  Nains  et  démons. 

VI.  Religion  des  Marseillais  •  Arthémis  ou  Diane  d'Éphèse;  Minerve;  Apollon 
Delphinien;  victime  expiatoire.  Autres  divinités.  Résumé  et  conclusion  du 
premier  livre. 


I 


Avant  César,  trois  religions  ont  paru  en  Gaule,  où  les 
erreurs  populaires  et  les  grandes  vérités  ont  toujours  été 
défendues  avec  la  même  obstination,  principalement  par 
le  peuple  des  campagnes.  «Tenace  à  la  fois  et  ardente, 
c'est  au  service  des  idées  religieuses  que  la  race  celtique 
a  mis  de  préférence  les  qualités  par  lesquelles  elle  té- 
moigne de  son  origine  * .  » 

I.  II. delà  Villrm.,  Myrdhinn  ou  l'enchanteur  Merlin, p. 2.  In-12,  Par!s,  18(52. 


LK  GAULOIS  143 

La  première  croyance  des  Gaulois,  le  Polythéisme^ 
consista  dans  l'adoration  grossière  des  fétiches,  fut  tra- 
versée par  quelques  lueurs  pantliéistiques ,  puis  ravi- 
vée, sinon  grossie,  par  les  mytliologies  grecque  et  ro- 
maine. 

Ses  adeptes  divinisaient  les  pierres,  les  arbres,  les  fleurs, 
les  lacs,  les  marais,  les  rivières,  qu'il  ne  leur  était  pas 
permis  de  dessécher  ni  de  défricher  ;  les  montagnes,  les 
villes,  le  soleil,  la  lune,  le  tonnerre,  les  vents,  notam- 
ment le  kirk,  Circms,  que  l'on  adorait  soit  à  cause  de  ses 
dévastations,  soit  parce  qu'il  tempérait  les  ardeurs  de 
l'été  K  Plus  tard,  à  Narbonne,  les  Gallo-Romains,  tou- 
jours importunés  par  le  kirk,  essayèrent  de  conjurer  ses 
ravages  en  élevant  un  autel  à  ce  terrible  vent  de  bise  ;  et 
jusqu'au  xiv°  siècle  le  nom  de  kirk  a  été  employé  dans 
les  Chartes  de  la  Marche  hispanique-. 

De  ce  polythéisme  primitif,  aux  racines  extrêmement 
profondes,  presque  impossibles  à  extirper  dans  quelques 
pays,  Grégoire  de  Tours  a  vu  plusieurs  traces  confirmant 
ce  que  Strabon  a  dit  «  que  les  Gaulois  vouaient  des  lingots 
à  leurs  dieux  ^))  Au  vi'^  siècle  de  l'ère  chrétienne  encore, 
les  paysans  rendaient  hommage  à  un  lac  situé  sur  le 
mont  lîélanus,  consacré  à  la  lune.  Chaque  année^  les 
paysans  des  environs  s'assemblaient  pendant  trois  jours, 
couraient  à  ce  lac,  et  y  jetaient  en  manière  d'offrandes, 
les  uns  des  vêtements  d'hommes  de  lin  et  de  drap,  et  des 
toisons  entière*^,  les  autres  du  fromage,  du  pain,  de  la 
cire  et  toutes  sortes  d'étoffes,  chacun  selon  ses  forces  et 
ses  facultés  *.  Et  l'on  allumait  des  chandelles  auprès  des 
arbres  et  des  sources.  En  Bretagne,  assure-t-on,  le  res- 
pect des  lacs  et  des  fontaines  s'est  conservé;  les  habitants 
de  certains  villages  y  apportent,  à  jour  lixe,  des  fleurs, 


1.  Plia.  Lib.  xvii,  cap.  2;  V.  plus  haut,  p.  92. 

2.  Marca  hispanica,  j^assim. 
.'].  Strabo,  Lib.  iv,  en  p.  4. 

4.  Gregor.  Turon.  Liber  de  gloria  confe»sorum,  cap.  2. 


U4  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

des  fruits,  du  beurre  et  du  pain  *.  Rien  n'a  fait  disparaî- 
tre ces  superstitions  adhérentes  au  sol,  pour  ainsi  dire. 

Ici  une  fontaine  guérit  de  la  fièvre  tierce  (à  Krignac, 
Finistère)  ;  là,  celle  de  Bodilis,  près  de  Landivisiau,  in- 
dique aux  amants  si  leur  maîtresse  a  conservé  son  inno- 
cence ;  à  Beuzit,  celle  de  Saint-Coasyan  enlève  les  maux 
d'yeux.  Aux  environs  de  Saint-Martin-du-Pan  (Eure-et- 
Loir),  beaucoup  de,  personnes  boivent  l'eau  de  la  Fon- 
taine des  malades^  dans  l'espoir  d'obtenir  la  guérison  de 
leurs  maux  -.  En  Poitou,  la  fontaine  de  Sainte-Macrine 
attire,  certain  jour  de  l'année,  un  grand  concours  de 
femmes  qui,  se  mirant  dans  ses  ondes,  voient  tout  ce 
qui  doit  leur  arriver.  En  Sologne,  à  Gièvres,  une  fontaine 
située  à  l'angle  du  cimetière,  est  appelée  la  Fontaine  de 
ï érable^  probablement  à  cause  d'un  érable  qui  l'a  autre- 
fois ombragée.  Les  habitants  racontent  qu'autrefois  leur 
paroisse  allait  être  engloutie  par  les  eaux  de  cette  source, 
mais  qu'ils  se  préservèrent  en  jetant  dans  l'eau  toutes  les 
toisons  de  leurs  moutons  ^. 

Sous  l'empire  de  la  religion  chrétienne,  une  foule  de 
fontaines  auxquelles  s'attachait  la  vénération  des  Gau- 
lois depuis  la  plus  haute  antiquité,  furent  tout  simple- 
ment dédiées  à  la  Yierge  ou  aux  saints.  On  se  rendit  en 
pèlerinage  à  la  fontaine  de  Lochrist,  de  Primeleu,  de 
Saint-Laurent,  de  Saint-Jean-du-Doigt,  de  Baranton,  en 
Bretagne  ;  à  celles  de  Saint- Jean-Pierrefixte  et  de  Loisé, 
dans  le  Perche  ;  à  celles  de  Sainte-Anne  et  de  Fontaine- 
Simon,  près  de  la  Loupe  (Eure-et-Loir)  ;  à  celle  de  Saint- 
Élophe,  en  Lorraine  %  et  à  la  Fontaine-Sainte  [hount 


1.  Chassan,  Essai  sur  la  symbolique  du  droit,  Introd.,  p.  76,  eu  note; 
Alf.  de  Nore,  Coutumes,  mythes  et  trad.,  etc.,  p.  219. 

2.  Mém.  de  la  Soc.  roy.  des  Antiq.  de  France,  t.  l",  l"^'  série,  p.  21. 

3.  Id.  t.  vil,  1<"  série,  p.  132. 

4.  Fréminville,  Antiquités  du  Finistère,  passim;  E.  Souveslre,  Le  Finistère 
en  1836,  p.  19o;  H.  de  la  Villemarqué,  Contes  populaires  des  anciens  Bre- 
tons, p.  32o;  Fret,  Antiquités  et  chroniques  percheronnes,  t.  l"^"^,  p.  26  et 
suiv,;  Beaulku,  Archéologie  de  la  Lorraine,  t.  !«',  p.  209. 


LE  GAULOIS  145 

saiicto),  à  Saurai,  dans  l'Ariège.  La  France  abonde  en 
fontaines  enchantées  ou  miraculeuses  :  on  voit  bien  que 
les  bardes  ont  célébré  l'eau  des  fontaines  «  qui  rend  si 
souvent  la  santé,  »  «  l'eau  qui  possède  des  qualités  di- 
gnes de  mille  bénédictions.  » 

Des  arbres  aussi  furent  placés  sous  l'invocation  de 
la  Vierge  et  des  saints  :  témoin  le  chêne  Lapalud  (près 
d'Angers)  que  les  habitants  entouraient  d'une  sorte  de 
culte,  et  sur  le  tronc  duquel,  depuis  un  temps  immé- 
morial_,  chaque  ouvrier  charpentier,  maçon ,  menuisier, 
charron,  fichait  en  passant  un  clou  *.  Témoin  encore  le 
chêne  de  la  Vierge,  situé  dans  l'ancien  duché  de  Bar  : 
dans  son  tronc  on  a  creusé  une  niche  et  placé  une  ma- 
done"^. L'usage,  général  en  Franche,  de  «planter  des  mais,  » 
est  une  réminiscence  du  culte  des  forêts,  et  les  souvenirs 
de  la  dendrolàtrie  subsistent  encore  en  grand  nombre  dans 
la  Belgique,  où  bien  des  paysans  croient  que  les  restes 
des  bois  sacrés  de  leurs  ancêtres  renferment  des  esprits 
mystérieux,  y  venant  prendre  leurs  ébats  pendant  la 
nuit.  Sur  le  versant  du  torrent  de  (jleizette,  à  l'est  de 
Veynes  (Hautes- Alpes),  un  bois  très-ancien  inspire  aux 
habitants  une  sorte  de  vénération,  grâce  à  des  tradi- 
tions antiques,  et  jadis  les  jurats  faisaient  serment  de 
le  respecter,  lorsqu'ils  entraient  en  fonctions  3.  Partout, 
dans  le  Nord,  les  gens  aiment  beaucoup  les  arbres,  comme 
si  les  peuples  germaniques  se  souvenaient  du  temps  où 
leurs  aïeux  rendaient  un  culte  aux  forêts  '' . 

A  l'extrémité  sud-est  de  la  France,  le  polythéisme  a 
laissé  des  vestiges  non  moins  remarquables.  Les  Pyré- 
nées renfermaient  un  grand  nombre  de  divinités  locales, 

1.  J.  A  Dulaure,   Histoire  abrégée  des  différents  cultes,  2"  édit.,  t.   !•% 
p.  70. 

2.  H.  LeiJage,  Le  départ,  de  la  Meurthe,  statistique,  historique  et  adminis- 
trative, t.  II,  p.  337. 

3.  Alf.  Maury,  Forêts  de  la  Gaule  et  de  l'ancienne  France. 

4.  J.  J.  Ampère,  Littcralure  et  voyages,  in-12,  Paris,  1863,  p.   131,   en 
note. 

ï.  ^0 


14G  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

dernier  débris  du  fétichisme,  que  nos  savants  ont  çà  et 
là  découverts,  et  qui  attestent  l'existence  d'une  religion 
conservée  surtout  par  les  classes  les  plus  ignorantes  du 
peuple,  naturellement  portées  aux  idées  superstitieuses  en 
présence  des  phénomènes  de  la  nature. 

Les  croyances  étaient,  dans  l'origine,  excessivement  va- 
gues. Bientôt  les  déifications  devinrent  plus  spéciales  et 
reçurent  des  noms.  Le  naturalisme  eut  sa  mythologie.  Les 
Gaulois  révérèrent  le  dieu  ïarann,  esprit  du  tonnerre  : 
de  nos  jours  encore,  dans  la  Bretagne,  taran  signifie 
éclair  de  tonnerre,  tonnerre.  Ils  adorèrent  Vosêge,  divi- 
nité des  Yosges  «  monts  aux  bœufs  sauvages  »  (en  cel- 
tique von  bœuf,  (jiiez^  sauvage,  iius^  hauteur),  et  le  dieu 
Pennin  des  Alpes,  ou  la  déesse  Pœnina  *:  Alpes  Pen- 
nines,  hautes   par    excellence  (en  gaélique  penna^  pic, 
tête  de  montagne)  ;  Penne^  permette^  en  ancien  français, 
voulait  dire  éminence  de  terrain.  Aujourd'hui,  la  Pêne 
de  Lheyris  domine  la  vallée  de  Campan  '^  Alp,    en  gaé- 
lique, signifie  la  même  chose  que  le  latin  albus,  blanc  : 
les  Alpes  sont  donc  les  montagnes  blanches  ^  ;  les  Alpes 
pennines   comprennent  aujourd'hui   le   Mont-Blanc,   le 
Monte-Rosa,  l'iliguille  du  Géant  et  le  Grand  Saint-Ber- 
nard. Les  Gaulois  adorèrent  la  déesse  Arduinne,  de  la  fo- 
ret des  Ardennes,  que  l'on  représente  couverte  d'une  cui- 
rasse, ayant  un  arc  à  la  main,  un  chien  à  ses  côtés,  un 
croissant  sur  sa  tête,  comme  le  prouvent  des  inscriptions 
trouvées  dans  le  pays  :  c'était  une  déesse  des  chasseurs, 
une  Diane.  Ardenn  a  encore,  en  patois  chkmpenois,  le 
sens  général  de  forêt. 

Il  y  eut  le  génie  des  Arvernes,  mentionné  par  une  ins- 
cription ''  ;  la  déesse  Icauna,  l'Yonne  ;  la  déesse  Forum 
/Feurs^  ville  des  Ségusiens)  ;  la  déesse  Bibracte,  person- 


1.  S:rviui,  Comm.  in  -Eneid.  LiL».  x. 

2.  Du  Cange,  au  mot  Penna  et  Pinna. 

'i*  V.  Duruy,  Inirod.  générale  à  l'hist.  de  France,  p.  i37,  en  note. 
4.  Sinnuml,  Nol.  in  Sidon.  Apollinar,  p.  50. 


LE  GAULOIS  147 

nification  de  Bibracte  (devenu  Autun),  ville  capitale  des 
Éduens;  le  dieu  Borvo,  regardé  avec  quelque  raison 
comme  le  dieu  topique  des  lieux  nommés  Bourbon  *  ;  la 
déesse  Aventia,  chez  les  Helvètes,  personnifiant  Avenches 
(Aventicum)  leur  capitale  ^.  D'antiques  inscriptions  nous 
montrent  que  Périgueux,  capitale  des  Pétrocoriens,  et  Ya- 
sio,  capitale  des  Vocontiens,  étaient  déifiées.  Vesontio 
veillait  sur  Besançon,  Luxovia  sur  Luxeuil,  Cambonia 
sur  Chambont,  Nennerius  sur  Néris,  Lixo  sur  Bagnères- 
de-Luchon. 

Le  dieu  Nemausus,  personnification  de  Nimes,  avait 
fondé  cette  ville,  selon  la  croyance  des  Arécomikes,  qui 
le  regardaient  comme  le  descendant  d'Hercule  :  il  nous 
apparaît  sur  une  médaille  en  argent,  avec  la  tête  ornée 
du  diadème.  Au  revers,  un  cavalier  lance  sa  monture 
au  galop;  il  est  coifî'é  d'un  casque,  tient  de  la  main 
gauche  la  bride  du  cheval,  et  de  la  droite  un  javelot. 
Frappée  après  l'époque  primitive,  cette  médaille  prouve 
la  vénération  que  les  Gaulois  de  cette  nation  conser- 
vèrent pour  Nemausus  ^.  Le  dieu  Lehereii,  aquatique, 
faisait  des  eaux  son  séjour  habituel;  mais  on  l'a  trouvé 
pourvu  d'attributs  militaires,,  casque,  lance,  épée,  bou- 
clier *.  Néhalen.,  divinité  des  peuples  germains  et  gaulois, 
présidait  à  la  mer  %  au  commerce  maritime  et  aux  mar- 
chés; Grannus- Apollon  protégeait  les  eaux  chaudes,  qui 
servaient  à  faire  découvrir  les  coupables,  par  manière 
d'ordalie  (en  saxon  o^^  dale^  jugement,  en  allemand  urtheil^ 
que  l'on  prononce  encore  oz/r  del  dans  certains  lieux)  ;  car 
l'épreuve  au  moyen  des  éléments  s'employait  au  fond  des 
forêts  de  la  Gaule  et  de  la  Germanie.  Sirona  (du  celtique 
sa}\  pur,  sincère),  était  la   déesse  des  eaux  minérales. 

1.  Berger  de  Xivrey,  Recherches  sur  Bourbonne-Ies-Bains. 

2.  J.  Gruier,  Corpus  inscrip'ionum,  jm^sim;  J.Spon,  Miscellanea,  passim. 
8.  L.  Mênard,  Histoire  de  Nîmes,  in-4'. 

4.  P.  Mérimée,  Revue  archéologique,  année  1844,  p.  2oO. 

5.  J.  G.  Keysler,  Antiquilates  selectie  septentrionales  et  celtica;,  in-8»i 
Hanovre,  1720. 


148  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Ces  deux  dernièreb'  divinités,  le  croyant  les  associait 
l'une  à  l'autre;  et,  de  même  que  Grannus  apparaît  sous 
la  forme  de  l'Apollon  gaulois,  peut-être  le  nom  de  Sirona 
devint-il  plus  tard  celui  de  la  Vénus  gauloise. 

Beaucoup  d'autres  dieux,  déesses,  génies,  personni- 
fications, etc.,  dont  les  noms  ne  sont  point  arrivés  jus- 
qu'à nous,  ou  dont  l'étude  manquerait  d'importance, 
donnaient  aux  superstitions  une  remarquable  poésie.  Les 
pratiques  religieuses  étaient  relevées  par  une  sorte  de 
confiance  en  un  esprit  inconnu,  invoqué  dans  les  mo- 
ments critiques,  et  dont  les  peuples  cherchaient  à  péné- 
trer la  volonté,  tantôt  dans  le  murmure  des  forêts  ou  le 
bruit  des  orages,  tantôt  dans  les  convulsions  dernières 
des  victimes.  Cette  religion  sans  principes  arrêtés,  où  se 
mariaient  le  culte  de  la  nature  brute  et  celui  de  la  patrie 
déifiée,  avait  parfois  un  côté  moral  et  humain.  En  effet, 
les  Gaulois  divinisèrent  Yerjugodumnus,  Hogothius,  Eu- 
do  vellicus,  fondateurs  de  sociétés,  bienfaiteurs  de  peu- 
ples ^  ;  ils  honoraient  même  Épona,  déesse  des  palefre- 
niers et  des  bêtes  de  somme  2,  pour  montrer  sans  doute 
que  les  humains  vertueux  ou  utiles  avaient  droit  aux 
mêmes  hommages  que  les  merveilles  de  la  création. 

La  polythéisme,  dont  nous  venons  d'esquisser  la  se- 
conde phase,  agrandit  encore  son  horizon;  peu  à  peu,  il 
parut  emprunter  quelque  chose  aux  voisins  du  Nord  et 
du  Midi,  et  aux  colons  que  l'Orient  avait  envoyés  sur  la 
côte  méditerranéenne.  Dans  son  olympe  régnaient  Tarann, 
souverain  juge,  lançant  la  foudre  comme  le  Jupiter 
païen,  et  dirigeant  les  mouvements  du  monde  ;  —  Bel 
ou  Belen,  le  soleil,  vers  lequel  sont  généralement  tournés 
es  dolmens  et  les  alignements,  divinité  comprenant  à  la 
fois  le  Phœbus  latin  et  l'Esculape  grec,  réchaufiant  de 
ses  rayons  toutes  les  plantes  de  la  terre,  patronnant  la 
médecine,  divinisant  l'Été,  annuellement  vainqueur  de 

1.  Courtêpée  elDéquillet,  Hist.  abrégée  du  duché  de  Bourgogne,  t.  1",  p.  10, 
iu-S»,  Dijon,  1847. 

2.  Roget  de  Belloguel,  Glossaire  gaulois,  au  mot  Epona. 


LE  GAULOIS  149 

l'Hiver;  —  Camulus,  le  Mars  celtique,  présidant  à  la 
guerre  *;  —  Teutatès  [Dmv  taith,  dieu  des  voyageurs,  ou 
Tut'tat,  père  du  peuple,  ou  Tan,  Tiv,  feu,  terre),  dieu 
du  commerce,  Mercure  gaulois  conduisant  aux  enfers  les 
âmes  des  morts,  symbole  de  la  civilisation  {merk  w?\ 
marchand,  en  celtique)  ;  — Ogmius  {ogkam,  écriture,) 
l'Hercule  Gaulois,  que  l'on  représentait  sous  la  figure 
d'un  vieillard  décrépit,  chauve  sur  le  devant  de  la  tête, 
blanc  sur  le  derrière,  lorsqu'on  lui  laissait  des  cheveux, 
rugueux  de  peau,  noir  et  calciné  comme  un  vieux  ma- 
rin 2;  —  Heus,  Esus  ou  Hésus,  autre  Mars  gaulois,  le 
dieu  du  chêne,  comme  on  va  voir,  inspirant  l'héroïsme 
et  l'amour  des  conquêtes,  se  confondant,  selon  les  chants 
bardiques,  avec  la  grande  figure  de  Hu-Gadarn,  le  sou- 
verain, le  juste  protecteur,  la  vie  de  tout  ce  qui  existe,  le 
dieu  des  mystères,  etc.,  que  certains  bardes  identifièrent 
plus  tard  avec  le  Christ,  au  lieu  de  le  lui  opposer,  car 
Hu-Gadarn  était  aussi  Dieu  fait  homme,  pour  accomplir  les 
merveilleux  événements  de  l'invasion  kymrique  (  V .  plus 
haut,  p.  28). 

Parmi  ces  habitants  de  l'Olympe  gauloi^,  nous  ci- 
tons seulement  les  plus  considérés,  ceux  qui  méri- 
taient les  hautes  adorations,  les  hécatombes  humaines, 
ou  tout  au  moins  les  sacrifices  d'animaux,  ceux  pour  les- 
quels un  culte  solennel  existait.  Nous  laissons  de  côté  les 
Quadrivies,  les  Trivies  et  les  Bivies,  divinités  inférieures 
qui  présidaient  aux  chemins  à  quatre,  trois  et  deux 
issues  ^,  ainsi  que  les  Duses,  comparables  pour  l'impu- 
dicité  aux  Sylvains,  aux  Pans  et  aux  Faunes  du  poly- 
théisme romain,  êtres  qui  protégeaient  des  forêts  en- 
tières \  Les  Duses,  démons  incubes,  surprenaient  les 
femmes  dans  leur  sommeil.  Nos  Bretons  n'ont  pas  cessé 
d'avoir  leur  Diiz,  leur  Teuz^  leur  Diizik^  lutin,  fantôme, 

i.  A.  Maury,  Croyances  et  légendes  de  l'antiquité,  in-i2,  2»  éd.  p.  223  et  231. 

2.  Lucian.  Herc.  gai.,  lib  lv,  cap.  1. 

3.  J.  Gruter,  Corpus  inscriptionum,  passim. 

4.  Saint- Augustin;  Posidon,  apud.  Athenae.  liv.  iv,  cap.  13. 


450  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

en  l'honneur  desquels  ils  répètent  des  chansons  *,  et 
Deuze  est  le  diable,  au  fond  des  campagnes  de  l'Angle- 
terre. 

Dans  la  mythologie  gauloise,  qui  pourrait  déterminer 
les  dieux  indigènes,  dire  à  quelle  époque*  telle  .divinité 
ressemblant  aune  divinité  étrangère,  s'est  popularisée? 

Si  Ogmius  et  Belen,  dont  le  culte  s'étendait  depuis  la 
Méditerranée  jusqu'à  la  mer  du  Nord,  paraissent  être 
le  résultat  de  l'introduction  des  idées  phéniciennes  chez 
nos  ancêtres 2;  si  Ilésus  est  d'origine  kymrique,  le  même 
que  Hu-Gadarn,  chef  de  la  migration  des  Kymris,  il  faut 
admettre  aussi  que  de  l'Italie  aient  pu  venir  plus  d'une 
fable  et  plus  d'une  personnification  mythologicpie,  même 
longtemps  avant  la  conquête.  Parmi  les  dieux  d'essence 
gauloise,  point  de  patrons  pour  l'impudicité,  l'adultère 
ou  le  vol,  ainsi  que  chez  les  Romains  et  les  Grecs;  ces 
raffinements  de  corruption  qui  faisaient  diviniser  les  vi- 
ces ne  pénétrèrent  sur  le  sol  celtique  qu'avec  les  mœurs 
de  l'Italie  victorieuse. 

Chose  digne  de  remarque,  les  dieux  sur  lesquels  les 
détails  abondent,  Ogmius,  Belen  et  Hésus,  ne  sortent  pas 
de  l'imagination  des  Celtes  primitifs.  On  les  a  importés 
parmi  ceux-ci,  ou  bien  les  émigrations  gauloises  avaient 
d'abord  emmené  avec  elles  leurs  Dieux,  dans  les  contrées 
les  plus  lointaines,  d'où  ils  sont  revenus  modifiés,  tels 
que  nous  les  connaissons.  Ogmius  présente  à  la  fois  les 
attributs  dllercule  et  d'Apollon.  Sa  bouche  laisse  échap- 
per une  chaîne  d'or  et  d'ambre,  d'un  travail  délicat,  pour 
entraîner  les  populations  charmées.  Il  symbolise  la  force 
et  l'éloquence.  Aussi  Lucien,  dans  V Hercule  gaulois,' met- 
il  en  scène  un  prêtre  expliquant  la  fiction.  «  Nous  autres. 
Gaulois,  nous  ne  pensons  pas_,  comme  les  Grecs,  que 
Mercure  soit  le  dieu  de  l'éloquence  ;  nous  l'attribuons  à 
Hercule^  qui  l'emporte  sur  Mercure  par  la  supériorité  de 


d.  //.  de  Villemarqué,  Myrdhinn,  p.  9  et  10. 

'2.  A.  Maury,  Encyclopédie  moderne,  art.  Druidiitne. 


LE  GAULOIS  151 

ses  forces.  Si  nous  le  représentons  sous  la  figure  d'un  vieil- 
lard, ne  vous  en  étonnez  pas  :  c'est  dans  un  âge  avancé  que 
le  talent  de  la  parole  se  montre  avec  le  plus  d'éclat  ^  » 

Évidemment,  voilà  le  rôle  d'Ogmius,  d'autant  plus 
que,  devenu  vieux^  Hercule  passe  pour  très-éloquent 
et  très-habile  dans  le  merveilleux  art  de  la  divina- 
tion 2.  N'était-il  pas  l'Hercule  tyrien,  qui  a  conquis  le 
monde  par  la  parole,  et  dont  nous  avons  raconté  le  voyage 
légendaire  en  Gaule?  BeleU;,  aussi,  n'était-il  pas  le  même 
que  l'Apollon  Delphien,  et  ne  descendait-il  pas  en  droite 
ligne  du  Baal  de  la  Clialdée  et  de  la  Phénicie,  qui  porta 
divers  noms  selon  les  contrées  oii  il  fut  adoré  :  Baal,  Bel, 
Béel,  Belus,  Bélis,  Belenus^  Belathes,  Balanus,  Bolus, 
Hélios,  etc?  Le  cullo  du  soleil,  fort  répandu  par  tout 
le  monde,  se  conserva  dans  la  Gaule  jusqu'à  l'époque 
druidique,  où  l'on  célébrait  le  Béil-tin,  fête  du  feu  du 
soleil;  jusqu'au  deuxième  siècle  avant  notre  ère,  assu- 
rément, puisque  Belen  était  adoré  à  Aquilée,  au  fond  de 
l'Adriatique,  ville  fondée  par  les  Romains  en  182  avant 
Jésus-Christ^.  Il  avait  pour  emblème  le  taureau  solaire, 
comme  Apollon,  —  taureau  orné  d'une  étole  et  entouré 
de  feuillage. 

Impossible  de  se  méprendre  sur  l'importance  du  dieu 
Belen.  Les  prêtres  gaulois  portèrent  le  nom.  de  beleks^ 
afin  de  glorifier  d'une  manière  particulière  cette  brillante 
personnification  %  et  ce  nom  a  traversé  les  âges  :  les  Bre- 
tons appellent  belecks  leurs  prêtres  catholiques,  et  Belh- 
hec^  d'autre  part,  signifie  porte-lin.  Le  soleil,  c'est-à-dire 
la  lumière,  la  fécondité,  la  création,  domine  dans  l'O- 
lympe, d'après  les  mythologues,  parce  qu'on  ne  peut 
adorer  les  autres  dieux  que  grâce  au  bienfait  de  sa  lu- 
mière. Le  soleil,  c'est  l'Orient.  La  lune,  qui  représente  la 


1.  Lucian.  lib.  lv,  cap.  5. 

2.  Plutarch.  De  ei  apud  Delplios,  cap.  6. 

3.  HeroiUan.  lib  viii,  édit.  de  1493;  K.  RUler,  Insc.  diverses,  p.  237. 

4.  Aiison.  Profess.  Carmen  IV;  H.  de  la  Villemarquè,  Baizaz-Breiz,  t.  I", 
p.  23. 


152  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

nuit,  Tetre  primitif,  le  deuil,  le  néant,  le  mystère,  est  la 
pâle  imitation  du  soleil.  Elle  correspond  à  l'obscur,  à 
l'Occident^  :  on  l'adore,  quand  le  soleil  a  disparu. 

Elle  se  confond  avecDiane,  la  déesse  des  forêts,  parce  que 
les  forets  recèlent  l'ombre  mystérieuse.  Divinité  suprême 
parmi  les  divinités  secondaires,  elle  passe,  chez  les  Gau- 
lois, pour  la  compagne  de  Belen,  et  se  personnifie  en 
Belisana,  déesse  de  la  lune,  reine  du  ciel,  origine  des 
mystères  qui  couvrent  toute  science.  Il  existe  une 
croyance  étrange,  à  propos  de  la  Lune  ou  de  iJiane  :  les 
femmes,  dit-on,  exercent  sur  elle  un  pouvoir  magique. 
Bientôt,  cette  superstition  qui  donne  aux  femmes  une 
importance  si  grande  et  si  fatidique,  se  dévelop])era,  pour 
ensuite  se  perpétuer  d'âge  en  âge. 

Ilésus,  que  sans  doute  les  Druides  ont  placé  eux-mêmes 
dans  leur  polythéisme,  après  l'invasion  kymrique,  ne 
tarda  pas  à  devenir  la  divinité  caractéristique  de  la  Gaule, 
à  figurer  au  premier  rang  avec  Belen  et  Tentâtes,  à  re- 
présenter la  puissance  souveraine.  Ses  autels  se  rangè- 
rent parmi  ceux  qu'on  distinguait  par  l'effusion  du  sang 
humain.  Il  pourrait  bien  avoir  été  le  dieu  inconnu  des 
Gaulois  2,  car  ceux-ci  possédèrent  très-probablement 
leur  dieu  inconnu,  comme  la  Grèce  et  Rome\ 

0  puissance  redoutable  !  ô  terrible  inconnu  !  Ilésus,  ou 
bien  Ileuzuz  (l'effroyable,  qui  inspire  l'épouvante),  di- 
sent les  Bretons  %  ne  possédais-tu  pas  la  suprême  force 
divine,  comme  le  Jupiter  des  païens?  N'étais-tu  pas  le 
Dieu  par  excellence,  devant  qui  l'Olympe  gaulois  s'effaça 
peu  à  peu,  devant  qui  les  autres  dieux  ne  ressemblèrent 
plus  qu'à  des  anges,  à  des  auxiliaires,  à  des  génies? 
Ilésus^  symbolisé  par  le  chêne,  était  le  grand  chêne  ;  il 


1.  Ad.  Pictet,  Du  culte  des  Cabires  chez  ies  anciens  Irlandais,  passim, 
in-8»,  Genève,  1824. 

2.  D.  Martin,  Religion  des  (Jaulois,  liv,  ii,  chap,  2. 

3.  Slrabo,  Lib.  m,  cap.  4  •,Lucan.  Pharsal.  Lib.  m,  vers  415. 

4.  H.  de  la   ViUemarqué,  Essai  sur  l'histoire  de  la  langue  bretonne,  dans 
l'idil.  de  1847  du  Dictionnaire  français-bretun  de  Le  Gonidcc. 


LE  GAULOIS  453 

était  le  Crom^  autrement  la  courbe,  le  cercle,  n*ayant  ni 
commencement  ni  fin,  l'infini;  on  devrait  presque  l'ap- 
peler le  Jéhovah,  le  vrai  Dieu,  si  son  culte  ne  renfermait 
pas  trop  de  panthéisme.  11  habitait  dans  le  chêne,  et  dans 
le  chêne  on  l'honorait.  Les  Gaulois,  plus  tard,  le  repré- 
sentèrent de  façon  qu'il  tombât  sous  les  sens,  tantôt  avec 
une  saie  et  une  couronne  de  chêne,  avec  une  serpe  ou 
un  couteau,  coupant  une  branche  de  feuillage  sur  un 
tronc  d'arbre*,  tantôt  avec  une  belle  figure  barbue  et  des 
cornes  au  front.  Il  répandait  d'une  outre  des  graines 
mangées  par  un  cerf  ou  un  bœuf  ^.  On  lui  donna  pour 
emblèmes,  encore,  ici  le  taureau  solaire  de  Belen  et  d'A- 
pollon, là  un  rat  signifiant  la  destruction  de  la  vie  qui  se 
renouvelle  sans  cessée 

Aucune  définition  ne  rendrait  exactement  compte  de 
l'influence  d'IIésus  sur  les  destinées  et  sur  les  imagina- 
tions gauloises.  Elle  fut  si  grande,  que  les  légendes  ima- 
ginèrent de  mettre  le  Dieu  suprême,  l'Inconnu,  le  Crom, 
l'Eternelle  divinité  à  la  tête  des  populations  kymriques, 
sous  le  nom  de  Ilu-le-puissant  (IIu-Gadarn).  Ce  chef,  les 
traditions  lui  attribuèrent  d'immenses  travaux  de  défri- 
chement ;  elles  prétendirent  qu'il  avait  enseigné  l'agricul- 
ture aux  Kymris  ;  elles  le  divinisèrent.  Il  était  prêtre,  guer- 
rier, législateur,  de  son  vivant;  il  fut  Dieu  après  sa  mort*. 

Mais  dans  tout  cela,  rien  d'historique.  Sans  doute 
Gadarn,  réunissant  les  différents  caractères  d'un  chef  de 
théocratie,  a  organisé  les  Kymris  en  tribus,  appliqué  la 
poésie  à  la  conservation  des  choses  mémorables,  consti- 
tué la  hiérarchie  druidique  ;  il  a  peut-être  été  nommé  Hu, 
c'est-à-dire  le  puissant,  à  cause  de  son  omnipotence  qui 
le  faisait  ressembler  à  Ilésus,  sans  qu'on  Tait  regardé 


1.  Autel  découvert  à  Notre-Dame  de  Paris,  en  1711. 

2.  Bas-relief  gallo-romain  du  musée  de  Reims. 

3.  H.  Martin,  Hist.  de  France,  t.  I",  p.  58,  en  note. 

4.  Améd.  Thierry,  Hist.  des  Gaul.,  Inlrod.  D'après  les  Triades  galloises  et 
les  chants  des  bardes. 


>«5i  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

pour  cela  comme  lïésus  lui-même  ' .  Quoiqu'il  en  soit, 
le  Dieu  lié  sus  forme  une  sorte  de  trait  d'union  entre  le 
polythéisme  des  Galls  primitifs,  et  le  Druidisme  pur  des 
Gallo-Kymris.  Son  culte  mystérieux  et  spiritualiste  con- 
stitue bien  une  religion  qui  fait  des  prêtres  une  caste  privi- 
légiée, sans  détruire  complètement  la  foi  aux  fétiches. 
Ce  culte^,  on  va  s'en  convaincre,  apparaît  comme  un 
progrès  immense  dans  l'ordre  moral. 


II. 


Par  son  organisation,  le  Druidisme  touche  de  près  au 
gouvernement,  avec  lequel  il  se  confond,  sous  le  rapport 
politique  et  judiciaire  (Y.  plus  haut,  p.  112  et  suiv.).  Il 
nous  reste  à  examiner  au  point  de  vue  religieux  cette  vaste 
organisation. 

Dans  les  temps  les  plus  reculés,  le  culte  gaélique  était 
suivi  par  les  Némèdes^  qui  remplissaient  à  la  fois  les  fonc- 
tions de  prêtres,  de  législateurs,  de  chefs  de  tribus  paci- 
fiques, pastorales  et  agricoles  '^.  Ce  nom  embrassait  pro- 
bablement, dans  sa  généralité,  et  les  enceintes  forestières 
où  se  célébraient  les  rits  religieux,  et  les  prêtres  qui  des- 
servaient ces  sanctuaires,  et  les  lois  qui  régissaient  les 
tribus,  et  les  hommes  qui  faisaient  ces  lois.  Bien  long- 
temps les  souvenirs  des  Némèdes  existèrent:  les  villes 
gauloises  de  Nemetum  [Clermont\  Nemetocenumow.  Neme- 
tacum  [Nemetakh,  Neimheid-ac'h^  la  race  sainte,  Arras), 
Nemetœ  (Spire),  Nemetodurum  [Neiînheidh-Dor^  le  sanc- 
tuaire du  bord  de  l'eau,  Nanterre)  qui  fut  peut-être  le 
sanctuaire  des  Parisii,  etc.,  les  rappelaient  \  Le  radical 


1.  Cœsar,  De  bell.  gall.,  lib.  iv,  cap.  io;  H.  Martin,  Hist.  de  France,  1. 1*', 
p.  64  et  65,  et  aux  Éclaircissements;  V.  plus  haut,  p.  28  et  loO. 

2.  F.  d'Eckstein.  Le  Catholique,  revue,  avril-mai,  1829. 

.n  H.  Martin,  Ilist.  ilo  France,  t.  le"-,  p.  oO,  en  note;  Am.  Thiernj,  Ilist.  des 
Gaulois,  Introd, 


LE  GAULOIS  153 

de  ces  noms  était  gaélique  :  Neimheid^  temple,  terrain 
consacré.  On  appelait  même  Nemet  une  forêt  de  l'Armo- 
rike*;etle  concile  de  Leptines,  plus  tard,  désigna  par 
le  nom  de  Nimidœ  les  forêts  où  s'accomplissaient  encore 
lesrits  païens.  Dans  les  sanctuaires  étaient  entassés  des 
trophées,  des  dépouilles  d'ennemis,  des  étendards  galli- 
ques,  des  trésors,  gardés  parles Némèdes,  et  auxquels  per- 
sonne n'eût  touché,  sous  peine  de  sacrilège.  L'étang  sacré 
de  Toulouse,  celui  d'IIélanus  et  le  lac  des  deux  Corbeaux, 
en  Armorike,  dans  la  baie  actuelle  de  Douarnenez  (Finis- 
tère), devaient  être  des  sanctuaires  primitifs  (Y.  plus  haut, 
p.  1J3,  et  plus  bas,  p.  162). 

Aux  Némèdes  auraient  succédé,  croit-on,  les  Tuatha 
(en  irlandais  tuath^  peuple),  prêtres-artistes,  forgerons, 
magiciens,  qui  introduisirent  en  Gaule  les  cérémonies  et 
les  idées  religieuses  de  la  Phénicie,  de  la  Thrace  et  de  la 
Phrygie.  C'étaient  surtout  les  pontifes  de  Tentâtes,  divi- 
nité du  commerce  et  des  aTts,  dont  le  culte  semble  avoir 
commencé  en  Egypte,  où  on  l'adorait  sous  le  nom  d'A- 
thotès  ou  de  Thot  ^.  Mais  le  système  du  sacerdoce  chan- 
gea, sous  l'influence  des  mœurs  et  des  progrès  de  l'esprit. 

D'où  vint  ce  changement?  11  découla  peut-être  du  sym- 
bole du  Nain  (Gwyon),  et  de  la  Fée  blanche  (Koridwenn). 
Celle-ci,  qui  possédait  toutes  les  sciences  etles  retenait  dans 
la  nuit  première,  mit  de  la  sélage,  delà  jusquiame,  dusa- 
molus,  de  la  verveine,  de  la  primevère  et  du  trèfle  dans 
une  chaudière  d'airain  entourée  des  perles  de  la  mer  ^ 
Le  Nain  veillait  tout  auprès,  mêlant  le  précieux  breuvage, 
quand  trois  gouttes  bouillantes  tombèrent  sur  ses  doigts^ 
qu'instinctivement  il  porta  à  ses  lèvres.  Aussitôt  il  eut 
toutes  les  sciences.  En  vain  la  Fée  blanche  s'irrita,  courut 
après  lui,  tout  furieusement,  pour  le  réduire  en  pous- 
sière. La  poursuivante  et  le  poursuivi  luttaient  sans  se 


1.  Roget  de  Belloguet,  Gloss.  gaulois,  au  mot  Nimidœ,  p.  I6i. 

2.  F.  d'Eckslein,  Le  Catholique,  avril-mai,  1829. 

'\.  H.  de  la  Villemarqué,  Barzas-Breiz,  l.  !•',  p.  19. 


^56  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

vaincre,  aidés  par  leurs  métamorphoses  nombreuses.  Le 
Nain  s'étant  avisé  de  prendre  la  forme  d'un  grain  de  blé, 
la  Fée  blanche  se  changea  bien  vite  en  poule  noire,  le 
saisit,  l'avala,  et,  neuf  mois  après,  accoucha  de  Taliesin, 
enfant  «  au  front  rayonnant  »,  doué  de  V omni-science  *. 

Ainsi  se  personnifie  l'acte  de  cette  espèce  de  Mercure 
Égyptien,  qui  tira  les  Kymris  de  l'ignorance,  et  qui^  in- 
carné dans  Taliesin,  type  de  l'homme  instruit,  devint  un 
Dieu  de,  premier  ordre,  digne  des  sacrifices  humains,  ré- 
gnant dans  l'ombre,  mais  communiquant  aux  mortels 
l'art,  l'écriture  sur  les  pierres,  les  sciences,  la  poésie.  Le 
Druidisme  régna  désormais^  représenté  par  Taliesin  dans 
la  légende  du  Nain  et  de  la  Fée  blanche  ;  il  coexista  avec 
les  mystères  de  Tentâtes,  car  ce  dieu  sombre  et  terrible, 
escorté  de  fées,  de  nains,  de  génies,  de  magie  et  d'enchan- 
tements, devait  avoir  ses  croyants  jusqu'à  la  fin  du 
moyen  âge. 

Aux  Tuatlia  auraient  succédé,  d'après  certaines  conjec- 
tures, les  hommes  du  chêne,  prêtres  appelés  indifférem- 
ment par  les  historiens  Bardes,  Eubages^  (Jvates,  Sénans, 
Senmothées,  Samothées.,  Saronides  etDruides.  [Derividdin 
ou  Derwiddon^  composé  du  celtique  dair^  dero^  deriL\  du 
breton  deru^  denv^  chêne;  du  mot  gallois  vijdd^ ç^iii  ou 
visque  de  chêne,  et  de  dyn^  den,  homme,  en  gallois  et 
breton  2.  Saron^  en  grec,  signifie  chêne  aussi.) 

Alors  un  clergé  puissant  par  sa  science,  son  rôle  po- 
litique et  ses  fonctions  judiciaires,  domina  l'édifice  so- 
cial ;  et  il  y  eut  trois  degrés  de  hiérarchie  dans  le  Drui- 
disme, dont  tous  les  membres  se  soumirent  à  l'autorité 
du  Coibhi,  archidruide,  sorte  de  souverain  pontife  ou  de 
primat  vénéré  et  fort  à  ce  point  qu'un  proverbe  celtique 
disait:  «La pierre  n'est  pas  aussi  proche  de  la  terre,  que 


d.  E.  Martin,  Hist.  de  France,  t.  !•%  p.  55;  Myvrian  archaiology  of 
Wales,  passim.  1801  à  1807. 

2.  La  Tour  d' Auvergne,  Origines  gauloises,  p.  160,  in-8%  1801;  Encyclo- 
pédie nouvelle,  art.  Druidisme. 


LE  GAULOIS  \ôl 

l'assistance  du  Coibhi  pour  ceux  qui  ont  besoin  de  son 
aide*.  »  A  sa  mort,  le  Coibhi  était  remplacé  par  le  druide 
qui  le  suivait  en  dignité,  et,  si  plusieurs  avaient  les  mê- 
mes droits,  par  un  druide  qu'élisaient  ses  collègues.  Quel- 
quefois, on  s'en  souvient,  le  pontificat  était  disputé  par 
les  armes,  ce  qui  montre  açsez  son  importance  politique, 
avant  le  règne  des  guerriers. 

Les  trois  degrés  de  îa  hiérarchie  druidique  compre- 
naient les  Druides  proprement  dits,  —  les  Ovates  ou  Va- 
tes,  — les  Bardes. 

Classe  supérieure  et  savante  de  l'ordre,  les  druides 
menaient  ordinairement  une  vie  solitaire,  au  fond  des  fo- 
rêts de  chêne  '-,  dans  les  grottes  et  les  solitudes.  Leur 
existence  avait  quelque  chose  d'aussi  mystérieux  que  le 
culte  qu'ils  professaient.  Ils  adoptaient  d'ordinaire  un 
nom,  qu'ils  mettaient  après  celui  de  leur  famille,  et  qui 
devenait  le  nom  par  lequel  on  les  connaissait  3.  Les  drui- 
des proprement  dits  se  chargeaient  de  l'éducation,  ensei- 
gnaient oralement  sous  le  voile  de  l'allégorie,  rédigeaient 
leurs  leçons  envers  dialogues,  et  employaient  concurrem- 
ment l'énigme  et  la  figure:  leur  rliytme  privilégié  était  le 
tercet,  ou  strophe  de  trois  vers  monorimes.  Ils  fonction- 
naient à  la  fois  comme  prêtres,  physiciens,  théologiens, 
moralistes,  jurisconsultes,  etc.  Ils  jugeaient,  comme  les 
Brachmanes.  Ils  étaient  les  «  Mages  des  Gaulois  »  %  mages 
habiles,  enseignant  les  mêmes  sciences  que  ceux  de  l'O- 
rient, et  pouvant  passer  pour  leurs  maîtres. 

Primitivement,  on  entrait  dans  l'ordre  des  druides,  de 
quelque  état  et  de  quelque  profession  que  l'on  fût.  La 
naissance  ne  comptait  pas,  «  ous  les  Gaulois,  dit  César, 
se  prétendant  nés  du  même  Dieu,  et  déclarant  que  les 
druides  leur  ont  enseigné  ce  principe.  »  L'étude  et  l'ins- 

1.  David  de  Saint-Georges,  Histoire  des  Druides,  etc.,  d'après  Smith,  p.  14. 
en  note  ;  V.  plus  haut,  p.  120  et  suiv. 

2.  Pompon.  Mêla,  Lib.  m,  cap.  2. 

3.  D.  Martin,  Religion  des  Gaulois,  1. 1«%  p.  387. 

4.  Plin.  Lib.  xvi,  cap.  95. 


158  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

truction  suffisaient,  mais  indispensablement,  pour  con- 
duire à  l'initiation  religieuse.  Cette  égalité  entretenait  une 
profonde  émulation  parmi  la  jeunesse.  Toutefois,  les'am- 
bitions  politiques  ne  tardèrent  pas  à  s'emparer  des  drui- 
des et  à  leur  faire  recruter  dans  les  seules  classes  pri- 
vilégiées, des  disciples  qui,  d'abord,  s'instruisirent 
sérieusement  pendant  vingt  années,  au  milieu  de  la  soli- 
tude, un  peu  à  la  façon  des  ascètes  *.  Plus  tard,  les  étu- 
des ne  durèrent  que  douze  ans.  Ces  élèves,  fort  nom- 
breux, prêtaient,  à  leur  entrée  dans  l'ordre,  le  serment  de 
cacher  les  dogmes  à  tous  les  étrangers  ^. 

Les  ovates  (oivydd^  ofydd,  en  kymrique  ;  baïdh,  eu 
gaélique)  ou  vates,  nommés  aussi  cubages,  eubates  par 
les  Grecs  et  les  Latins,  probablement  dans  la  période  où 
ils  étudiaient  les  matières  de  l'enseignement  avant  d'en- 
seigner eux-mêmes,  s'occupaient  de  la  partie  extérieure 
et  matérielle  du  culte,  apprenaient  av^nt  toute  chose  l'as- 
tronomie, la  médecine^  la  divination  par  les  oiseaux  ou 
parles  entrailles  des  victimes 3.  Ils  vivaient  au  sein  de  la 
société,  mais  d'une  manière  moins  mondaine,  moins  bril- 
lante que  les  bardes. 

Ceux-ci  avaient  pour  mission  de  raconter  en  vers  les 
exploits  des  héros.  Ils  gardaient  un  registre  des  actions 
mémorables  accomplies  par  une  tribu  ou  par  un  homme, 
des  événements  du  temps  et  des  phénomènes  de  la  nature. 
Bard,  en  langue  celtique,  signifie  chantre;  on  dit  bardd 
en  kymrO'gallois,  et  barz  en  kymrique  armoricain:  de 
plus,  chose  singulière,  bardaôtis^  mot  indien,  désigne  un 
ordre  de  prêtres.  En  s'accompagnant  sur  la  rotte,  espèce 
de  lyre  '\chrotta^  selon  Fortunat;  cndt ^  en  gaélique, 
crivddy  en  kymrique),  ou  bien  en  jouant  de  la  harpe  [teîen, 
telijn)^  les  bardes  récitaient  les  nobles  traditions  de  fa- 


1.  Pomiwn.  Mêla,  Lib.  m,  cap.  2. 

2.  David  de  Saint- Georges,  Hist.  des  Druides,  etc.,  d'après  Smilh.  Cli.  1'', 
p.O. 

3.  Slmbu,  Lib  iv,  chap.  4. 


LE  GAULOIS    •  159 

mille.  Ils  avaient  le  double  caractère  civil  et  national  *. 
Avant  le  combat,  ils  excitaient  l'ardeur  du  guerrier;  après, 
ils  adressaient  à  chacun  l'éloge  ou  le  blâme.  Par  l'harmo- 
nie de  leurs  chants^  qui  s'appelaient  bardits  (poésies),  ils 
désarmaient  les  combattants  furieux,  arrêtaient  l'effusion 
du  sang,  apaisaient  les  passions  les  plus  sauvages"^,  ins- 
piraient un  tel  respect  aux  tribus  celtiques  qu'il  suffisait 
'  parfois  de  l'entremise  d'un  seul  d'entre  eux  pour  arrêter 
l'impétuosité  aveugle  d'une  armée  entière  au  plus  fort  de 
la  mêlée  ^  «  Et  vous,  s'écrie  Lucain,  et  vous  qui  par  vos 
éloges  faites  vivre  longtemps  la  mémoire  des  héros  morts 
dans  les  combats,  bien  des  fois,  ô  bardes  !  vos  chants  se 
sont  fait  entendre  en  toute  sécurité  dans  cette  antique  fo- 
rêt! *.  »  En  effet,  pendant  la  paix,  les  bardes  devenaient 
juges  des  mœurs,  historiens,  transmettant  les  récits  lé- 
gendaires de  générations  en  générations. 

Il  est  certain  que  les  barbes  survécurent  aux  druides, 
en  absorbant  la  plupart  de  leurs  prérogatives.  Montbard 
Mons  Bardoriim  (Côte-d'Or)  prit  son  nom  de  ce  que  des 
prêtres  gaulois  y  habitaient  en  grand  nombre,  s'il  faut  en 
croire  l'auteur  du  «  Réveil  de  Chyndonac  ;  »  et,  selon  les 
lois  galloises,  on  élisait  un  grand  Barde  dans  chaque 
tribu  importante  et  dans  chaque  nation.  Le  mieux  servi 
par  l'Inspiration,  génie  féminin  qui  présidait  à  la  poésie, 
et  qu'on  nomma  Fadhla  en  gaélic  irlandais,  awen  en  kym- 
rique,  remportait  le  prix,  ceignait  l'écharpe  bleue,  s'as- 
seyait sur  un  siège  d'or,  à  la  droite  de  l'héritier  du  chef. 
Alors,  toute  fille  en  se  mariant  devait  lui  offrir  un  pré- 
sent de  noces  '\  Un  barde  avait  le  droit  d'arrêter  et  de 
conduire  vers  le  chef  l'homme  qui  en  insultait  un  autre  : 
il  protégeait  quiconque  était  sans  patron.  Un  fils  d'esclave 
qui  pouvait  se  faire  recevoir  barde,  devenait  libre  aussi- 

\ .  H.  de  Villemarqué,  Barzas-Breiz,  Introd. 

2.  Diod.  Siciil.  lib.  v,  cap.  31;  Straho,  lib.  iv,  cap.  4. 

3.  Pausan.  In  Phoci.,  lib.  x;  TacitiAim.  lib.  xiv,  cap.  30. 

4.  Liican.  Pharsal.  lib.  i,  vers  447  à  4oO. 
o.  Hywel  dda. 


^60      MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

tôt.  En  revanche,  un  barde  devait  chanter  trois  chants 
divers,  quand  un  chef  l'invitait  à  prendre  la  rotte  ou  la 
lyre;. il  devait  chanter  trois  chants  d'amour  à  demi- voix, 
pour  obéir  à  l'ordre  de  la  femme  du  chef,  ainsi  qu'à  un 
noble;  et  jusqu'à  épuisement,  pour  obéir  à  un  paysan  *. 

Cette  situation  du  barde,  vers  le  commencement  du 
moyen  âge,  nous  reporte  bien  au  temps  où  les  druides 
s'effacèrent  devant  les  chevaliers  ;  où  le  poëte  sacré," 
malgré  son  caractère  inviolable,  perdit  considération  et 
dignité  personnelle,  et  ne  fut  en  réalité  qu'une  sorte 
de  domestique  ou  parasite  2,  payé  par  les  chefs  pour  être 
flatteur,  ou  pour  attaquer  dans  ses  chants  les  enne- 
mis. Bombarde^  nom  que  porte  un  instrument  champêtre 
très-commun  encore  chez  les  Bretons,  signifie  «  son  du 
barde  »  ^  ;  il  rappelle  ces  poètes,  autant  que  la  guitare 
actuelle  des  Espagnols  rappelle  les  troubadours. 

L'organisation  druidique  ne  renfermait  pas  d'autres 
classes  d'individus.  Pour  la  célébration  des  rits,  des 
mystères  et  des  sacrifices,  pour  les  diverses  fonctions  des 
prêtres,  on  ne  connaît  pas  de  subalternes,  ce  qui  prou- 
verait une  remarquable  simplicité  dans  les  rouages  de 
l'administration  religieuse.  Druides,  ovates  et  bardes, 
tous  vivaient  exempts  d'impôts,  et,  à  leur  aise,  se  dis- 
pensaient ou  se  faisaient  un  devoir  d'aller  à  la  guerre  *. 

Rien  ne  dit  que  les  prêtres  du  Druidisme  dussent  abso- 
lument passer  leur  existence  au  fond  des  forêts  ;  mais, 
après  dix  ou  vingt  ans  d'études  et  de  noviciat,  bien  peu 
sans  doute  rentraient  dans  le  monde,  pour  y  tenir  un  au- 
tre rang  que  les  ovates  et  les  bardes,  partageant  la  vie 
commune,  et  toujours  entourés  de  respect,  soit  dans  les 
villages  pendant  la  paix,  soit  dans  lès  camps  en  temps  de 
guerre.  Ils  n'étaient  point  astreints  au  célibat,  quoique  la 

1.  //.  de  la  Villemarqué,  Bardes  bretons,  p.  29. 

2.  Posidon.  Apud  Athenae.  lib.  vi,  cap.  i2;  V.  plus  haut,  p.  118. 

3.  /.  Mahé,  Essai  sur  les  Antiquités  du  départ,  du  Morbilian,  p.  18,  in-8% 
Vannes,  1825. 

4.  Lucan.  Pharsal.  lib.  i,  vers  443  et  suiv.;  Q^sar,  do  bell.  gall.  lib.  vi. 


LE  GAULOIS  161 

plupart  ne  se  mariassent  pas;  généralement,  l'activité 
leur  allait  mieux  que  la  contemplation.  Formant  une 
congrégation,  il  est  probable  qu'ils  s'abstenaient,  quand 
ils  étaient  mariés,  de  cohabiter  avec  leurs  épouses,  vers 
les  époques  ou  ils  faisaient  des  sacrifices  * .  Cela  s'accor- 
dait bien  avec  la  cliasteté  gauloise . 

Caste  privilégiée,  les  druides  ne  manquaient  aucune 
occasion  de  se  distin^^uer  du  vulgaire,  alïectaient  de  por- 
ter un  costume  particulier.,  se  couvraient  de  lin,  mettaient 
des  robes  qui  descendaient  jusqu'aux  talons,  qu^md  le 
vêtement  de  tous  les  Celtes  ne  passait  pas  le  genou.  Dans 
les  cérémonies  religieuses,  principalement,  ils  cachaient 
leurs  épaules  sous  une  espèce  de  surplis  blanc,  et  avaient 
sur  leurs  vêtements  pontificaux  un  croissant,  par  allusion 
au  sixième  jour  de  la  lime  2.  Un  d'entre  les  officiants 
portait  avec  respect  un  vase  plein  d'eau,  et  le,  répan- 
dait en  sacrifice  sur  un  autel  de  gazon  ^  ,  pour  hono- 
rer l'eau,  agent  des  variations  et  du  renouvellement  du 
monde.  Leur  chaussure  se  composait  de  sandales  de  bois 
pentagones  *  :  ces  sandales,  nous  les  avons  connues  de- 
puis sous  le  nom  de  galoches  '\  Ils  laissaient  croître  leur 
chevelure,  rasaient  leur  barbe,  tenaient  à  la  main  une 
sorte  de  baguette  blanche  ou  «  baguette  magique,  »  et 
suspendaient  à  leur  cou  une  amulette  ovale,  entourée 
d'un  cercle  d'or. 


III 


La  doctrine  des  druides  «  prit  naissance  en  Bretagne^ 
et  de  là  fut  apportée  en   Gaule.  »  11  ne  faut  regarder 

1.  D.  Martin,  Religion  des  Gaulois,  1. 1",  p.  342. 

2.  Grivaud  de  la  Vincelle,  Antiq.  gaul.,  t.  II,  p.  231  ;  V,  plus  haut,  p.  171. 

3.  Mém.  de  la  Soc.  royale  des  Anliq.  de  France,  t.  l'^',  p.  360  et  361. 

4.  J.   Thurnmaier,  dit  Avenliîi,  Ann.  Boiorum ;  David  de  Saint- Georges^ 
Hist.  des  Druides,  p.  16  et  17. 

5.  J.  Ogée,  Dict.  hist.  et  goog.  de  la  Prov.  de  Bretagne,  t.  !«%  p.  7o,  in-4% 
1843. 

I.  H 


!G2  MEiMOlRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

cette  assertion  de  César*  que  comme  une  conjecture  sur  la 
haute  considération  dont  jouissaient  de  son  temps  les 
Druides  de  l'île  de  Bretagne,  et  sur  les  nombreux  disci- 
ples qui  se  rendaient  près  d'eux  de  tous  les  points  occi- 
dentaux de  l'Europe.  Cependant,  quoique  n'admettant 
pas  que  le  Druidisme  soit  né  dans  Albion,  mais  plutôt 
qu'il  y  vint,  tout  formé,  avec  les  Kymris  de  la  première 
invasion,  avouons  qu'il  emprunta  à  l'esprit  breton  une 
sauvage  poésie,  une  gravité  profonde,  une  énergie  puis- 
sante, qui  assurèrent  sa  durée. 

Ce  'fut  dans  l'ile  de  Bretagne,  sauvage  et  isolée,  que 
la  doctrine  des  a  hommes  du  gui  de  chêne,  )>  religion 
des  vainqueurs  substituant  une  religion  des  vaincus, 
acquit  la  plus  grande  force,  pour  se  répandre  ensuite 
sur  le  continent.  «  On  disait  qu'il  y  avait  un  lac;  au 
bord  de  la  mer  (en  Armorike),  appelé  le  lac  des  deux 
corbeau^:  (baie  de  Douarnenez,  Finistère)  ;  que  là  venaient 
les  gens  entrés  en  contestation;  qu'ils  plaçaient  dans 
im  lieu  une  planche,  sur  laquelle  chacune  des  parties 
posait  séparément  des  gâteaux  ;  que  deux  corbeaux  ayant 
l'aile  blanchâtre  y  volaient,  mangeaient  une  des  deux 
portions  qui  leur  étaient  offertes,  en  dispersant  l'autre; 
que  le  contestant  dont  la  portion  était  ainsi  dispersée 
passait  pour  avoir  gagné  son  procès-.  »  On  ajoutait  : 
«  L'ile  de  Bretagne  fait  des  cérémonies  si  solennelles, 
qu'on  pourrait  penser  que  la  Perse  lui  a  emprunté  l'art 
de  la  magie  ^ .  »  Tout  cela  établit  d'étroits  rapports  entre 
Albion  et  l'Armorike,  îles  et  continent. 

Le  caractère  des  Bretons  de  la  Gaule,  au  reste,  comme 
celui  des  Irlandais,  des  Gallois,  des  Calédoniens  ou  Ecos- 
sais, fut  toujours  essentiellement  religieux,  mystique, 
et  très-porté  au  surnaturel.  Il  a  suffi  de  changer  les  rites 
druidiques  en  culte  chrétien,  de  planter  des  croix  sur 


i.  Cœsar.  De  beli.  gall.,  lib.  vi,  cap.  13. 

2.  Strabo,  lib.  iv,  cap.  4.  • 

3.  Pliiu  lib.  XXX,  cap.  4. 


LE  GAULOIS  163 

les  menhirs  et  les  dolmens,  transformés  en  calvaires, 
d'établir  par  exemple  la  chapelle  de  Saint-Michel  sur  le 
magnifique  tumulus  de  Carnac,  pour  que  la  foi  des  Bre- 
tons devînt  aussi  entière,  aussi  ardente,  aussi  invincible, 
que  leur  crédulité  avait  été  aveugle  sous  le  Druidisme. 

Dans  la  Bretagne,  une  fois  la  conversion  au  Christia- 
nisme effectuée,  les  habitants  sont  vite  retournés  à  leurs 
habitudes  natives,  et  près  d'eux  les  prêtres  catholiques 
ont  aisément  obtenu  la  même  influence  que  les  hommes 
du  gui  de  chêne.  Avant  la  révolution  de  1789,  le  curé 
breton  était  un  «  recteur  »  spirituel,  et  très-souvent 
temporel  ;  il  ressenablait  au  curé  actuel  des  îles  de  Houat 
et  de  Hcedic,  près  de  Belle-Ile-en-Mer,  îles  où  le  prêtre 
remplit  à  la  fois  toutes  les  fonctions  que  le  druide  a  rem- 
plies dans  la  société  celtique,  celles  de  maire,  de  juge  de 
paix,  de  notaire,  de  percepteur,  de  syndic  des  gens  de 
mer  et  de  médecin  (V.  plus  haut,  p.  114). 

Au  fond,  la  doctrine  druidique,  empreinte  de  mystère 
et  de  terreur  religieuse^  se  distinguait  par  le  spiritua-. 
lisme.  Alors,  comme  aujourd'hui,  le  sentiment  spiritua- 
liste  dominait  dans  notre  caractère.  Nulle  part  la  religion 
du  Christ  n'est  plus  spiritualisée  qu'en  France,  et  au- 
cune religion  antique  n'a  approché  du  druidisme,  sous 
le  rapport  de  l'immatérialité.  Dans  les  vastes  forêts  où 
s'accomplissait  le  culte,  l'àme  était  saisie  par  le  senti- 
ment de  l'omnipotence  divine  et  par  la  frayeur  qu'ins- 
pire l'Inconnu;  le  druide  tremblait  «  de  rencontrer  le 
maître  du  lieu*,  »  dans  la  profondeur  des  enceintes  re- 
doutables où  ses  fonctions  le  conduisaient.  Toutes  les 
cérémonies  n'avaient  qu'un  but,  celui  de  montrer  qu'on 
était  devant  le  créateur  de  toutes  choses,  auquel  les  êtres 
obéissent  et  se  soumettent 2.  Les  Gaulois,  pour  adorer, 
plantaient  des  forêts  de  chênes,  au  lieu  de  bâtir  des  tem- 
ples. Il  semblait  que  les  traditions  des  chênes  d'Abraham 

1.  Lucan.  PharsaL  lib.  m,  vers  423  et  424. 

2.  Taciti  Germania,  cap.  39. 


164  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

se  fussent  conservées  chez  eux,  comme  celles  des  monu- 
ments de  pierre  brute,  élevés  dans  les  champs^  et  connus 
du  peuple  hébreu.  Avaient-ils  continué  de  vivre  sous  la 
loi  mosaïque,  d'après  les  livres  saints,  et  surtout  confor- 
mément aux  principes  des  religions  primitives?  Nul  n'a 
résolu  ces  questions.  Nous  savons  néanmoins  qu'ils  por- 
taient dans  ces  lieux  consacrés  un  amas  de  pierres,  afin 
d'empêcher  la  charrue  de  déchirer  le  sol  maternel*,  et 
qu'ils  ne  voulaient  point  enfermer  la  divinité  dans  les 
enceintes  étroites  de  pierres  taillées.  L'impression  reli- 
gieuse, inspirée  par  les  choses  de  la  nature,  voilà  ce  qui  les 
incitait  à  la  piété  ;  et  ils  préféraient  aux  objets  d'art,  les 
mieux  façonnés  par  la  main  des  hommes,  les  beaux  effets 
de  la  création  même.  Point  de  temples,  donc,  et  point 
d'images  en  général  2.  Absence  d'architecture  et  d'idoles. 
Le  Druidisme  aimait  l'espace,  l'ombre,  —  nous  pour- 
rions dire  l'infini.  Il  existait,  aux  environs  de  Marseille, 
un  bois  sacré  inviolé  depuis  des  siècles,  et  contenant 
ie  collège  de  druides  le  plus  fréquenté,  après  celui  du 
pays  des  Carnutes^  <c  Là,  les  oiseaux  craignaient  de 
se  poser  sur  les  branches  ;  les  bêtes  sauvages,  de  se  ca- 
cher dans  les  fourrés.  Le  vent  n'était  jamais  descendu  au 
fond  de  ces  forêts,  ni  la  foudre  que  secouaient  les  nuées 
sombres  ;  les  arbres  immobiles  et  muets  avaient  une  hor- 
reur étrange  ;  une  eau  noire  ruisselait  de  mille  fontaines  ; 
des  troncs  informes  et  sans  art  étaient  les  tristes  simula- 
cres des  Dieux  ;  leur  difformité  même  et  la  pâleur  du  bois 
pourri  épouvantaient.  On  redoutait  ces  divinités  dont 
les  figures  étaient  inconnues  ;  on  tremblait  devant  elles, 
d'autant  plus  qu'on  les  ignorait  *.  »  Dans  ce  bois,  tout  par- 
lait à  l'imagination,  à  la  peur;  César,  ordonnant  un  jour 
de  l'abattre,  dut  l'entamer  lui-même  en  frappant  de  sa 

1.  Justin,  lib.  XLiv,  cap.  3. 

"2.  Encyclopédie  moderne,  art.  Druidisme. 

3.  A.  Banier,  La  mythol.  et  les  fables  expliquées  par  l'histoire,  liv.  vi, 
chap.  2  et  3. 

4.  Lucan.  Pharsal.  lib.    m,  vers  410  à  416. 


LE  GAULOIS  165 

cognée  un  vieux  chêne  qui  touchait  aux  nues,  pour  donner 
du  courage  à  ses  soldats  immobiles  et  consternés,  effrayés 
sans  doute  du  sacrilège  qu'ils  allaient  commettre  * . 

En  repoussant  les  temples  et  les  images,  les  druides 
croyaient  donner  une  idée  plus  auguste  de  l'Être  su- 
prême, que,  selon  eux,  le  soleil  seul  pouvait  faible- 
ment symboliser. 

Chez  les  Marseillais  et  dans  le  midi  de  la  Gaule,  les  di- 
vinités phéniciennes,  aux  hideux  simulacres,  avaient  fini 
par  se  mêler  avec  le  Druidisme,  en  lui  infusant  quelques 
idées  moins  spiritualistes,  qui  touchaient  de  près  à  l'ido- 
lâtrie. Avec  le  temps  aussi,  et  peu  à  peu,  dans  toutes  les 
nations  gauloises,  on.  ((  tailla:  les  pierres,  »  et  les  «  sanc- 
tuaires de  chênes  »  firent  place  aux  temples.  On  se  de- 
manda plus  tard,  quand  les  Gallo- Romains,  devenus 
chrétiens,  bâtirent  des  églises,  s'ils  essayaient  de  repro- 
duire les  forêts  druidiques.  «  Ces  voûtes  ciselées  en 
feuillage,  ces  jambages  qui  appuient  les  murs,  et  finis- 
sent brusquement  comme  des  troncs  brisés,  la  fraîcheur 
des  voûtes,  les  ténèbres  du  sanctuaire,  les  ailes  obscures, 
les  passages  secrets,  les  portes  abaissées,  tout  retrace  les 
labyrinthes  des  bois  dans  l'église  gothique  ;  tout  en  fait 
sentir  la  religieuse  horreur,  les  mystères  et  la  divinité^.  » 
Ces  phrases  paraissent  plus  poétiques  que  vraies,  selon 
des  critiques  judicieux;  et  néanmoins,  pour  peu  que  l'o- 
give vienne  de  l'Orient,  elles  gardent  une  certaine  va- 
leur,  car  les  artistes  orientaux  auraient  bien  pu,  de 
même  que  ceux  des  Gaules,  s'inspirer  religieusement  de 
la  majesté  des  forêts. 

D'après  le  Druidisme,  l'eau  et  le  feu  étaient  les  agents 
tout-puissants  des  variations  de  l'univers;  les  Triades 
galloises  et  les  bardits  font  allusion  à  ce  renouvellement 
du  monde  par  l'eau  et  le  feu  %  par  déluge,  rupture  et  igni- 


1.  Lucan.  Pharsal.  lib.  m,  vers  432  à  43o. 

2.  Chateaubriand,  Génie  du  Christianisme,  3=  partie,  liv  1",  chap.  8. 

3.  Strabo,  lib,  iv,  chap.  4. 


466  MiiMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

tion.  L'âme  humaine,  soumise  à  la  métempsycose  *,  ne 
mourait  pas  :  c'était  la  doctrine  essentiellement  populaire, 
le  point  capital  de  la  religion.  Considérant  la  condition 
inférieure  à  la  transmission  humaine  comme  un  état 
d'épreuve  et  de  châtiment,  les  druides  reconnaissaient 
l'idée  morale  des  peines  et  des  récompenses,  et  le  dogme 
de  la  prédestination:  de  nos  jours  encore,  les  Irlandais 
et  les  montagnards  de  l'Ecosse  se  consolent  d'un  malheur 
en  disant:  «  Cela  était  décrété  pour  moi.  »  L'homme  jouis- 
sait néanmoins  de  son  libre  arbitre,  pour  juger  et  choisir 
entre  le  bien  et  le  mal,  pour  arriver  à  la  perfection  ou  à 
l'amoindrissement  de  son  être  2.  Il  y  avait,  pendant  la 
nuit  du  l^""  novembre,  un  jugement'  des  morts,  après  le- 
quel les  âmes  étaient  conduites  par  Tentâtes  soit  dans  l'a- 
bîme ténébreux  [Abred)^  soit  au  cercle  du  bonheur  [Gitnjn- 
fycï)^  monde  lumineux  (^ic'zVi,  blanc,  beau,  brillant;  byd^ 
en  composition  fyd^  monde),  que  toute  créature  devait 
finalement  atteindre,  sans  doute  après  des  transmigra- 
tions successives  ;  car  si  elle  avait  eu  un  commencement, 
elle  était  destinée  à  n'avoir  pas  de  fin.  Le  cercle  de  l'im- 
mensité [cengant)  n'appartenait  qu'à  Dieu. 

Dans  (d'autre  monde  »,  c'est-à-dire  dans  le  paradis,  on 
jouissait  d'un  bonheur  parfait  3.  De  là  l'idée  qu'il  ne 
fallait  pas  épargner  une  vie  qui  allait  renaître .  Le  guerrier 
retrouvait  au  paradis  ses  armes,  son  cheval,  et  de  glorieux 
combats  ;  le  chasseur  y  rencontrait  des  buffles  et  des  loups 
à  faire  poursuivre  par  ses  chiens;  le  prêtre  y  continuait 
à  instruire  les  fidèles;  le  client  y  servait  toujours  son  pa- 
tron ;  l'âme  enfin  y  conservait  perpétuellement  son  iden- 
tité, ses  passions,  ses  habitudes.  C'était  pour  cela  que, 
dans  les  funérailles,  on  brûlait  des  lettres  que  le  mort  11- 


1.  Cœsar,  Dobell.  gali.,  lib.  vi,  cap.  14;  Diod.  Sicul,  lib.  v;  Pomp.  Mêla, 
Iib.  m,  cap.  2;  Valer.  Maxim.,  lib.  ii,  cap.  6. 

2.  J.  Reijnaud,  l'Esprit  de  la  Gaule,  le  Mystère  des  Bardes  de  VUe  de  Bre- 
tagne, passim. 

3.  Lacan.  Phars.  lib.  i,  vers  453;  Pomjî.  Mêla,  lib.  m,  cap.  2. 


LE  GAULOIS  i67 

rait  ou  remettrait  à  d'autres  morts  i;  que  des  fils,  des 
femmes,  des  clients,  se  jetaient  dans  les  flammes  après  le 
trépas  de  leurs  pères,  de  leurs  maris,  de  leurs  patrons, 
dont  ils  ne  devaient  point  être  séparés  ;  que  l'on  n'enter- 
rait jamais  un  guerrier  tombé  sur  le  champ  de  bataille, 
sans  lui  remplir  les  poches  de  baume  propre  à  guérir  ses 
blessures  ;  que  les  Gaulois,  souvent,  prêtaient  de  l'argent 
remboursable  dans  l'autre  monde  ^  ;  qu'ils  déposaient  sur 
le  bûcher  du  cadavre  une  note  de  leurs  affaires,  pour  aider, 
par  delà  le  trépas,  les  mémoires  paresseuses;  et  qu'enfin 
ils  brûlaient  tout  ce  qu'ils  présumaient  avoir  été  aimé  par 
les  vivants, —  ornements,  armes,  chiens  et  chevaux. 

Les  habitants  du  ciel  pouvant,  à  leur  gré,  redescendre 
dans  les  sphères  inférieures  ^  ne  ressemblaient  point 
aux  ombres  de  la  mythologie  grecque  et  latine;  loin  de 
là,  ils  entretenaient  des  relations  avec  les  habitants  de 
la  terre,  tantôt  pour  perfectionner  les  sciences,  tantôt.pour 
reprendre  le  rôle  de  héros  et  sauver  leur  patrie  en  dan- 
ger. Ils  revivaient  leurs  vies.  On  croyait  aux  incarnations 
nouvelles  de  tels  savants  druides,  de  tels  illustres  guer- 
riers. L'humanité  progressait  sans  cesse,  grâce  à  l'im- 
mortalité des  âmes  et  à  leur  transmission,  avec  l'idéal  de 
la  perfectibilité. 

Création,  destruction,  conservation,  voilà  les  trois  for- 
ces qui  existent  dans  l'univers,  voilà  latrinité  du  Brahma- 
nisme; celle  du  Bouddhisme  comprend  la  Suprême  In- 
teUigence,  sa  pensée  ou  la  loi,  la  multiplicité  et  le  lien 
qui  unit  cette  multiplicité;  celle  de  la  doctrine  du  Tao,  en 
Chine,  est  une  essence  divisée  en  trois  personnes,  dont 
l'une  est  chargée  de  la  production,  l'autre  de  l'arrange- 
ment, et  la  troisième  du  maintien  de  la  succession  régu- 
lière ;  celle  de  la  théologie  égyptienne,  moins  nettement 
formulée,  comprend  l'intelligence,  Osiris,  le  monde,  Isis, 
et  l'intelligence  du  monde,  Horus.  La  plupart  des  reli- 


1.  Diod.  Skul,  lib.  v,  cap.  28. 

2.  Pompon.  Mêla,  lib.  m,  cap.  2;  Valer.  Maxim.,  lib.  ii,  cap.  6. 


168  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

gions  orientales  représentent  la  Divinité  sous  la  forme 
trinitaire.  Sans  prétendre  établir  cpie  le  Druidisme  for- 
mât une  trinité  avec  Ogmius,  Belen  et  Ilésus,  il  y.  a  lieu 
de  remarquer,  néanmoins,  que  le  nombre  trois  dominait 
tout  chez  les  Gaulois.  Ceux-ci  reconnaissaient  trois  unités 
primitives,  un  Dieu, une  Vérité,  et  un  point  de  Liberté  ;  — 
trois  choses  procédant* de  trois  unités  primitives,  toute 
vie,  tout  bien  et  toute  puissance  ;  —  trois  cercles  de  l'exis- 
tence, celui  de  l'infini,  celui  de  la  migration  et  celui  du 
bonheur  *;  —  trois  ordres  dans  la  hiérarchie  druidique, 
Druides,  Ovates  et  Bardes  ;  —  trois  classes  de  la  nation, 
prêtres,  chevaliers  et  peuple;  —  trois  rangs  parmi  les 
chevaliers;  —  les  Triades,  dont  tous  les  préceptes  se  di- 
visaient invariablement  trois  par  trois  ;  —  les  bardits,  for- 
més de  tercets;  — les  druidesses,  ou  Parques,  ou  Fées, 
ou  Nornes,  la  plupart  du  temps  rassemblées  trois  par  trois, 
ou  au  nombre  de  six,  ou  au  nombre  de  neuf,  multiples  de 
trois,  etc.,  et  savantes  en  trois  choses  :  le  passé,  le  présent 
et  l'avenir. 

Telles  les  trois  nornes  Scandinaves,  Udr,  Verdandi  et 
Sculd;  les  Triades  d'Elfs,  dans  le  pays  de  Galles;  les 
déesses-mères,  allant  presque  toujours  trois  par  trois; 
les  neuf  druidesses  de  l'île  de  Sein,  de  Mona,  du  Mont- 
Saint-Michel,  de  l'embouchure  de  la  Loire  et  de  Kerloion 
(aujourd'hui  Glocester).  Et  nos  plus  anciennes  légendes, 
—  derniers  échos  du  Druidisme,  —  parlent  sans  cesse  du 
nombre  trois,  des  trois  fées  qui  ont  bâti,  à  trois  lieues  de 
Tours,  le  château  des  fées  2,  et  des  trois  fées  blondes  et 
pâles  qui  ont  apporté  les  pierres  druidiques  de  Langeac 
(Haute-Loire)  3.  Enfin,  presque  tous  les  dolmens  sont 
construits  avec  trois  pierres  seulement.  T?'ois  nous  appa- 
raît comme  le  nombre  sacré  de  la  race  kimrique,  et  se  rap- 
porte aux  traditions  des  peuples  orientaux. 

1.  Le  Mystère  des  Bardes  de  l'île  deBretagna,  Triades,  1,  2  et  12. 

2.  Mém.  de  V Académie  celtique,  t.  V,  p.  411  et  suiv. 

3.  Mém.  de  la  Société  royale  desAnliq.  l.  VIII,  p.  28. 


I 


LE  GAULOIS  469 

Certes,  le  spiritualisme  éclate  parmi  les  dogmes  dudrui- 
disme.  Un  mot,  maintenant,  de  la  morale  des  Gaulois, 
qui  se  ressentait  des  hauteurs  de  leur  théodicée. 

Outre  le  mépris  de  la  mort,  développé  par  l'espérance 
en  une  autre  vie,  outre  le  culte  profond  de  la  chasteté,  nos 
ancêtres  admettaient  trois  principaux  points  de  morale  : 
Honorer  la  divinité,-^  s'abstenir  de  mauvaises  actions,-^ 
se  conduire  avec  bravoure  à  la  guerre  *.  L'hospitalité,  une 
extrême  aversion  pour  la  perfidie,  pour  la  dissimulation 
et  le  mensonge,  une  inébranlable  fidélité  aux  engage- 
ments, complétaient  conséquemment  ces  préceptes  ;  mais 
la  pensée  c<  que  tout  appartient  au  plus  brave  »  encoura- 
geait les  abus  de  la  violence  :  il  semblait  que  la  justice  lut 
nécessaire  seulement  de  Gaulois  à  Gaulois  '^,non  de  Gau- 
lois à  étranger.  En  résumé,  la  charité  manquait  au  drui- 
disme,  et  par  cela  même  le  perfectionnement  de  la  créa- 
ture, qui  découle  de  l'amour  des  perfections  du  créateur. 


lY 


Posséder^  accaparer  les  sciences,  à  l'exclusion  du  vul- 
gaire, et  les  perfectionner  de  générations  en  générations, 
—  tel  était  l'idéal  du  druide.  On  comprend  l'influence  des 
prêtres  qui  parlaient  avec  l'autorité  que  donne  l'instruc- 
tion, dont  la  religion  ressemblait  en  quelque  sorte  à  la 
science  faite  Dieu,  et  que  l'on  regardait  comme  des  philo- 
sophes ^  Assurément,  ils  ne  se  conduisirent  pas  toujours 
en  sages,  et  leur  r'éputation  de  justice  et  de  vertu  fut  par- 
fois imméritée.  Abusant  de  leur  supériorité  intellectuelle, 
ils  propagèrent  le  fanatisme  et  la  superstition  au  profit  de 
leur  caste  ;  mais  ils  n'en  rendirent  pas  moins,  en  mille  oc- 
casions, d'immenses  services  aux  masses.  L'ambition  et 


1.  Diogénes  Laertius,  In  prœmium,  |6. 

2.  Vabhé  Fenel,  Mena,  de  l'acad.  des  Insc.  et  bell.  lett.,  t.  XXIV,  p.  474. 

3.  Clément  d'Alexandrie,  In  protrepticon. 


i70     .  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

l'amour  des  richesses  les  dirigèrent  souvent;  pourtant  on 
doit  reconnaître  qu'ils  rachetèrent  largement  leurs  actions 
abusives,  en  appliquant  les  sciences  exactes  dans  l'inté- 
rêt général.  Le  dogme  du  Druidisme,  déjà  mystérieux 
et  poétique  par  lui-même,  empruntait  encore  de  la  puis- 
sance aux  connaissances  variées  des  prêtres  ;  car  la  foule 
ressentait  les  Effets  sans  connaître  les  Causes,  et  leur 
science,  qui  était  sacrée,  ou  plutôt  leur  religion,  qui 
était  scientifique,  donnait  couleur  de  magie,  de  divina- 
tion, de  miracle  aux  phénomènes  les  plus  simples  de  la 
nature  physique. 

Les  druides,  exaltant  la  force  et  la  puissance  des  Dieux 
immortels,  s'occupaient  comme  les  Chaldéens  des  astres 
et  de  leur  mouvement,  de  la  grandeur  du  monde  et  de  la 
terre  ^ .  La  preuve  de  leur  habileté  résulte  des  longs  et  pé- 
rilleux voyages  qu'ils  osaient  entreprendre  sans  autre 
guide  que  les  corps  célestes  :  une  étoile  s'appelle  tou- 
jours, par  delà  la  Manche,  reûl  (rule  anglais)  ou  ruith-ul, 
c'est-à-dire  «  la  règle,  le  guide  du  voyage.  »  Ils  avaient 
établi  la  division  du  temps.  Leur  année  se  composait  de 
lunaisons,  et  commençait  au  mois  de  mai,  époque  où  l'on 
célébrait  une  fête  en  l'honneur  du  soleil.  On  réglait  d'ail- 
leurs l'ordre  de  toutes  les  fêtes  par  celui  de  la  lune,  dont 
on  recherchait  la  présence  dans  les  cérémonies  religieu- 
ses, en  invoquant  et  en  aspirant  ses  rayons.  Le  mois  ou- 
vrait lorsque  la  lune  était  dans  son  premier  quartier,  et 
le  siècle,  la  plus  longue  période  d'années,  s'accompUssait 
au  bout  de  trente  ans'^ ,  parmi  lesquels  on  en  comptait 
onze  de  treize  mois,  afin  de  faire  concorder  Tannée  civile 
ou  lunaire  avec  l'année  solaire.  Il  ne  s'en  fallait  plus,  en 
effet,  que  de  vingt-quatre  heures,  pour  qu  il  y  eût  concor- 
dance parfaite.  Le  sixième  jour  de  la  lune  commençait 
ainsi  le  mois  et  l'année,  et  la  religion  sanctifiait  le  pre- 
mier jour  du  siècle.  Ce  système  est  figuré  par  quelques 


i.  Cœsar,  De  hell.  gall.  lib.  vi,  cap.  14;  Pomp.  Mêla,  lib.  m,  cap.  2. 
2.  Plia.  lib.  XVI,  cap.  9o. 


LE  GAULOIS  474 

monuments  gallo-romains  :  les  druides,  les  druidesses 
tiennent  dans  leurs  mains  un  croissant  de  la  lune  à  son 
premier  quartier.  On  se  préoccupait  beaucoup  de  cette  pla- 
nète, pâle  flambeau  des  nuits,  lieu  de  l'mmortalité,  com- 
pagne du  mystère,  et  dans  laquelle  les  habitants  de  l'île 
de  Bretagne  croyaient  apercevoir  des  monts.  Aussi  comp- 
tait-on par  nuits,  et  non  par  jours  :  usage  persistant  çà  et 
là  dans  la  Haute-Bretagne,  où  les  paysans  disent  encore 
((  à  nuit  »  pour  a  aujourd'hui,  »  de  même  que,  dans  l'i- 
diome gascon,  aneyt  signifie  aujourd'hui  *. 

Il  est  très-probable,  remarquons-le,  que  les  Gaulois, 
comme  les  Germains,  comme  les  Égyptiens,  ne  connais- 
saient que  trois  saisons  de  l'année  ^  :  ils  ignoraient  l'au- 
tomne, qui,  par  suite  de  cet  ancien  usage,  n'a  point  de 
nom  dans  la  langue  anglo-saxonne,  et,  dans  la  langue 
anglaise,  s'exprime  avec  le  mot  français  ou  avec  une  pé- 
riphrase :  ((  la  chute  des  feuilles.  »  ^ 

Les  druides  étudiaient  la  métaphysique,  la  physique 
et  la  médecine.  Nous  avons  parlé  de  leur  métaphysique, 
en  exposant  leurs  idées  sur  la  métempsycose  et  sur  l'au- 
tre monde.  Rien  n'a  survécu  de  leurs  discussions  à  cet 
égard.  Ils  s'appliquaient  surtout  à  la  physique  expérimen- 
tale, indispensable  à  la  médecine  ;  et  il  serait  difficile  de 
soutenir  qu'ils  ignorassent  la  théorie  des  forces  mouvan- 
tes :  la  masse  des  quartiers  de  roche  qui  formaient  cer- 
tains monuments  ne  prouve-t-elle  pas  leurs  connaissan- 
ces en  géométrie  et  en  mécanique?  La  vertu  des  plantes 
constituait  en  grande  partie  leur  médecine,  qui,  dans  la 
pratique,  ressemblait  beaucoup  à  la  magie.  Leurs  pres- 
criptions magico-chirurgicales  paraissaient  plus  propres 
à  prévenir  les  maladies  qu'à  les  guérir.  Qu'ordonnaient- 
ils,  d'abord?  De  se  lever  matin,  d'avoir  de  la  tempérance, 
de  se  livrer  aux  exercices  du  corps  *.  Venaient  ensuite 

1.  Mém.  de  la  Soc.  roy.  des  Antiq.,  l»"»  série,  t.  III,  p.  246.  ' 

2.  Taciii  Germania,  cap.  26. 

3.  Fréret,  Œuvres  compl.,  t.  XVIIL  p.  2:s3.  In A2,  Paris,  1796. 

4.  David  de  Saint-Georges,  Hist.  des  Druides,  d'auprès  Smith,  p.  110. 


Mt  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

les  panacées,  —  la  sélage,  la  jusquiame,  le  samolus,  la 
verveine,  la  primevère,  le  trèfle  et  le  gui  de  chêne.  Elles 
étaient  récoltées  solennellement  ;  elles  motivaient  des 
fêtes  et  des  cérémonies  religieuses. 

D'après  le  rite  druidique,  on  doit  se  préparer  à  cueillir 
la  sélage  [Lycopodium  selago  de  Linné),  plante  purgative, 
espèce  de  bruyère,  par  des  ablutions  et  par  une  offrande 
de  pain  et  de  vin.  On  a  les  pieds  nus,  bien  lavés;  on  est 
habillé  de  blanc.  Lorsqu'on  a  aperçu  la  plante,  il  faut  se 
baisser,  comme  si  l'on  voulait  commettre  un  larcin,  glis- 
ser la  main  droite  sous  le  bras  gauche,  arracher  la  sélage 
sans  jamais  employer  le  fer,  et  en  ayant  soin  de  l'enve- 
lopper d'un  linge  neuf.  Ces  précautions  bizarres  sont 
nécessaires,  sans  doute,  pour  l'efficacité  de  la  plante, 
pour  son  action  médicale  * .  La  selago  se  trouve  encore 
aujourd'hui  dans  le  Jura,  les  Vosges,  la  Bourgogne,  l'Au- 
vergne, les  Alpes  et  les  Pyrénées  ^. 

C'est  peut-être  «  l'herbe  d'or  »  des  Bretons. 

La  jusquiame  [Hyosciamus  de  Linné),  appelée  belen 
par  les  Gaulois,  et  encore  aujourd'hui  heleno  par  les  Es- 
pagnols, belena^  blin  et  belend  par  les  Slaves  et  les 
Magyars,  plante  dont  la  vertu  est  narcotique  et  calmante, 
souvent  vénéneuse,  a  donné  naissance  à  la  cérémonie  de 
la  Belinuncia^  qui  se  pratiquait  jusque  pendant  le  on- 
zième siècle  de  l'ère  chrétienne  %  et  que  les  charlatans 
semblèrent  rappeler  plus  tard,  en  prétendant  obtenir  un 
effet  salutaire  de  la  jusquiame,  seulement  lorsqu'on  la 
recueillait  avec  des  cérémonies  étranges,  avec  l'aide  de 
paroles  mystérieuses*.  Dans  les  temps  arides,  et  lors- 
qu'il faut  de  la  pluie,  çà  et  là,  en  Gaule,  on  réunit  toutes 
les  filles  du  bourg.  La  plus  jeune^  qui  doit  être  vierge, 
quitte  sa  tunique,  et  toute  nue  va  à  la  tête  des  autres 

1.  Plin.  lib.  XXIV,  cap.  62. 

2.  Grenier  et  Godron,  Flore  de  la  France,  t.  111,  p.  6o3.  In-S",  Paris  et 
Besançon,  18o(). 

3.  Burchardi  Décret,  lib.  xix,  p.  20i,  in-f%  lo98. 

4.  Dict.  des  sciences  médicales,  art.  Jusquiame. 


LE  GAULOIS  173 

chercher  la  jusquiame.  Dès  qu'on  a  trouvé  la  plante 
précieuse,  cette  vierge  l'arrache  jusqu'à  la  racine  avec 
le  petit  doigt  de  la  main  droite,  et  elle  l'attache  ensuite 
au  hout  d'un  cordon  lié  à  ses  pieds.  Alors  ses  compa- 
gnes prennent  chacune  un  rameau,  conduisent  la  vierge 
traînant  la  jusquiame  à  la  rivière  la  plus  proche,  et  l'y 
font  entrer  jusqu'aux  genoux.  Là,  plongeant  leurs  ra- 
meaux dans  l'onde,  elles  l'aspergent  tour  à  tour.  Une  fois 
la  cérémofiie  terminée,  on  ramène  la  jeune  fille  au  vil- 
lage à  reculons,  et  toutes  ses  compagnes  retournent  au 
lieu  d'où  elles  sont  parties  ^. 

Le  samolus  [Samolus  valerandi  de  Linné),  herbe  pré- 
servatrice des  maladies  des  bestiaux,  bœufs  et  porcs, 
croît  dans  les  terrains  humides.  Il  importe  de  le  cueillir 
à  jeun  avec  la  main  gauche.  On  l'enlève  de  terre,  on  le 
broie  pour  que  les  animaux  puissent  l'avaler,  et  on  le 
jette  dans  l'auge  où  ils  vont  boire.  Tout  cela  doit  être 
fait  sans  regarder 2.  Le  samolus  se  trouve  encore  dans 
les  marais,  prés  salés  de  la  Lorraine  et  des  Yosges,  du 
Jura,  des  Alpes,  des  Pyrénées,  de  l'Auvergne,  du  centre 
et  de  l'ouest  de  la  France  ;  mais  il  est  plus  rare  dans  le 
Midis.  Nous  appliquons  au  mouron  d'eau,  le  nom  fran- 
çais de  Samole. 

La  verveine  [Verbe7ia  officinalis  de  Linné),  était  fort 
estimée,  parce  qu'elle  guérit  les  maux  de  tête.  Les  drui- 
des s'en  servaient  fréquemment,  sans  toutefois  lui  attri- 
buer autant  de  vertus  que  lui  en  accordaient  les  mages 
de  l'Orient  ^  ;  et,  remarquant  sans  doute  la  ressemblance 
de  ses  feuilles  avec  celles  du  chêne,  ils  lui  donnaient  le 
nom  de  «  chêne  de  terre  »  ou  tout  près  de  terre.  Quel- 
ques auteurs,  dérivant  le  mot  verveine  de  ferfaen^  mot 
celtique  (/"er,  charrier,  fae7i^  pierre),  disent  que  les  Gau- 

i.  Mary-Lafon,  d'après  le  traité  De  Nominibus,  virtutibus,  seu  medicami- 
nibus  herbarum,  attribué  à  Apulée. 

2.  Plin.  Lib.  xxiv,  cap.  63. 

3.  Grenier  et  Godron,  Flore  de  la  France,  t.  II,  p.  468. 

4.  Plin.  Lib.  xxv,  cap.  59. 


ai  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

lois  lui  reconnaissaient  la  propriété  de  guérir  de  la 
pierre;  d'autres  prennent  le  nom  de  verveine  pour  une 
contraction  de  veneris  vena^  parce  que  cette  plante  servait 
aussi  à  composer  des  philtres  * .  Elle  croissait  sur  le  bord 
des  chemins,  parmi  les  décombres. 

De  grandes  cérémonies  accompagnaient  la  récolte  de  la 
verveine,  que  l'on  cueillait  pendant  la  canicule,  à  la  pointe 
du  jour,  avant  le  lever  du  soleil.  Préalablement,  un  sacri- 
fice d'expiation,  —  des  fèves  et  du  miel,  —  était  offert  à  la 
terre,  et  l'on  creusait  ensuite  le  sol  autour  delà  plante  avec 
un  couteau  tenu  de  la  main  droite.  Il  fallait  que  la  ver- 
veine sautât  en  l'air  et  séchât  à  l'ombre,  tige,  feuilles,  ra- 
cines, tout  séparément.  Si  l'on  aspergeait  avec  un  rameau 
de  verveine  la  salle  où  l'on  mangeait,  les  convives  placés 
dans  les  endroits  arrosés  se  sentaient,  disait-on,  plus  gais 
que  les  autres  2.  Les  sorciers  du  moyen  âge  conservèrent 
l'usage  de  ces  cérémonies,  qu'ils  déclaraient  indispensa- 
bles pour  que  cette  plante  opérât  miraculeusement:  ils  se 
couronnaient  de  verveine  en  évoquant  les  démons,  abso- 
lument comme  les  antiques  bardes,  qui  avaient  le  front 
ceint  de  verveine,  quand  l'Inspiration  les  visitait,  quand 
ils  étaient  doués  de  la  seconde  vue  dans  le  temps  et  dans 
l'espace.  Les  druides  s'imaginaient  que  cette  plante  pro- 
curait l'extase  et  la  divination,  et  ils  l'employaient  pour 
guérir  certains  maux,  tirer  les  sorts,  prédire  Tavenir. 

Dans  le  nord  de  la  France,  on  appelle  encore  la  ver- 
veine c(  herbe  de  la  double  vue  »  ;  en  Normandie,  on 
croit  qu'elle  préserve  de  la  foudre  et  des  voleurs. 

Chez  les  anciens  Bretons,  lorsqu'un  enfant  était  atteint 
de  lièvres  périodiques,  sa  nourrice  allait  dans  la  campa- 
gne chercher  un  pied  de  menthe  sauvage,  appelée  Moi- 
dras^  à  laquelle  elle  offrait  du  pain  couvert  de  sel,  en  l'in- 
voquant avec  des  paroles  rimées.  Lorsqu'elle  avait 
répété  neuf  fois  cette  formalité,  assurait-on,  la  plante 


1.  Roget  de  Belloguet,  Gloss.  gaul.,  au  mot  Verhenay  p.  i79. 

2.  D.  Martin,  Religion  des  Gaui.;  PUn.  Lifa,  xxv,  cap.  59. 


LE  GAULOIS  iVô 

mourait,  et  l'enfant  guérissait  *.  Les  propriétés  de  la 
menthe  sauvage  étaient  sans  doute  remarquables  aux 
yeux  des  druides  ;  mais  celles  de  la  primevère  et  du  trèfle, 
dont  il  est  parlé  dans  la  légende  du  Nain  et  de  la  Fée  bhm- 
che  (V.  plus  haut,  p.  lo5),  paraissent  avoir  eu  seulement 
la  valeur  des  simples  adoucissants.  La  primevère  [Pri- 
mula  officinalis  de  Linné)  calmait  les  nerfs  et  les  cépha- 
lalgies. Le  trèfle  [Trifolium  arvenseàe  Linné),  pris  dans  du 
vin,  arrêtait  le  cours  de  ventre  sans  fièvre;  s'il  y  avait 
fièvre,  il  était  infusé  dans  l'eau.  On  s'en  servait  aussi 
contre  les  tumeurs  de  l'aine  ^.  Quant  aux  vertus  miracu- 
leuses de  l'une  et  l'autre  herbes,  la  tradition  n'a  pas  éta- 
bli que  le  surnom  de  Dodécathéon  ou  Douze-dieux,  donné 
par  les  Romains  à  la  primevère,  en  la  plaçant  sous  l'in- 
vocation de  tous  les  dieux  réunis  à  cause  de  son  pouvoir 
contre  toutes  les  maladies,  ait  été  adopté  en  Gaule. 

Au  contraire,  elle  nous  a  longuement  initiés  aux  mérites 
de  la  panacée  universelle,  de  la  plante  vivace  et  ligneuse 
qu'on  nomme  gui ,  et  à  laquelle  les  druides  attribuaient  le 
privilège  de  a  tout  guérir.  »  Omnia  sanantem^  dit  Pline. 
Le  meilleur  gui,  le  gui  de  chêne  [Visciim  album  de 
Linné),  semble  aux  prêtres  d'autant  plus  précieux  qu'ils 
en  rencontrent  peu  souvent,  et  que  cette  plante  parasite 
se  trouve  d'ordinaire  sur  le  pommier,  le  poirier,  le  tilleul, 
l'orme,  le  frêne,  le  peuplier,  le  noyer,  etc.  Aujourd'hui, 
le  gui  de  chêne  est  d'une  extrême  rareté  en  France  ;  mais 
on  a  prétendu  à  tort  qu'il  n'y  vient  point,  car  il  en  existe 
un  très-bel  individu  sur  un  tronc  conservé  dans  les  collec- 
tions du  Jardin  des  Plantes  3.  Selon  les  druides ,  le  gui  de 
chêne  amollit  et  résout  les  gonflements,  dessèche  les 
écrouelles,  ferme  les  ulcères  et  fait  disparaître  les  épi- 
lepsies.  Pris  en  boisson,  il  est  spécialement  efficace  con- 
tre les  poisons ,  contre  la  stérilité  des  hommes  et  des 


1.  Alf.  de  Nore,  Coutumes,  mythes  et  Iradir..  elc.j  p.  228. 

2.  Plin.  Lib.  xxvi,  p.  34. 

3.  A.  Richard,  Dictionnaire  de  médecine,  article  Gui. 


476  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

animaux  * .  L'observation  n  a  pas  confirmé  ces  propriétés 
médicinales;  cependant,  le  gui  n'est  pas  une  substance 
absolument  inerte,  comme  quelques  docteurs  l'ont 
affirmé  2. 

A  Lacaune  (Tarn),  dans  la  montagne  Noire,  le  gui 
s'appelle  besq  en  patois,  et  les  habitants  du  pays  croient 
encore  que,  mêlé  au  breuvage  ou  appliqué  sur  l'esto- 
mac, il  est  un  remède  souverain  contre  les  venins  de 
toute  espèce  ^  On  peut  penser  que  les  Druides  regar- 
daient le  gui  non-seulement  comme  une  panacée  univer- 
selle, mais  aussi  comme  un  symbole  de  l'immortalité,  à 
cause  delà  verdure  éternelle  de  cette  plante  par  excellence 
[gwydd  ou  loydd),  ainsi  qu'ils  l'appelaient.  Cela  tenait  à 
l'essence  même  de  ce  végétal  qui  se  nourrit  de  la  sève  de 
l'arbre,  et  devient  pour  ainsi  dire  la  vie  de  la  vie,  — à 
cette  circonstance  que  le  gui,  seul  de  tous  les  végétaux, 
possède  une  tige  se  dirigeant  de  haut  en  bas,  et  pouvant 
figurer  le  regard  du  créateur  céleste  jeté  sur  la  créature 
humaine,  —  enfin,  à  la  sextuple  force  médicinale  d'une 
plante  «  réunissant  en  elle  )>  toutes  les  vertus  auparavant 
éparses  dans  les  six  plantes  du  chaudron  de  la  Fée  blan- 
che *.  Ces  explications  diverses  ne  satisfont  guère  certains 
esprits  ;  mais,  quoiqu'il  en  soit,  les  druides,  pleins  de  vé- 
nération pour  le  chêne,  le  sacrivi,  (arbre  sacré),  honoraient 
davantage  encore  le  gui,  «  rameau  des  spectres,  qui  pré- 
serve de  tous  les  maléfices,  )>  présent  du  ciel,  semé  par  une 
main  divine,  rameau  d'or  ^vli\  preiipwam^  ditTaliesin. 

Le  gui  étant  à  la  fois  un  remède  sans  pareil,  un  sym- 
bole théologique  et  un  magique  talisman,  quelles  fêtes 
en  doivent  accompagner  la  cueillette  !  C'est  pendant  l'hi- 
ver, en  janvier  ou  en  février,  époque  de  la  floraison  du 
gui,  que  les  druides  le  cherchent  au  fond  des  forêts.  11 

1.  Plin.  Lib.  xvi,  cap.  93;  lib,  xxiv,  cap.  6, 

2.  Guersent,  Dictionn.  de  médecine,  art.  Gui. 

a.  il.  de  Chesnel,  art.  de  la  France  littéraire.  Revue,  1839.  T.  XXXVI, 
p.  365. 
4.  H.  Martin,  Hist.  de  France,  t.  1",  p.  68. 


LE  GAULOIS  177 

étale  alors  ses  longs  rameaux  verts,  ses  fleurs  taillées  en 
cloches,  jaunes,  formant  bouquets,  produisant  des  haies 
ovales,  molles,  hlanches,  qui  mûrissent  en  automne.  Il  vit, 
quand  autour  de  lui  tout  est  mort.  On  le  cueille  le  sixième 
jour  de  la  lune,  de  la  dernière  lune  d'hiver,  dans  ce  jour 
saint  qni  commence  et  le  mois,  et  l'année,  et  le  siècle  ou 
période  trentenaire  (V.  plus  haut,  p.  170). 

Dès  le  matin,  une  foule  immense  environne  le  sacrivi, 
sous  lequel  une  immolation  et  un  festin  ont  été  préparés. 
A  l'instant  convenu,  un  druide  vêtu  de  sa  blanche  robe 
de  lin  monte  sur  le  chêne  privilégié.  Il  tient  en  main  une 
faucille  d'or,  et  non  de  fer;  il  coupe  la  racine  du  gui^ 
que  d'autres  druides  reçoivent  dans  une  saie  blanche, 
pour  qu'il  ne  touche  pas  la  terre  *.'  Ensuite,  le  sacrifice  a 
lieu.  On  immole  deux  taureaux  blancs,  dont  les  cornes 
sont  attachées  pour  la  première  fois,  ou  bien  encore  un 
sanglier  ayant  les  pieds  tournés  vers  les  astres.  Les  prê- 
tres et  la  foule  se  mettent  en  prières  devant  le  a  berceau», 
autel  destiné  aux  sacrifices  d'animaux;  et  l'on  brûle  les 
victimes.  Pierre-gant  ou  Pierre-du-géant,  sur  les  bords  de 
la  Seine,  près  de  Tancarville,  est  un  énorme  rocher  dont 
le  sommet  ressemble  à  un  champignon,  et  qui,  d'après  sa 
forme,  paraît  avoir  servi  de  table  pour  les  immolations. 

Le  reste  de  la  journée  se  passe  en  festins,  en  réjouis- 
sances. Les  druides  ont  proclamé  Van  neuf.  Alors  la  jeu- 
nesse court  dans  les  villages  en  chantant: 


Nous  sommes  arrives,  nous  sommes  arrivés 

A  la  porte  des  ries  (chefs). 
Dame,  donnez-nous  l'ctrenne  du  gui  ! 

Si  votre  fille  est  grande 
Nous  demandons  l'étrenne  du  guil 
Si  elle  est  prête  à  choisir  l'époux, 
Dame,  donnez-nous  l'étrenne  du  guif 


1.  ?\xn.  Lib.  XVI,  cap.  9o. 

1.  i2 


178  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  i  UANÇAIS 

Si  nous  sommes  vinjît  ou  trente 
Nous  demandons  l'ctrenne  du  gui! 
Si  nous  sommes  vingt  ou  trente  bons  à  prendre  femme, 
Dame,  donnez-nous  l'étrenne  du  gui  *  ! 

Le  soir,  réunion  de  famille,  autour  de  la  taole  patriar- 
cale. Une  part  du  festin  est  donnée  aux  pauvres.  Partout, 
joie  publique  et  bruyante  :  on  se  masque  avec  la  robe  des 
femmes,  avec  la  peau  des  faons  ;  oii  emprunte  les  cornes 
de  l'urus  et  la  tête  de  la  génisse.  Nous  découvrons  là  l'o- 
rigine de  notre  premier  janvier  et  de  notre  carnaval,  car 
le  bœuf  gras  procède  assurément  du  taureau  de  Bel, 
comme  les  Étrennes  procèdent  de  la  fête  du  gui.  Les  stro- 
phes citées  plus  haut  se  retrouvent  mot  à  mot  dans  une 
chanson  populaire  de  Tonneins.  En  Gascogne  et  en  A  gê- 
nais, au  moyen  âge,  la  veille  du  jour  de  l'an,  on  célébrait 
la  Guillonnée^  corruption  du  fameux  cri  :  Au  gui  l'an 
neuf  2.  Les  enfants  du  pays  allaient  demander  leurs  étren- 
nes, en  redisant  cette  chanson  populaire.  Dans  la  Breta- 
gne, Eguinané,  ou  plutôt  Enghin-an-eit,  «  le  blé  germe  », 
est  le  synonyme  d'Étrennes  ^.  A  la  fin  du  xvm°  siècle,  on 
criait  encore  Au  gui  Van  neuf^  en  ajoutant:  Plantez  l 
Plantez!  pour  souhaiter  une  année  abondante  et  fertile. 
Dans  la  Bourgogne,  la  Beauce,  le  Mantais,  etc,  les  enfants 
demandaient  avec  ce  cri  leurs  étrennes.  et  quêtaient  *. 

Il  s'est  conservé,  dans  le  sens  de  signal  pour  la  distri- 
bution des  étrennes,  en  certaines  partiesde  la  France  dont 
la  langue  celtique  a  disparu  depuis  un  très-long  temps. 
ABlois,récemment  encore, les  enfants  nommaient  rAgui" 
lanté  une  fête  pendant  laquelle  ils  quêtaient  des  pièces 
de  monnaie  sur  une  pomme  fichée  au  bout  d'une  baguette 
ornée  de  rubans  ^.  Dans  la  Charente-Inférieure,  les  en- 


\.  Mary-La  fou.  Hist.  du  midi  de  la  France,  t.  I«%  p.  24. 

2.  Champflsiiry,  Chansons  populaires  des  Provinces  de  France,  p.  50,  grand 
in-8^  Paris,  1860. 

3.  Ém.  Souvestre,  Les  derniers  Bretons,  t.  I«%  p.  xiv. 

4.  Ant.  Banier,  La  Mythologie  et  les  fables,  lib.  vu,  cap.  3. 

5.  Aug.  Thierry,  dans  l'Hist.  de  France  de  H.  Martin,  t.  I«%  p.  72,  en  note. 


LE  GAULOIS  479 

faiit§  saluaient  jusqu'à  hier  le  premier  jour  de  l'année,  en 
criant  dans  les  rues  :  Au  gui  l'an  neu;  dans  la  Mayenne, 
ils  chantaient  à  la  porte  des  fermes,  et  l'on  reconnaissait 
les  enfants  de  chaque  canton  par  la  chanson  qu'ils  di- 
saient ^.  A  Chauny,  dans  l'Aisne,  ils  se  rassemblaient  la 
veille  de  Noël,  et  s'arrêtaient  aux  portes,  en  faisant  en- 
tendre ces  paroles  :  Au  guignoleux  chanterons-nous?  Enfin 
on  a  donné,  plus  tard,  le  nom  à' Aguillanneuf  à  une  fête 
que  des  jeunes  gens,  filles  et  garçons,  organisaient,  le 
premier  jour  de  Fan,  dans  quelques  diocèses,  pour  ache- 
ter les  cierges  nécessaires  au  cérémonial  de  l'Église  ; 
usage  aboli  par  les  synodes,  à  cause  de  la  licence  et  du 
scandale  qu'il  causait  ^. 

Ainsi,  la  cijeillette  du  gui  était  une  fête  de  l'hiver, 
respectée  de  toutes  les  générations  ;  et  elle  répondait  à 
une  fête  de  l'été  instituée  pour  la  récolte  de  la  jusquiame. 
Ces  cérémonies  religieuses,  confondues  avec  les  pres- 
criptions médicales,  affectaient  un  caractère  magique  et 
astrologique.  Les  druides,  qui  avaient  le  don  de  prédire 
l'avenir  d'après  le  vol  des  oiseaux  et  l'inspection  des 
entrailles  des  victimes,  fabriquaient  des  talismans  dont 
la  vertu  éloignait,  dominait  tous  les  accidents  de  la  vie, 
C'étaient  des  chapelets  à  grains  d'ambre,  tels  qu'on  en 
rencontre  dans  les  tombeaux  celtiques.  L'ambre  préser- 
vait les  guerriers  contre  la  mort.  Considérée  comme  une 
substance  magique,  parles  druides  d'abord,  qui  voyaient 
en  lui  un  antispasmodique,  et  ensuite  par  les  prêtres 
chrétiens ,  qui  l'anathématisaient  %  il  n'est  plus  employé 
que  pour  faciliter  la  dentition  des  enfants,  ou  éloigner 
d'eux  les  convulsions  :  remède  empirique,  à  peu  près 
nul  en  réalité.  A  côté  des  chapelets  d'ambre,  dont  le  sou- 
venir vit  parmi  nous^,  grâce  aux  colliers  d'ambre  qui  em- 
pêchent nos  marmots  trop  gras  de  «  se  couper  »,  les  drui- 


1.  Alf.  deNore,  CouUimes,  mythes,  etc.,  p,  148  et  283. 

2.  Dictionnaire  dé  Trévoux,  au  mot  Aguillanneuf. 

3.  S.  EligiuSi  De  rectitudine  catholica  conversationis. 


180  MÉMOIRES   DU   PEUPLE  FRANÇAIS 

des  plaçaient  le  talisman  de  Yanyuinum^  œuf  de  serpent. 
Mais  la  science  moderne  ne  voit  dans  cet  œuf  qu'une 
échinite  ou  pétrification  d'oursin  de  mer  * ,  telle  qu'il  en  a 
été  retrouvé ,  assez  récemment,  dans  un  tumulus  d'Alaise^. 
Le  serpent  symbolisait  la  métempsycose  et  l'éternelle 
rénovation  des  êtres,  parce  qu'il  change  de  peau  tous 
les  ans.  L'œuf  représentait  la  reproduction. 

Or,  les  druides,  dans  leurs  mystères,  avaient  inventé 
l'œuf  de  serpent,  chose  surnaturelle  ;  et  la  peur  que  les 
populations  éprouvaient  en  approchant  le  reptile,  donnait 
encore  plus  dlmportance  à  Yanguinum.    En  été,  dans 
certaines  cavernes  de  la  Gaule,  une  multitude  innombra- 
ble de  serpents  .se  rassemblaient,  se  mêl"aient,  s^entrela- 
çaient  ^  Ils  infestaient  la  contrée  :  au  xvi*  siècle,  près  de 
la  montagne  de  la  Rochette,  et  du  côté  de  la  Savoie,  le 
même  phénomène  se  produisait.  Là,  du  quinze  juin   au 
quinze  août,  toutes  sortes  de  serpents  accouraient,  d'au 
moins  douze  kilomètres  loin.  La  place  que  ces  animaux 
avaient  occupée  restait,  après  leur  séparation,  couverte 
d'une  écume  gluante,  dont  Taspect  repoussait.  Les  ser- 
pents obéissaient,   en  se  rassemblant,  à  Tinstinct  qui 
porte   ranimai    à   perpétuer    son  espèce.  Les    druides 
croyaient,  ou,  si  on  Taime  mieux,  faisaient  croire  qu'il 
en  résultait  un  œuf,  formé  de  la  bave  des  serpents,  de  Té- 
cume  sortie  de  leurs  corps.  Quand  Tœuf  est  parfait,  di- 
saient-ils, les  reptiles  relèvent  et  le  soutiennent  en  Tair 
par  leurs  sifflements,  d'une  manière  toute  magique. 

On  s'en  empare  alors,  avant  qu'il  ait  touché  la  terre. Un 
homme,  aposté  à  cet  effet,  s'élance,  reçoit  l'œuf  dans  ime 
saie,  comme  cela  a  lieu  lors  de  la  récolte  du  gui  ;  puis  il 
s'enfuit  sur  son  cheval,  s'éloigne  à  toute  bride,  car  les 
seTpents  le  poursuivent  jusqu'à  ce  qu'une  rivière  mette 
un  obstacle  infranchissable  entre  eux  et  lui.  Si  l'œuf  vient 


i.  Fréret,  Œuvres  complètes,  t.  XVIII,  p.  210. 

2.  A.  Castan,  Revue  archéologique,  xv»  année,  p.  600. 

3.  Plin.  Lib.  xxix,  cap.  12. 


LE  GAULOIS  484 

à  flotter  au-dessus  de  Teau  où  on  le  plonge,  même  entouré 
d'un  cercle  d'or,  il  a  la  vertu  surnaturelle,  pourvu,  toute- 
fois, qu'il  ait  été  pris  à  une  certaine  époque  de  la  lune, 
astre  partout  intervenant. 

Après  l'épreuve  de  l'eau,  l'œuf  de  serpent  était  d'ordi- 
naire précieusement  enchâssé.  On  le  suspendait  au  cou, 
et  l'homme  qui  le  portait  jouissait  d'un  rare  privilège  : 
point  de  procès  qu'il  ne  gagnât,  d'entreprise  qui  ne  lui 
réussît.  Le  talisman  avait  enfin  le  pouvoir  de  lui  ouvrir 
un  libre  accès  auprès  des  rois.  U anguimim  Tessemblait 
à  une  pomme  de  moyenne  grosseur.  La  crête  en  était 
cartilagineuse,  avec  de  nombreuses  cupules,  pareilles  à 
celles  des  bras  des  poulpes  * .  Cet  œuf  devint  une  mar- 
que distinôtive  pour  les  druides,  qui  le  vendaient  très- 
cher  à  de  riches  Gaulois ,  dont  ils  exploitaient  ainsi  la 
crédule  cupidité.  Des  monuments  celtiques  représentent 
la  formation  de  l'œuf  2,   et  celle  de  Yanguinum.  Deux 
serpents  se  dressent  sur  leur  queue,  l'un  tenant  un  œuf 
dans  sa  gueule,  l'autre  parcourant  l'œuf  et  le  façonnant 
avec  sa  bave.  Cela  atteste  l'existence  de  cette  cérémonie  et 
l'habileté  des  druides,  qui  donnaient  une  teinte  de  mer- 
veilleux  à  un  phénomène  simple,  non  particulier  à  la 
Gaule.   Tout  le  monde  ne   sait-il  pas  que  les  serpents 
s'assemblent  en  boule,  tête-à-tête,  et  queue  à  queue, 
lorsqu'ils  s'accouplent?  Les  druides  entourèrent  de  su- 
perstitions un  fait  qui  effrayait  un  peu  les  populations. 
Fables  absurdes,   auxquelles  Pline  a  ajouté  quelque 
foi.  Les  Gallois  et  les  montagnards  de  l'Ecosse  ont  en- 
core une  superstition  assez  semblable  à  Yanguinum', 
dans  la  Sologne,  en  France,  on  donne  le  nom  à'œuf  co- 
drille  à  un  œuf  que  l'on  croit  pondu  par  un  coq,  et  qui, 
rond  et  gros  comme  un  œuf  de  pigeon,  n'ayant  que  du 
blanc  et  point  de  jaune,  contient  un  serpent  et  éclôt  seu- 
lement par  la  chaleur  du  soleil  ou  du  fumier.  Le  serpent 


1.  Plin,  Lib.  xîix,  cap.  12. 

2.  Tombeau  d'Italie,  B.  de  Montfaueon.  L'Antiquité  expliquée,  etc.,  t.  II. 
Planches. 


m  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

éclos  se  cache  dans  une  fente  de  muraille.  Toutes  les 
personnes  qu'il  voit  le  premier,  meurent;  il 'meurt  lui- 
même,  quand  il  est  vu  le  premier.  Il  y  a  une  cinquan- 
taine d'années,  les  habitants  d^Ardon  (Loiret)  brûlèrent 
des  ossements  humains  déposés  dans  le  cimetière,  parce 
qu'ils  recelaient  un  codrille^  assurait-on,  et  que  tous  les 
fidèles,  en  allant  à  l'église,  succombaient  *.  Ne  recon- 
naissons-nous pas^  dans  cet  œuf,  Vovum  anguinum  des 
Druides,  effrayant  et  fatal? 

Les  prêtres,  sans  cesse  mêlés  à  la  politique,  occupés 
des  choses  divines  et  humaines,  jouant  tous  les  rôles  su- 
périeurs dans  la  société  gauloise,  ne  pouvaient  rester 
étrangers  à  l'étude  de  la  jurisprudence,  car  il  leur  fallait 
appliquer  certaines  règles  de  la  diplomatie  et  du  droit  des 
gens.  Primitivement,  ils  jugeaient  d'après  leur  instinct 
d'équité;  mais,  du  temps  de  César,  ils  n'étaient  pas 
aussi  peu  avancés  qu'on  le  croirait  dans  la  science  du 
droit  théorique   et  pratique.   Ayant  approfondi    la  na- 
ture des  choses,  ils  distinguaient  entre  le  droit  et  les 
lois  2,  savaient  et  appliquaient  les  maximes  du  droit  na- 
turel, puis  les  constitutions  et  les  lois  particulières  des 
états  ^  ;  ils  connaissaient  la  grande  division  des  lois  natu- 
relles, publiques  et  privées  *.  L'observation,  la  réflexion, 
Texpérience  les  avaient  conduits  jusqu'à  la  science  du 
jurisconsulte.  Mais  point  de  codes;  rien  d'écrit.  Leurs 
maximes  de  droit  ne  se  conservaient  que  dans  la  mé- 
moire, ne  se  transmettaient  que  par  le  chant  des  bardes. 
L'ancien  droit  français  ,   lui  aussi,  suivant  peut-être 
les  traditions    druidiques ,  posséda  un  grand  nombre  de 
maximes  rimées,  soit  en  latin,  soit  en  français  ^  Seule- 
ment, qui  pourrait  déterminer,  d'après  les  débris  infimes 
de  lois  celtiques  qui  nous  restent,  ce  que  nos  vieilles  cou- 

1.  Mém.  de  VAcad.  celtique,  t.  IV.  p.  93. 

2.  Cœsar,  De  bell.  gall.,  lib.  vi,  cap.  14. 

3.  Strabo,  Lib.  iv,  cap.  4. 

4.  L.  Laferrière,  Hist.  du  droit  français,  t.  II,  p.  59  et  60. 

5.  Chassan,  Essai  sur  la  symbolique  du  droit,  Introd.,  p.  38. 


LE  GAULOIS  483 

• 

tûmes  en  ont  conservé  ?  Qui  oserait  affirmer  que  celles- 
ci  soient,  en  grande  partie,  antérieures  à  la  conquête 
romaine  *?  Quant  à  la  poésie  dramatique  du  symbole  ju- 
ridique, on  peut  très-raisonnablement  penser  qu'elle 
s^adapta  harmonieusement  aux  principes  de  la  législa- 
tion tliéocratique  des  Gaulois,  et  aux  mœurs  de  leur 
pays,  sans  que  la  découverte  du  droit  gallique,  néan- 
moins, ait  jeté  une  vive  lumière  sur  ces  symboles.  Ils 
nous  échappent. 

La  littérature,  essentiellement  orale,  comprenait  les 
récits  historiques,  les  maximes  des  lois,  les  poésies  bar- 
diques.  Les  plus  anciens  bardits  connus  sont  formés  de 
tercets  et  de  distiques,  toujours  rimes,  en  vers  très- 
courts,  et  se  terminant  quelquefois  par  un  long  refrain, 
qui  roule  comme  le  tonnerre  ^.  Quoi  qu'on  ait  prétendu, 
l'usage  de  l'écriture  n'existait  pas  ;  ou,  s'il  existait,  très- 
restreint,  les  druides  le  gardaient  pour  eux.  La  tradition 
historique  se  confiait  à  un  certain  nombre  de  prêtres  qui 
accomplissaient  un  office  presque  sacré  en  jouant  de  la 
rotte  ou  de  la  harpe,  et  dont  les  paroles  avaient  une  va- 
leur à  la  fois  prophétique  et  morale^  propre  à  influer  sur 
la  masse  des  citoyens.  Les  druides  n'écrivaient  pas,  dans 
le  principe,  afin  de  ne  pas  dévoiler  leurs  secrets  au  vul- 
gaire ;  mais  ils  se  servaient  entre  eux  d'une  langue  hié- 
roglyphique, dont  seuls  ils  possédaient  la  clef;  langue 
des  rines  ou  runes ,  langue  des  mystères.  Ils  composaient 
leur  alphabet  secret  des  rameaux  de  divers  arbres  et  de 
plantes,  noués  ensemble,  et  combinés  de  manière  à  for- 
mer un  sens.  Le  pommier  signifiait  science;  le  bouleau 
fut  l'emblème  de  la  génération  et  de  la  victoire  ;  le  chêne 
représenta  la  divinité,  et  ses  rameaux  durent  ombrager 
les  prêtres,  les  autels,  les  sacrifices  ^.  Dans  le  pays  de 
Galles,  on  trouve  aujourd'hui    des  pierres  druidiques 

1.  P.  J.  Grosley,  Recherches  pour  servir  à  l'histoire  du  droit    français, 
in-!2,  1752;  J.  Michelet,  Orig.  du  droit  français,  Introd.  p,  lxxxvi. 

2.  H.  Martin,  Hist.  de  France,  t,  !«'.  p.  60,  en  note. 

3.  Plin.  Lib,  xvi,  cap.  44. 


184  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

couvertes  de  ciselures,  avec  certains  signes  qui  semblent 
jQgurer  des  arbres  entrelacés.  Ces  hiéroglyphes,  pour  nous 
inintelligibles,  se  rapportent  sans  doute  à  la  langue  des 
runes  * .  Les  Irlandais  prétendent  que  leur  «bethluisnion» 
mot  qui  signifie  a  bouleau  frêne  sauvage,  frêne  des 
plaines,  »  —  ainsi  nomment-ils  l'alphabet  d'Ogham  2, 
l'alphabet  primitif,  celui  des  dieux,  —  n'a  pas  disparu 
chez  eux.  Chaque  lettre  y  prend  l'appellation  d'un  arbre  : 
a  est  le  sapin^  h  le  bouleau,  c  le  noisetier,  etc.  Mais  rien 
ne  garantit  l'étymologie  de  ce  monument  ^  Quelques 
tercets  de  bardes  gallois  nous  donnent  la  traduction  d'une 
centaine  de  rameaux  ;  par  exemple  : 

La  pointe  du  chêne,  le  rameau  amer  du  frêne. 
Et  la  douce  bruyère,  signifient  le  rêve  brisé!... 
La  pointe  du  noisetier,  le  troène  d'égale  longueur, 
Attachés  avec  des  feuilles  de  chêne,  signifient  : 
Heureux  qui  voit  celui  qu'il  aime  *. 

Ne  s'imagine-t-on  pas  entendre  le  langage  symbo- 
lique des  arbres,  comparable  à  celui  des  fleurs,  dont  il 
constitue  peut-être  une  des  origines  ? 

Comme  écriture  particulière  aux  Druides,  les  runes 
n'ont  pas  d'équivalent.  Que  le  terme  de  rune  dérive  de 
runen  (faire*  une  entaille),  ou  de  7mna  (mystère),  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  cette  langue  avait  le  caractère  es- 
sentiellement religieux.  Elle  formait,  dit  J.  J.  Ampère, 
«  la  cabale  du  Nord.  »  Dans  la  vie  ordinaire,  les  prêtres 
adoptaient  l'écriture  et  le  langage  de  tous.  César  parle  de 
l'usage  où  on  était,  à  son  époque,  d'appliquer  les  carac- 
tères grecs  à  l'idiome  gaulois;  ce  témoignage  s'appuie 
sur  des  médailles  et  des  inscriptions^  notamment  sur  les 
an^ulettes  de  Marcellus  Empiricus,  de  Bordeaux,  par- 
venues jusqu'à  nous.  Toutefois,  l'usage  des  caractères 

1.  Chassan,  Essai  sur  la  symbolique  du  droit,  Inlrod.y  p.  lxxv, 

2.  V.  plus  haut,  p.  149  et  150. 

3.  H.  Martin,  Hist.  de  France,  t.  P%  p.  67,  en  note. 

4.  J.  Reynaud,  l'Esprit  de  la  Gaule,  p.  235  et  236. 


LE  GAULOIS  185 

grecs,  ou  plutôt  pélasgiques,  n'était  commun  que  dans  le 
Midi,  puisque  le  vainqueur  d'Alésia  écrivait  à  un  de  ses 
lieutenants  de  la  Belgique  en  caractères  grecs,  afin  de  ne 
pouvoir  être  lu  par  les  chefs  gaulois  de  ce  pays.  L'alpha- 
bet dit  Celtibérien  se  composait  de  capitales  grecques, 
pour  la  plupart  peu  modifiées  * .  • 

Non-seulement  la  littérature  avait  une  portée  complè- 
tement religieuse,  non-seulement  les  druides,  par  leur 
condition  de  lettrés,  dirigeaient  le  moral  des  classes  les 
plus  humbles,  mais  l'art  aussi  était  sacré  et  représenté 
par  les  bardes,  qui,  fidèles  aux  usages  primitifs,  ou  goû- 
tant peu  la  plastique,  n'admettaient  ni  la  statuaire,  ni  la 
peinture,  ni  l'architecture.  A  peine,  dans  le  culte,  tolé- 
raient-ils quelques  danses,  où  ils  voyaient  une  agitation 
plutôt  qu'une  mimique.  Les  deux  modes  de  l'art  qui, 
réunis,  touchent  les  sens  le  plus  finement  et  sont  spiri- 
tualistes,  en  offrant  à  l'imagination  la  plus  vive  pâture,  la 
musique  et  la  poésie  paraissent  leur  avoir  suffi  2.  En 
effet,  les  seuls  objets  d'art  proprement  dits,  qui  nous 
restent,  sont  quelques  statues  en  terre  cuite,  grossière- 
ment dessinées  ^,  des  monnaies,  colliers^  anneaux,  bra- 
celets émaillés.  Ils  appartiennent  d'ailleurs  à  l'industrie 
et  ne  datent  pas  de  l'époque  primitive. 

D'une  part,  mystère,  et,  d'autre  part,  absence  de 
formes  plastiques,  dans  la  religion  des  druides.  Il  en  ré- 
sultait que  les  fêtes  et  les  cérémonies  religieuses  impo- 
saient uniquement  parleur  gravité.  Nous  avons  assisté  à 
celles  qui  accompagnaient  les  prescriptions  magico-chi- 
rurgicales  (V.  plus  haut,  p.  171  et  suiv.);  il  nous  reste  à 
connaître  le  Béil-tin ,  le  Samh-in^  établis  en  l'honneur 
de  la  grande  nature. 

Le  Béil-tin,  fête  du  feu  du  soleil,  se  passait  au  prin- 
temps, le  premier  mai.  On  allumait  des  feux  sur  les  mon- 


1.  H.  Monin,  Monuments  des  anciens  idiomes  gaulois,  p.  162. 

2.  Encyclopédie  nouvelle,  article  Druidisme. 

3.  On  en  conserve  une,  avec  inscription,  au  musée  de  Sèvres. 


186  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

tagnes,  pour  proclamer  la  victoire  de  Bel  sur  l'hiver.  A 
ces  feux,  on  purifiait  les  troupeaux,  usage  dont  la  Breta- 
gne a  gardé  quelques  traces  :  YEostur  des  pays  Scandi- 
naves et  Germains,  fête  pendant  laquelle  ceux-ci  immo- 
laient un  porc  à  Freya,  déesse  des  moissons,  se  célébrait 
verâ  la  môme  dafe.  Probablement  lés  Gaulois  faisaient 
alors  des  sacrifices   d'animaux  en  Thonneur  deBelen. 
Bretons,  Gaulois,  Scandinaves,  Irlandais,  Germains,  tous 
allumaient  des  feux  de  joie.  Au  moyen  âge,  en  Belgique 
et  en  Allemagne,  les  Feux  de  Pâques  remplacèrent  TEos- 
tur  :  une  cérémonie  chrétienne  succéda  à  la  fête  païenne  *. 
Avant  1789,  la  fête  du  printemps  avait  lieu  le  lundi  de 
Pâques  à  la  Motte  du  Pougard  (arrondissement  de  Dieppe), 
où  il  se  formait  une  assemblée  d'habitants  des  deux  sexes, 
venus  des  villages  voisins.  On  mettait  cent  œufs  dans  un 
panier,  qu'on  plaçait  au  bas  de  Téminence.  Quelqu'un  de 
la  troupe  réunie  en  cercle  prenait  chaque  œuf  et  le  por- 
tait successivement  sur  le  haut  de  la  motte  ;  lorsqu'il  les 
y  avait  tous  déposés,  il  les  reprenait  aussi  un  à  un,  et 
venait  les  replacer  dans  le  panier.  Pendant  ce  temps,  un 
homme  de  l'assemblée  courait  jusqu'à  Bacqueville,  bourg 
situé  à  deux  kilomètres  de  la  motte  du  Pougard.  S'il  pou- 
vait revenir  avant  que  le  centième  œuf  fut  remis  dans  le 
panier,  ce  qu'on  appelait  «  courir  les  œufs  »,  il  gagnait 
le  prix  de  la  course,  et  toute  l'assemblée,  joyeuse,  dansait 
en  rond  autour  de  l'éminence,  en  figurant  ainsi  la  chaîne 
sans  fin  des  dogmes  druidiques,  comme  l'œuf  figurait 
l'antique  anguinum  2.  On  se  demande,  alors,  si  l'œuf  de 
serpent  aurait  donné  naissance  à  l'usage  des  œufs  de 
Pâques. 

Au  solstice  d'été,  des  réunions  s'organisaient,  et  peut- 
être  servaient  aux  concours  bardiques.  La  fête  du  mariage 
était  fixée  au  premier  août.  Or  la  Saint-Jean  a  remplacé 

1.  Bernard  Schayes,  Essais  historiques  sur  les  usages,  les  croyances,  les 
traditions  des  Belges,  p.  15.  In-8°,  Bruxelles,  1834. 

2.  Mém.  de  V A cad.  celtique,  art.  Noël,  i.  IV,  p.  239  et240.  Y.  plus  haut, 
.  180  et  suivantes. 


LE  GAULOIS  487 

la  fête  du  solstice  d^été,  et  Ton  y  a  transporté  les  feux  du 
Béil-tin  *.  Dans  quelques-unes  de  nos  campagnes,  les  ha- 
bitans  allument  encore  le  feu  de  la  Saint-Jean,  qui  com- 
mença d'être  en  usage,  sans  doute,  quand  le  concile  de 
Leptines  défendit  de  célébrer  les  solstices. 

Le  solstice  d'hiver  amenait  une  fête  qui  se  confondait 
presque  avec  la  cueillette  du  gui,  et  plus  tard  avec  notre 
premier  de  Tan  et  nos  jours  gras.  On  l'appelait  Joule ^  Joie 
ou  Joel^  mots  qui  signifient  soleil,  (les  mots  hiaul  et  houl 
s'emploient  toujours  en  Basse-Bretagne  et  dans  la  Cor- 
nouaille).  Noël  a  remplacé,  avec  les  idées  chrétiennes, 
cette  fête  d'Ioule  ;  Noël  a  substitué  aux  sacrifices  sanglants 
les  festins  et  les  réjouissances  ;  Noël  s'appelle  Jaul  dans 
les  langues  septentrionales.  Seulement,  la  fête  chrétienne 
a  une  date  fixe,  tandis  que  la  fête  païenne  durait  depuis  le 
solstice  d'hiver  jusqu'au  six  février,  c'est-à-dire  pendant 
le  temps,  au  moins,  du  carnaval  moderne.  La  célébration 
de  la  Nativité  du  Christ  a  succédé  au  culte  du  soleil,  fê- 
tant le  moment  où  cet  astre  commence  une  marche  rétro- 
grade, triomphe  des  frimas,  et  rend  à  la  terre  des  jours 
plus  longs  et  une  plus  douce  température.  On  sait  qu'à 
l'époque  de  Noël,  pendant  le  moyen  âge,  il  y  eut  des  fêtes 
mi-bouffonnes,  mi-sacrées,  de  Vâiie^  des  Diacres  et  des 
Fous  :  la  première,  le  25  Décembre;  la  seconde,  le  26  du 
même  mois;  la  troisième,  du  premier  au   six  janvier  2. 
Dans  le  village  des  Andrieux  (Hautes-Alpes) ,  les  pay- 
sans conservent,  le  10  Février,  la  fête  du  soleil,    parce 
qu'ils  ont  été  privés  cent  jours  de   la   vue  de  cet  astre. 
Dans  le  Jura,  le  soir  de  Noël,  les  jeunes  garçons  portent 
et  brandissent,  au  haut  des  collines  et  des  montagnes,  des 
torches  ardentes  nommées  fouailles  ^  La  fête  de  la  Soule^ 
en    usage   dans  presque  toute   la   France  jusque  vers 
le  xv"  siècle,  avait  été,  selon  Pezron,  La  Tour  d'Auvergne 
et  Lebeuf,  instituée  en  l'honneur  du  soleil. 

i.  H.  Martin,  Hist.  de  France,  t.  !«',  p.  72,  en  note. 

%  Alf.Maury,  les  Fées  du  moyen  âge,  p.  56,  57  et  58,  en  note.  In -8°,  1813. 

3.  Mém.  de  la  Soc.  royale  des  antiq.  de  France,  1^»  série,  t.  VI,  p.  i53. 


488  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Le  Samh'in^  ou  fête  du  dieu  de  la  paix,  commençait 
l'hiver,  et  tout  porte  à  croire  que  les  Gaulois,  n'ayant 
pas  d'automne,  la  célébraient  le  premier  novembre,  au 
moment  où  le  soleil  perdait  sa  force,  où  le  froid  allait  se 
faire  sentir.  Alors,  on  renouvelait  tous  les  feux  du  pays  à 
celui  qui  était  allumé  par  les  prêtres  %  et  qui  brûlait  per- 
pétuellement au  fond  des  forêts,  sur  les  autels  '^^  grâce  à 
l'huile  médique.  Le  feu  sacré  était  le  Père-feu^  établi  dans 
le  milieu  de  la  Gaule.  Selon  les  traditions  de  l'Irlande, 
pendant  la  nuit  du  premier  novembre,  on  éteignait  le  Père- 
feu,  et  de  même  s'éteignaient  tous  les  fenx  particuliers, 
de  montagne  en  montagne  %  pour  symboliser  la  mort  de 
la  nature  entière.  D'après  la  doctrine  druidique,  cette 
mort  n'était  que  temporaire  ;  la  rénovation  de  la  nature 
.  ne  tardait  pas  à  lui  succéder  :  le  Père-feu  se  rallumait, 
les  feux  particuliers  aussi,  le  monde  renaissait  à  la  vie  *. 

Le  «jour  des  morts  »,  dans  le  christianisme,  est  une 
continuation,  modifiée,  un  souvenir  de  la  nuit  sombre 
dupremier  novembre,  dans  le  Druidisme  :  l'idée  de  trépas- 
sés et  d'âmes  ressuscitées  a  inspiré  l'une  et  l'autre  fêtes. 

Peu  de  cérémonies  avaient  lieu  sans  sacrifices  d'ani- 
maux. Ces  derniers  provenaient  des  holocaustes  où 
l'on  immolait  des  victimes  humaines.  C'étaient  d'àf- 
freiix  usages,  qu'on  ne  peut  se  refuser  à  reconnaître 
en  présence  des  faits,  mais  qui  trouvent  jusqu'à  un  cer- 
tain point  leur  excuse  dans  l'histoire  de  nos  ancêtres, 
parce  que,  comme  l'observe  Bossuet,  les  sacrifices  hu- 
mains ont  existé  chez  toutes  les  nations  antiques.  Sans 
doute  ils  devenaient  rares  déjà  vers  l'époque  de  l'arrivée 
des  Romains  en  Gaule;  sans  doute  on  se  contenta  alors 
de  faire  à  la  victime  une  légère  blessure  et  d'arroser  l'au- 
tel de  son   généreux  sang  ^  Mais,  antérieurement,  ils 

1.  C.  J.  Solini  Polyhistor,  cap.  22. 

2.  David  de  Saint-Georges,  Recherches  sur  les  antiquités  celtiques  et  ro- 
maines, de-  arrond.  de  Poligny  et  de  Saint-Claude,  in-8°.  ^ 

3.  H.  de  la  Villemarqué,  Barzaz-Breiz,  t.  I«%  p.  9  à  19. 

4.  F.  d'Eckstein,  le  Catholique,  revue,  octobre  1829,  p.  156. 

5.  F.  F,  Brunet,  Parallèles  des  religions,  t.  I",  p.  98.  In-4%  Parùf  1792. 


LE  GAULOIS  489 

étaient  nombreux,  et  le  mépris  du  Celte  pour  la  mort 
s'accordait  ayec  la  pensée  de  périr  surun  autel,  frappé  par 
le  sacrificateur,  en  présence  d'une  foule  recueillie^  et  avec 
l'espérance  de  renaître  aussitôt  dans  les  régions  divines. 

Souvent  la  victime,  volontaire,  entonnait  un  chant 
de  mort  qui  ressemblait  à  un  hymne  triomphal  *.  Elle 
obéissait  au  fanatisme;  elle  se  dévouait,  dans  l'intérêt 
public,  pour  apaiser  la  colère  céleste,  ou,  dans  son  inté- 
rêt personnel,  pour  aller  tout  droit  au  paradis.  D'autres 
fois,  et  surtout  dans  les  dernières  années  du  Druidismé, 
la  victime  immolée  était  choisie  parmi  les  coupables  sur- 
pris en  flagrant  délit  de  vol,  rapine  ou  crime  ^.  On  main- 
tenait entre  la  sentence  et  l'exécution  un  intervalle  de 
cinq  ans,  pour  laisser  au  condamné  le  temps  de  se  re- 
pentir et  de  se  purifier  moralement,  avant  de  reparaître 
au  seuil  d'une  autre  vie  ^.  Alors  ce  criminel,  réhabilité, 
devait  mourir  comme  victime  volontaire  et  victime  de 
justice  tout  ensemble.  Le  sacrifice  rachetait  l'âme.  On 
sacrifiait  aussi  des  captifs,  les  plus  jeunes  et  les  mieux 
faits  %  ou  bien  des  esclaves,  que  les  familles  brûlaient 
avec  le  cadavre  de  leur  maître  défunt,  comme  nous  l'a- 
vons vu  en  décrivant  les  funérailles  gauloises. 

Dévouement  magnanime,  expiation,  féroce  abus  de  la 
victoire  et  barbares  actions  de  grâces  rendues  aux  dieux, 
voilà  la  triple  idée  des  sacrifices  humains.  Le  sacrifica- 
teur perçait  la  victime  au-dessus  du  diaphragme  ;  il  tirait 
des  pronostics  d'après  la  pose  qu'elle  avait  en  tombant, 
d'après  les  convulsions  de  ses  membres,  d'après  l'abon- 
dance et  la  couleur  de  son  sang  ^ .  Ou  bien  elle  était  pen- 
due à  un  arbre.  Quelquefois  on  la  crucifiait  à  des  po- 
teaux dans  l'intérieur  des  sanctuaires,  c'est-à-dire  dans 
les  cercles  de  pierres  tracés  au  milieu  des  bois  ;  quelque- 

1.  H.  de  la  Villemarqué,  Contes  des  anciens  Bretons,  t.  II,  p.  292. 

2.  Cœsar,  De  bell.  gall.,  lib  vi,  cap.  16. 

3.  J.  Reynaud,  L'Esprit  de  la  Gaule,  p.  55. 

4.  D.  Martin,  Religion  des  Gaulois,  t.  I«^  p.  496. 

5.  Diod.  Sicul.  Lib.  v. 


190  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

fois  on  faisait  pleuvoir  sur  elle,  jusqu'à  ce  que  mort 
s'ensuivît,  une  nuée  de  dards  ou  de  flèches*.  Souvent, 
enfin,  on  élevait  un  colosse  d'osier  ou  de  (oin,  qui  était 
empli  d'hommes  vivants.  Le  sacrificateur  y  mettait  le  feu. 

Les  victimes  expiraient,  les  unes  consumées  par  la 
flamme,  les  autres  suffoquées  par  la  fumée  ^,  au  bruit 
des  chants  druidiques,  de  la  musique  des  bardes  et  des 
acclamations  de  la  foule.  Ce  dernier  genre  de  sacrifice 
humain  était  le  plus  solennel,  le  plus  usité  aussi.  Le  sang 
des  hommes  avait  coulé  autant  par  la  main  dSs  Némèdes 
et  des  Tuatha,  que  par  celle  des  druides  ;  car  les  princi- 
paux dieux  du  polythéisme,  on  le  sait,  recevaient  l'hon- 
neur des  sacrifices  humains  ^.  C'était  pour  les  moindres 
divinités,  ou  dans  des  circonstances  ordinaires,  que  les 
Gaulois  se  contentaient  d'immoler  des  animaux  de  toute 
sorte,  dont  la  chair  servait  aux  festins  sacrés  qui  se  fai- 
saient dans  les  sanctuaires^  où  ne  pénétraient  pas  les 
étrangers,  les  gens  non  initiés  à  la  religion  du  pays,  reli- 
gion nationale  et  gardienne  de  l'unité  gauloise  * . 

Il  est  croyable,  même,  que  les  Gaulois  n'accomplis- 
saient aucun  acte  pieux  sans  être  armés.  Prier^  combat- 
tre, cela  constituait  le  devoir  suprême,  au  point  de  vue 
druidique.  Dans  l'enchaînement  qui  exista  si  longtemps 
entre  le  sacerdoce  et  la  politique,  la  nationalité  gauloise 
gagna  beaucoup.  Le  centre,  le  a  milieu  sacré,  »  le  sanc- 
tuaire des  cérémonies  par  excellence,  celui  auquel  res- 
sortaient  les  milieux  des  différentes  nations  (Y.  plus 
haut,  p.  113,)  avait  été  merveilleusement  choisi  ou  offert 
par  le  hasard.  Les  Parisii  s'y  trouvaient.  Chose  remar- 
quable î  Paris  est  devenu  la  capitale  de.  la  France,  de 
même  que  le  milieu  sacré  avait  en  quelque  sorte  déter- 
miné une  capitale  de  la  Gaule  ! 


1.  Strabo,  Lib.  iv,  cap.  4. 

2.  Cœsar,  De  bell.  gall.,  lib.  vi,  cap.  iô;  Strabo,  lib.  iv,  cap.  4. 

3.  D'après  Lucain,  Lactance  et  Marcus  Minulius  Félix. 

4;  Simon  Pelloutier,  Hist.  des  Celles,  t.  II,  livre  iv,eh.o,in-4».  Paris,  1771. 


LE  GAULOIS  494 


A  l'ordre  des  druides  étaient  affiliées  les  druidesses. 
Ici,  un  monde  de  difficultés  s'élève,  pour  déterminer  le 
rang  de  ces  femmes  dans  la  religion  gauloise.  D'un  côté, 
elles  ne  partageaient  pas  les  prérogatives  du  sacerdoce, 
et  ne  marchaient  pas  de  pair  avec  les  prêtres;  mais,  de 
l'autre,  comme  elles  passaient  pour  posséder  le  don  de 
magie  et  de  prophétie,  leur  influence  religieuse  l'empor- 
tait peut-être  sur  celle  des  druides  eux-mêmes,  aux  yeux 
des  masses.  Elles  étaient  subordonnées  au  clergé,  elles 
servaient  d'instrument  à  ses  volontés,  et  cependant  elles 
accomplissaient  parfois  spécialement  certains  rits  et  sa- 
crifices. Quelques-unes  gardaient  leur  virginité  et  por'- 
talent  la  ceinture,  ainsi  que  les  druides,  —  usage  adopté 
depuis  dans  la  vie  monastique;  d'autres  se  mariaient, 
mais  devaient  observer  presque  perpétuellement  les  lois 
de  la  continence;  beaucoup,  enfin,  ne  se  séparant  point 
de  leurs  maris,  menaient  la  vie  de  famille,  d'épouses  et 
de  mères  laborieuses. 

Pythonisses,  sybilles,  vestales,  enchanteresses,  bac* 
chantes,  dryades,  nymphes,  etc.,  mélange  confus,  pro- 
venant de  plusieurs  croyances  antiques,  qui  assignaient 
à  la  femme  un  rôle  d'inspirée,  et  dont  celle-ci  profitait 
souvent  pour  tromper  à  son  profit  les  populations  cré- 
dules, les  druidesses  rendaient  des  oracles,  présidaient  à 
des  sacrifices,  accomplissaient  des  rits  mystérieux,  sé- 
vèrement interdits  aux  hommes.  L'institut  de  ces  femmes 
leur  imposait  des  lois  bizarres  et  contradictoires.  Leurs 
asiles  étaient  encore  plus  retirés,  plus  séparés  du  monde, 
plus  sauvages  que  ceux  des  prêtres.  Elles  s'enveloppaient 
dévoiles  impénétrables  ;  elles  étaient  magiciennes  au  pre- 
mier chef;  elles  descendaient  bien  de  la  fée  Blanche  qui, 
dans  la  légende,  veut  empêcher  le  Nain  de  toucher  à  la 


492  MÉMOIRES   DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

chaudière  contenant  les  plantes  magiques  (V.  plus  haut 
p.  1S5);  elles  semblaient  avoir  permis  seulement  aux 
druides  de  goûter  au  breuvage  de  la  science;  elles  domi- 
naient par  rinconnu,  le  vague  terrible,  et  montaient  les 
imaginations  au  point  de  les  égarer  :  aussi. leurs  compa- 
triotes leur  donnaient  le  nom  d'Alruner  [all^  tout,  runa, 
mystère)  ou  prophétesses,  et  lesRomains,  celui  d'Aurenia. 

Pour  comble ,  elles  habitaient  le  plus  souvent  des  îles 
regardées  par  les  Celtes  comme  des  images  de  la  Terre  *, 
devenues  sacrées  à  cause  de  leur  séjour,  et  changées 
peut-être  en  lieux  de  délices,  où  allaient  vivre  heureuses 
les  âmes  des  morts  vertueux,  ce  qui  fait  penser  aux  îles 
Fortunées  des  anciens  ^.  Tels  les  écueils  sauvages  de  l'ar- 
chipel armoricain  ;  tels  certains  îlots  de  la  Grande-Bre- 
tagne. 

A  peu  de  distance  de  la  côte  des  Corisopites,  aujour- 
d'hui Cornouaille  française,  près  de  Sainte-Croix,  en  face 
du  Raz  de  Plogoff,  apparaît  l'île  de  Sein,  l'antique  Sena. 
Là,  au  milieu  de  rochers  rudement  et  incessamment  bat- 
tus parles  flots,  résidait  le  collège  célèbre  des  neuf  vierges 
terribles,  appelées  Senœ  bu  Sènes  parles  Gaulois,  qui  leur 
attribuaient  le  don  de  faire  des  choses  merveilleuses. 

Personne  n'abordait  cette  île  sans  terreur.  Les  Sènes, 
nommées  aussi  parfois  «  servantes  de  Pluton,  de  Gé- 
rés et  de  Proserpine,  »  répond^ent  aux  marins  seuls, 
à  ceux  qui  avaient  entrepris  le  voyage  pour  les  consul- 
ter :  on  venait  vers  elles  de  toutes  les  parties  de  l'Eu- 
rope, et  môme  de  l'Asie,  tant  leur  célébrité  était  répan- 
due. 

Elles  vivaient  à  peu  près  comme  les  vestales  ro- 
maines, vouées  à  une  perpétuelle  virginité.  Selon  la 
croyance  commune,  elles  apaisaient  les  vents  et  les  flots 
par  des  conjurations,  prenaient  à  leur  gré  toutes  les 
formes  de  bêtes,  guérissaient  des  malades  que  d'autres 


1.  Tacili  Germania,  cap.  40. 

2.  Edouard  Rlchei-f  cité  par  Alf.  Maury»  Les  Fées  du  moyen  âge,  p.  41. 


LE  GAULOIS  19:3 

avaient  déclarés  incurables,  connaissaient  et  prédisaient 
Tavenir*.  Somme  toute,  leur  puissance  occulte  dépas- 
sait celle  des  druides.  Dans  l'île  de  Sein,  où,  assurément, 
on  célébrait  les  mystères  de  la  fée  Blanche  et  du  Nain, 
et  les  rits  cabiriques,  dont  on  a  retrouvé  tant  de  traces 
en  Irlande  2,  la  lune  était  plus  particulièrement  honorée 
qu'ailleurs.  C'était  une  coutume  de  s'agenouiller  de- 
vant elle.  Aussi  les  cérémonies  extraordinaires,  les  en- 
chantements nocturnes,  les  épreuves  effrayantes  pour 
l'initiation  s'y  succédaient.  Nous  ignorons  les  détails  de 
ce  culte,  qui  se  composait  de  pratiques  polythéistes, 
jointes  à  celles  duDruidisme;  mais  nous  savons  qu'au 
premier  jour  de  l'an,  on  faisait  un  sacrifice  aux  fontaines. 
Chacun  offrait  un  morceau  de  pain  couvert  de  beurre  aux 
sources  de  son  village.  Au  xvif  siècle,  les  habitants  de 
l'île  de  Sein  se  mettaient  encore  à  genoux  en  face  de  la 
lune,  et  récitaient  en  son  honneur  l'oraison  dominicale  ^. 

Redescendons  l'Océan  jusqu'à  l'île  de  Groix,  située  de- 
vant l'entrée  de  la  rade  de  Lorient.  Le  nom  de  cette  île, 
dont  l'orthographe  a  beaucoup  varié,  était  primitivement 
Gro<2  ou  Enez-er-Grouac'h  (île  des  Sorcières).  Il  y  reste 
de  nombreux  débris  de  monuments  druidiques^,  et,  sans 
prétendre  que  Pomponius  Mêla  se  soit  trompé  en  pre- 
nant Sein  pour  Groix,  on  peut  penser  que  cette  dernière 
localité  posséda  aussi  un  collège  de  druidesses  *. 

Sur  le  mont  Belen,  près  de  Garnac,  des  magiciennes 
habitaient  aussi,  disait-on,  et  elles  avaient  le  pouvoir  de 
changer  les  hommes  de  mer  en  animaux. 

A  l'embouchure  de  la  Loire,  dans  un  des  îlots  que  le 
navigateur  aperçoit  en  entrant  dans  la  pleine  mer,  les 


1.  Pompon.  Mêla,  Lib.  m,  cap.  o. 

2.  Ad.  Pictel,  Le  culte  des  Cabires  chez  les  anciens  Irlandais. 

3.  Vie  de  Michel  le  Nobleiz,  par  le  P.  de  Saint-André,  p.  185  et  186.  Cité 
par  la  Villemarquè. 

4.  Cayot  Délandre,Le  iMorbiban,  son  histoire  et  ses  monuments,  p.  491, 
in-S»,  Vannes  et  Paris,  1847;  Frèminvilkj  Antiquités  de  la  Bretagne,  Fi- 
nistère, partie  IL    ^ 

I.  13     . 


291  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

prêtresses  des  Nannètes  ressemblaient  aux  Bacchantes 
de  la  Grèce*.  Elles  étaient  mariées,  et  pourtant  aucun 
homme  n'osait  approcher  de  leur  demeure,  craignant  que 
ces  prêtresses,  jalouses  de  leur  chasteté,  ne  le  missent  en 
pièces,  à  l'imitation  des  Bacchantes  dont  parle  Euripide. 
A  des  époques  fixes ,  elles  venaient  nuitamment  sur  le 
rivage,  visiter  leurs  maris.  Vers  la  fin  du  jour,  elles 
partaient  de  l'île  dans  de  légères  barques  conduites  par 
elles,  et  passaient  la  nuit  dans  des  cabaùes  préparées 
pour  les  recevoir;  mais,  dès  que  l'aube  paraissait, 
elles  s'arrachaient  bien  vite  aux  embrassements  de  leurs 
époux,  couraient  à  leurs  nacelles,  et  regagnaient  à  force 
de  rames  leur  île  solitaire.  Une  fois  l'an,  selon  les  histo- 
riens anciens,  elles  célébraient  une  fête  sanguinaire  2,  où 
elles  jouaient  les  rôles  de  sacrificateurs  et  de  victimes; 
une  fois  l'an,  en  Un  jour,  c'est-à-dire  dans  l'intervalle 
d'une  nuit  à  l'autre,  elles  devaient  abattre  et  reconstruire 
e  toit  de  leur  temple  avec  les  matériaux  que  chacune 
d'elles  apportait,  A  peine  le  soleil  s'était-il  levé  que,  cou- 
ronnées de  lierre  et  de  feuillage  vert,  elles  se  rendaient 
au  temple  pour  remplir  leur  devoir,  et  célébrer  leurs 
mystères  avec  des  clameurs  plus  fortes  que  celles  des 
ïhraces  et  des  Indiens.  Si  l'une  d'elles,  en  travaillant, 
laissait  tomber  à  terre  quelque  chose  des  matériaux  sa- 
crés, un  cri  de  mort  était  proféré  par  toutes  ;  et  ses  com- 
pagnes, alors  semblables  aux  Furies,  la  frappaient  et 
lacéraient^  dispersaient  ses  chairs  sanglantes,  en  les  pro- 
Qienant  çà  et  là  autour  du  temple.  11  y  en  avait  toujours 
ime  à  qui  ce  malheur  arrivait  ^,  et  que  la  fatalité  dévouait 
à  la  mort. 

11  est  ici  question  de  «  temple.  »  Donc,  Strabon  ne 
cite  pas  un  fait  remontant  à  l'époque  du  Druidisme,  mais 
seulement  à  César,  quand  les  sanctuaires  de  bois  et  de 


1.  Straho,  Lib.  iv,  cap.  4, 

2.  Am.  Thierry,  Hist.  des  Gaulois,  liv.  iv,  chap.  iw. 

3.  Straho,  Lib.  iv,  cap.  4;  Dionyiii  Periegesis  oicouiuenos,  v.  505. 


LE  GAULOIS  195 

pierre  existaient;  à  moins  que  les  prêtresses  des  Nan- 
nètes  ne  possédassent  par  exception  des  temples,  selon 
les  coutumes  phéniciennes  et  les  rits  des  Cabires.  Les 
druidesses  des  îles  armoricaines  et  irlandaises  sem- 
blaient imiter  les  orgies  du  culte  de  Bacchus  et  des  mys- 
tères de  Samothrace  ;  d'oiî  Terreur  de  Strabon,  qui  donne 
le  nom  de  Proserpine  à  Koridwen,  la  fée  Blanche. 

Un  autre  collège  de  prêtresses  avait  une  coutume 
étrange  et  barbare  :  ces  femmes,  douées  aussi  du  don 
de  prophétie,  ne  pouvaient  découvrir  l'avenir  qu'aux 
hommes  qui  les  avaient  profanées.  C'était  l'incitation 
charnelle  dans  tout  son  développement;  ou,  au  con- 
traire, la  virginité  vaincue  qui  dévoilait  forcément  ses 
mystères. 

De  ces  différentes  singularités^  particulières  aux  drui- 
desses, il  résulta  que  leur  influence  sur  les  masses  dura 
incomparablement  plus  longtemps  que  celle  des  druides. 
De  là  naquit  la  féerie,  avec  son  nombreux  cortège  d'af- 
filiés, ses  traditions  persistantes,  ses  enchantements 
voluptueux  ou  terribles.  Le  polythéisme  des  premiers 
habitants  de  la  Gaule,  le  druidisme  des  Kymris,  le  pa- 
ganisme des  Romains,  introduit  par  la  côte  méditer- 
ranéenne d'abord,  puis  par}  la  conquête  romaine,  se  con- 
fondirent pour  augmenter  les  superstitions  féeriques.  On 
retrouvait  partout  le  culte  de  Diane,  n'importe  sous  quel 
nom,  ici  comme  la  déesse  des  bois,  là  comme  une  per- 
sonnification de  la  lune,  si  propice  aux  mystères,  aux 
rêves  de  l'imagination.  L'ancien  Nemausus,  protecteur 
des  Arécomikes,  devint  Nemausa-Hécate,  ou  Diane,  dont 
le  temple  se  voit  encore  à  Nimes  * .  Plus  tard,  sur  l'es- 
prit du  vulgaire,  les  divinités  féminines  eurent  plus 
d'empire  que  les  dieux  du  second  ordre,  et  peut-être, 
même,  que  ceux  du  premier. 

Les  prêtresses  gauloises  étaient  fatidiques.  Ordinaire- 


1.  /.  F^  A.  Perrot,  Leltlres  sur  Mmes  et  sur  le  midi,  L  1^",  p.  233,  in-8"; 
iVime»,  i840.  Voir  plus  haut,  p.  147. 


196  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

ment  vêtues  de  blanc,  avec  ceintures,  portant  des  cou- 
ronnes, belles  et  voilées,  assises  au  bord  des  fontaines, 
demeurant  dans  les  îles  ou  au  fond  des  bois,  tirant  des 
sorts,  protégeant  les  villes  et  les  familles,  se  réunissant 
en  assemblées  nocturnes,  dansant  en  cercle  à  la  lumière 
de  la  lune,  guérissant  avec  des  herbes  magiques,  elles 
avaient  plus  ou  moins  les  caractères  et  les  attributs  dont 
l'antiquité  dota  les  parques,  les  déesses-mères,  les  nym- 
phes, etc.  Elles  portèrent  le  fuseau  et  la  quenouille. 

En  Saintonge,  les  paysans  donnent  encore  aux  fées 
les  noms  de  Bonnes  et  de  Filandières  :  ce  sont  de 
vieilles  femmes,  errant  la  nuit,  le  plus  souvent  au  nom- 
bre de  trois,  et  assises  près  des  fontaines  solitaires  *. 

Quelquefois  les  druidesses,  accablées  d'années,  faisaient 
impression  par  leur  laideur  et  leur  cruauté.  Celles-là 
suivaient  les  armées,  immolaient  les  prisonniers  au- 
dessus  de  la  chaudière  fatale.  Elles  avaient  un  aspect 
terrible;  elles  étaient  malfaisantes,  autant  que  les  pre- 
mières étaient  charmantes  et  bonnes.  La  religion  chré- 
tienne  les  regarda  toutes  comme  des  esprits  du  mal  — 
fées,  magiciennes,  sorcières,  maudites,  —  qu'on  devait 
fuir,  sinon  frapper.  «  Il  ne  faut  pas  couronner  la  fée,  » 
dit  un  proverbe  correspondant  à  celui-ci  :  «  Il  ne  faut 
pas  réveiller  le  chat  qui  dort,  »  mais  laisser  en  repos  ceux 
qui  peuvent  faire  du  mal.  Pendant  le  moyen  âge,  mille 
croyances  superstitieuses  s'élevèrent  à  l'endroit  de  ces 
femmes  surnaturelles,  croyances  qui  n'ont  pas  disparu 
entièrement  dans  nos  campagnes.  Shakespeare  [Macbeth) 
place  trois  sorcières  autour  du  chaudron  magiquC;,  qui 
n'est  plus  celui  de  Koridwen,  renfermant  toute  science, 
mais  un  réceptacle  ae  tous  les  maux  en  germe. 

Non-seulement  les  déesses  topiques  et  locales  se  trans- 
formèrent en  druidesses,  après  Tinvasion  des  Kymris, 
mais  encore  les  druidesses  se  transformèrent  en  fées, 
après  la  ruine   du  Bruidisme.    Cependant,  malgré  ces 

1.  Alf.  de  Nore,  Coutun-Ps.  myihas  et  traditions,  etc.,  p.  151. 


LE  GAULOIS  497 

transformations  successives,  les  divinités  autochtones 
conservèrent  en  quelque  sorte  leur  empire  sur  les  imagi- 
nations^ et  tout  ce  qui  avait  été  druidique  devint  féerique. 
Dans  les  lieux  où  les  druides  et  les  druidesses  avaient  cé- 
lébré leurs  mystères,  les  fées  et  les  magiciennes  furent 
censées  se  livrer  à  leurs  incantations,  faire  leur  sabbat. 
C'étaient  les  druidesses  ou  les  fées,  selon  les  légendes,, 
qui  avaient  semé  sur  le  territoire  gaulois  les  pierres  qu'on 
y  voyait  placées  en  cercle,  fichées  en  terre,  alignées,  bran- 
lantes, tournantes,  etc.,  par  exemple  les  pierres  de  la 
Tioule  de  las  fadas,  à  Pinols  (Haute  Loire),  apportées  sur 
leurs  têtes  par  trois  fées,  blondes  et  pâles,  venant,  dit-on, 
s'assembler  là  et  filer  leur  quenouille  ;  la  Pierre  de  minuit 
des  environs  de  Blois,  qui  vire  annuellement  à  Noël,  as- 
surent les  paysans  ;  la  pierre  tournante  qui  est  près  de 
Tours  ;  la  Roche  branlante,  pierre  branlante  située  près 
de  Clermont-Ferrand. 

Les  fées,  de  même  que  les  druidesses,  demeuraient  dans 
les  grottes  et  autres  monuments  druidiques  ;  les  unes  et  les 
autres  savaient  la  signification  des  runes  emblématiques. 
Par  elles  se  perpétua  le  souvenir  du  Druidisme  et  de  son 
culte.  Sous  le  patronage  des  fées  furent  placés  les  dolmens, 
les  menhirs,  les  tombelles,  les  alignements,  toutes  les 
pierres  qui  avaient  un  caractère  religieux.  Près  de  Yihiers 
(Maine-et-Loire),  des  roches  factices  existent  :  la  pre- 
mière, la  plus  célèbre,  est  la  roche  des  fées.  Près  de 
Vienne  (Isère),  on  trouve  le  Puits  aux  fées  ;  à  Langeac 
(Haute-Loire),  les  Peyrres  de  las  fadas,  les  Pierres  des 
fées  ;  près  de  Noailles  (Oise),  la  Pierre  aux  fées  ;  près  de 
Draguignan,  la  Pierre  de  la  fée,  et  les  Géantes,  à  Bourg 
Saint-Andéol(Ardèche).  Citons  aussilepeulvande  Sainte- 
Hélène  (Lozère),  appelé  lou  Bertel  de  las  fadas,  le  fuseau 
des  fées;  les  dolmens  de  Saint-Maurice  (Hérault),  qu'on 
nomme  Oustals  de  las  fadas.  Maison  des  fées  ;  à  peu  de 
distance  de  Lodève,  le  Traou  de  lasmaskas,  Trou  des  sor- 
cières *  ;  près  de  Felletin  (Creuse),  les  dolmens  qu'on  ap- 

4.  Mém.  de  la  Société  des  antiq.  de  France,  t.  XXI,  p.  327. 


m  MEMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

pelle  Cabane  des  fées  ;  le  Trou  des  fées,  sur  la  route  de 
Dijon  à  Plombières  ;  la  Grotte  aux  fades,  près  des  ruines 
du  château  d'Urfc  ;  la  Chambre  des  fées,  près  du  village 
de  Borne  (Ilaute-Loire),  —  grottes  qui  appartiennent  à 
l'époque  celtique  *.  A  Bouloire  (Sarthe)  une  réunion  de 
peulvans,  aujourd'hui  disparus,  était  un  «  cimetière  des 
sorcières.  )>  En  Provence,  la  pierre  dite  Lauza  de  la  fada 
rappelle  les  sacrifices  que  l'on  y  offrait  à  la  fée  Esterelle, 
douée  du  pouvoir  de  rendre  les  femmes  fécondes  2.  Enfin 
la  Haye  des  fées,  en  Lorraine^  est  un  petit  bois  plein  de 
souvenirs  druidiques. 

N'en  concluez  pas  que  les  fées  eussent  conservé  cette 
puissance  immense  et  divine  que  l'on  attribuait  aux 
protectrices  de  l'humanité,  aux  parques,  aux  déesses- 
mères,  aux  druidesses,  Elles  exercèrent  bien  quelque 
influence  sur  la  destinée  des  enfants  et  sur  celle  de  l'hu- 
manité en  général  :  la  naïveté  populaire  leur  accorda  le 
doux  titre  de  «  marraines,  »  et  leur  reconnut  tout  au 
moins  beaucoup  d'adresse;  «  c'est  une  fée,  »  dit  le  pro- 
verbe. Mais  le  christianisme,  les  traitant  comme  de  mau- 
vais génies,  purifia  leurs  asiles,  ou  y  mit  des  Saints  et  des 
Saintes,  et  même  la  Vierge  Marie.  La  tradition  constante 
de  la  cathédrale  de  Chartres,  dont  la  pierre  fondamen- 
tale est  païenne,  comme  celles  d'une  foule  d'églises  en 
France,  atteste  que  le  culte  de  la  Yierge  Marie  y  fut 
adroitement  substitué  au  culte  d'une  vierge  carnute, 
vénérée  par  les  druides,  et  devant  mettre  un  Dieu  au 
monde  par  l'opération  d'un  esprit  ^.  Virgini  pariturœ! 
Cette  inscription,  postérieure  au  druidisme,  n'en  con- 
sacre pas  moins  la  tradition.  Le  peuple  vit  dans  les  fées 
des  sorcières  dont  les  rondes  magiques  et  les  nocturnes 
ébats  trahissaient  la  diabolique  origine,  dont  les  breu- 
vages enchantés  ou  les  plantes  médicales  devaient,  pour 


i.  Alf.  Maimj,  Les  fées  du  moyen  âge,  p.  46  et  47. 

2.  Jacq.  Cambry,  Monuments  celtiques,  p.  342,  in-S»,  1805. 

3.  H.  de  la  Villemarqné,  Myrdhinn,  p.  9. 


LE  GAULOIS  199 

ne  pas  nuire  et  pour  garder  leur  yertu,  être  placés  sous 
l'invocation  du  Christ  et  des  saints  *.  Le  gui  devint 
c(  l'Herbe  de  la  Croix;  »  le  séneçon,  bénit  solennellement 
le  jour  de  la  Saint-Rocli,  devint  une  panacée  pour  les 
bêtes  à  cornes,  remplaçant  peut-être,  dans  quelques  can- 
tons de  la  France,  le  samolus  des  druides  2.  Des  pierres 
celtiques  reçurent  des  noms  chrétiens  :  la  lande  Marie,  près 
d'Essé,  avait  été  longtemps  un  séjour  de  fées.  Locmariaker 
(Morbihan),  où  les  antiquités  curieuses  abondent,  veut 
dire  «  le  lieu  de  la  belle  Marie.  »  Les  populations,  chan- 
geant le  thème  de  leurs  croyances  superstitieuses,  s'ima- 
ginèrent parfois  que  la  Yierge  Marie,  et  non  plus  les  fées, 
avait  transporté  les  pierres  de  Cognac^;  qu'elle  avait 
apporté  de  fort  loin,  en  filant  sa  quenouille  et  dans  son 
tablier,  la  Roche-Branlante  *,  située  près  de  Clermont- 
Ferrand.  Le  fil  que  filaient  les  fées  se  changea  en  «  fil  de 
la  bonne  Yierge.  »  Une  antique  pierre  levée,  aujourd'hui 
renversée,  de  l'arrondissement  d'Alençon,  attire,  depuis 
plusieurs  siècles,  les  hommages  des  personnes  pieuses, 
comme  ayant  été.  «  le  lit  du  bienheureux  ermite  Cénery  ;  » 
à  certains  jours,  les  pèlerins  en  extraient  avec  leurs  cou- 
teaux une  poussière  qui  leur  semble  un  spécifique  infail- 
lible contre  les  tranchées  des  enfants,  et  ils  mêlent  cette 
poussière  avec  une  bouillie  de  farine  de  blé  ^  Dans  les 
Pyrénées,  bien  des  bergers  donnent  aux  dolmens  le  nom 
de  c(  Saintes  pierres.  » 

L'Armorike  avait  été  la  contrée  polythéiste  et  druidique 
par  excellence  ;  la  Bretagne,  qui  nourrit  encore  plus  d'un 
chêne  du  temps  des  druides,  fut  couverte  de  lieux  féeri- 
'ques  ou  effroyables.  Quelques  noms  les  rappellent  :  Roche 
aux  fées.  Caverne  de  l'enfer,  Ile  bénie,  Yal  sans  retour, 


i.  Alf,  Maury,  Les  fées  du  moyen  âge,  p.  S4  et  suiv, 

2.  V.  plus  haut,  p.  173  ;  Ant.  Reynier,  Économie  publique  et  ruralo  des 
Celtes,  des  Germains,  etc.,  p,  i96,  1818,  iurS". 

3.  Mém.  de  la  Société  des  antiq.  de  France,  t.  VU,  p.  31. 

4.  Mém  de  la  Société  desaiitiq.  de  France,  t.  XII,  p.  85. 

\  o.  Mém.  de  la  Société  des  antiq.  de  Normandie,  année  1835.  p.  S.J 


200  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Forêt  des  pleurs  *.  Quand  Tibère  eut  supprimé  les 
Druides,  la  magie  se  réfugia  dans  la  Bretagne  2,  toujours 
tellement  éprise  de  prophéties  que,  plus  tard,  les  Français 
voulant  qualifier  une  attente  chimérique  voisine  de  la 
folie,  plaisantèrent  «  l'espoir  breton.  »  Les  Korrigans 
[gwenn^  génie  ou  gwynn^  femme,  et  korrig  ,  diminutif  de 
korr^  petit)  étaient  les  successeurs  des  femmes  que  les  his- 
toriens anciens  appelaient  barrigènes  ou  garrigènes  ',  et 
encore  gallicanes  *;  des  femmes  qui  suivaient  Ko  ridwenn, 
la  Fée  blanche  (V.  plus  haut,  p.  1")'j),  dont  le  nom  a  une 
étymologie  semblable  à  celle  de  korrigan  '\  Elles  connais- 
saient l'avenir,  avaient  le  «  mal  sacré,  »  «le  mal  béni  »  ou 
catalepsie,  la  manie  poétique  nommée  «mal  de  Merlin;  » 
elles  commandaient  aux  agents  de  la  nature,  se  trans- 
formaient de  la  façon  qu'il  leur  plaisait,  allaient  instan- 
tanément d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  célébraient  une 
grande  fête  nocturne  au  retour  du  printemps,  dansaient 
et  faisaient  festin  au  clair  de  la  lune,  s'habillaient  de 
blanc ,  possédaient  enfin  toutes  les  vertus  magiques. 
Quelques  paysans  bretons  s'imaginent  et  assurent  en- 
core que  les  korrigans  sont  d'illustres  princesses  gau- 
loises qui  n'ont  pas  voulu  embrasser  le  christianisme, 
quand  les  apôtres  prêchèrent  devant  elles  :  aussi  sont- 
elles  maudites.  Près  de  Pontusval  (Finistère),,  des  jeunes 
filles  qui  dansaient  au  moment  où  une  procession  vint  à 
passer,  refusèrent  de  cesser  leurs  amusements  profanes  et 
furent  métamorphosées  en  pierres,  appelées  les  Dans- 
euses. Dans  le  pays  de  Galles,  les  habitants  se  figurent 
que  les  korrigans  sont  les  âmes  des  druides  condamnées 
à  faire  pénitence  ^ .  Les  Bas-Bretons  prétendent  qu'elles 

1.  Baru,  Hisl.  de  Bretagne,  t.  I",  liv  I",  in-8%  Paris,  182G. 

2.  Plin.  Lib.  xxx,  cap,  4. 

3.  Pompon.  3Iela^  Lib.  m,  cap.  6;  Vieux  manuscrits. 

4.  FI.  Vopisci  Aurelianus,  cap.  44. 

5.  H.  de  la  Villeniarqué,  Barzaz-Breiz,  Introd.  p.  xlv. 

6.  Alf.  Moury,  Les  fées  du  moyen  âge,  p.  39  et  40;£w.  Souvestre,  Le 
départ,  du  Finistère  en  1836;  Voyage  de  Cnmhrif,  nouv.  édit.  p.  209,  en 
note. 


LE  GAULOIS  toi 

sont  animées  d'une  haine  mortelle  contre  la  Vierge,  et 
que  le  samedi,  jour  consacré  à  Marie,  est  un  jour  néfaste 
pour  elles.  Près  de  la  fameuse  pierre  levée  de  Poitiers, 
sur  la  route  de  Maupertuis  ,  on  croit  que  des  cris  et  des 
gémissements  plaintifs  se  font  entendre  tous  les  soirs 
dans  l'étang  de  Marchais  :  c'est  qu'une  fée  puissante  y 
fut  noyée  il  y  a  longtemps,  et  «  demande  qu'on  vienne  à 
son  secours»  *. 

L'apparition  du  christianisme  signala  donc  la  ruine  des 
fées,  race  désormais  chassée  au  moyen  des  prières  fer- 
ventes. On  craignit  de  les  voir  retenir  dans  les  doctrines 
druidiques  quelques  chrétiens  effrayés,  ou  voler  des  en- 
fants, ou  suborner  des  seigneurs.  Leur  beauté  physique, 
disait-on,  cachait  d'affreux  défauts.  Partout,  en  France, 
comme  dans  les  autres  pays  de  l'ouest  et  du  nord,  la 
féerie  eut  ses  personnages  typiques,  qui  ne  protégeaient 
plus,  mais  étaient  des  sujets  de  terreur.  Plusieurs  excep- 
tions seulement  existaient  ;  çà  et  là,  quelques  fées  étaient 
t(  bonnes  »  comme  dans  l'antiquité,  faisaient  des  dons 
aux  nouveau-nés,  prenaient  soin  des  petits  enfants  et 
pronostiquaient  leur  sort  futur.  En  Bretagne,  d'illustres 
familles  se  réclamèrent  chacune  d'une  bienfaisante  fée  ; 
en  Poitou,  on  considéra  le  château  de  Lusignan  comme 
une  construction  de  la  bonne  fée  Mélusine,  dont  préten- 
dirent aussi  descendre  les  maisons  de  Luxembourg,  de 
Rohan  et  d'Archiac.  Au  bord  des  fontaines,  d'ailleurs, 
dans  les  cavernes  et  au  fond  des  bois,  les  personnages  de 
la  féerie,  avec  des  noms  différents,  selon  les  différentes 
contrées,  agirent  sur  les  imaginations  crédules.  Il  y  eut 
des  fées,  des  fadas^  des  fades^  chez  les  peuples  du  midi; 
des  milloraines,  en  Normandie  ;  des  stries^  qui  mangeaient 
les  enfants  ^  :  par  exemple,  près  d'Eauze  (Gers),  la  fée 
Matte,  à  laquelle  les  habitants  de  la  ville  fournissaient  un 
enfant  en  tribut  ^  ;  des  Mélusines^  en  Dauphiné,  moitié 

1.  Mem.  de  la  Soc.  roy.  des  Antiq.  de  France,  1'*  série,  t.  VIII,  p.  458. 

2.  Capitulaires  de  Gharlemagne,  année  798. 

3.  Mém.  de  la  Soe.  dei  Antiq.  de  France,  t.  XIV,  p.  lxxiv. 


202  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

femmes,  moitié  serpents  ;  des  sylvatiques  ou  femmes 
cjiampetres,  qui  possédaient  un  corps,  se  montraient  aux 
gens  qui  avaient  su  les  toucher,  leur  accordaient  les  der- 
nières faveurs,  s'évanouissaient  ensuite,  et  devenaient 
invisibles  *  ;  des  lames  [lamœ)^  femmes  qui  parcouraient 
les  maisons  la  nuit,  se  glissaient  dans  les  muids  de  vin, 
fouillaient  dans  les  paniers,  la  vaisselle  et  les  marmites, 
enlevaient  les  enfants  des  berceaux,  allumaient  les  chan- 
delles, et  tourmentaient  quelquefois  les  personnes  qui  se 
reposaient  ^.  A  ces  fantômes  féminins,  à  ces  génies  plus 
ou  moins  terribles,  le  peuple  éleva  dans  les  campagnes 
des  chapelles  grillées  oii  l'on  vint,  pour  les  fléchir,  allu- 
mer des  flambeaux,  immoler  un  porc,  et  murmurer  tantôt 
des  paroles  magiques,  tantôt  des  prières  chré démises. 
Combien  de  nos  paysans,  de  nos  citadins  timorés, 
même,  croient  encore  aux  fantômes,  aux  revenants,  aux 
esprits,  aux  démons,  aux  fées,  à  ces  légions  malfaisantes 
que  le  bon  sens  a  vainement  combattues  !  Pour  beaucoup 
d'entre  eux,  les  fées  rousinent  le  premier  mai  :  elles  se 
promènent  au-dessus  des  prés,  et  emportent  la  rosée 
avec  leurs  longues  robes  blanches  ;  les  vaches  qui  man- 
gent l'herbe  de  ces  prés,  donnent  un  lait  bleu,  sans 
crème.  Les  fées  soufflent  en  passant  sur  les  vignes,  qui 
gèlent  et  dont  les  feuilles,  jaunies  prématurément,  tom- 
bent. Elles  s'attaquent  aux  champs  cultivés,  et  les  blés  ne 
produisent  plus  qu'un  épi  maigre  et  vide  ^.  Les  fées,  ap- 
pelées en  Gascogne  Poudouéros,  Hantamnos,  Brouchos  et 
Mahou7nos,  se  vouent  au  service  de  Satan  et  ensorcellent 
les  gens.  Près  de  Saint-Bertrand  (Haute- Garonne),  au 
bord  de  la  fontaine  des  fées  (la  hount  de  las  hados),  appa- 
raissent de  belles  femmes,  vêtues  de  blanc,  qui  se  pro- 
mènent la  nuit  en  chantant,  semblables  à  des  syrènes 
dangereuses.  Les  Bretons  n'ont  pas  cessé  de  croire  aux 

i.  Burchardi  Décret.  Lib.  xix,  cap.  5. 

2.  Du  Cange,  Glossaire,  au  mot  Lama. 

3.  L.  Batissier,  Les  foos  et  les  génies,  en  têle  du  Nouveau  cabinet  des  fées, 

in-S",  1864. 


LE  GAULOIS  Î03 

Mary-mor-gands  ou  fées  qui  habitent  les  eaux  ;  et,  à 
Vannes,  ils  appellent  Groac'hs  celles  qui  vivent  dans  les 
puits.  En  Normandie,  la  hète  Avette^  fée  des  fontaines, 
aime  beaucoup  les  enfants,  qu'elle  noie  pour  les  garder 
avec  elle. 

Ce  qu'il  reste  parmi  nous  de  superstitieuses  croyances 
en  la  féerie  est  le  dernier  vestige  du  Druidisme,  mélangé 
de  mythologie  romaine.  On  n'en  peut  douter  lorsque,  à 
côté  des  fées,  des  korrigans  bretonnes  ,  des  descendantes 
de  Koridwenn,  qui  sont  de  petite  taille,  on  trouve  les 
nains,  les  descendants  de  Gwyon,  pygmées,  magiciens, 
dieux  forgerons  comme  les  cabires,  gardant  originaire- 
ment la  chaudière  de  Koridwenn,  puis  lui  dérobant  les 
secrets  de  la   science.   Les  nains,  tels  que  leur  chef 
Gwyon,  le  Mercure  celtique,  étaient,  au  physique,  petits 
comme  les  fées,  selon  les  traditions  de  la  Bretagne.  Tou- 
tefois ils  n'ont  pas  la  forme  blanche  et  aérienne.  Ces  es- 
prits élémentaires,  ces  enfants  du  chaos  qui,  grâce  à 
ï'omni-science  de  Koridwenn,  formèrent  le  Druidisme, 
étaient  noirs,  velus  et  trapus.  Ils  avaient  aux  mains  des 
griffes  de  chat,  aux  pieds  des  cornes  de  bouc,  «  la  face 
ridée,  les  cheveux  crépus^  les  yeux  creux  et  petits,  mais 
brillants  comme  des  escarboucles,  la  voix  sourde  et  cas- 
sée par  l'âge  »  *.  Génies  masculins,  esprits  de  la  terre, 
qu'ils   avaient  jadis  habitée    et   qu'ils  venaient  visiter 
la  nuit,  au  clair  de  la  lune,  dansant  autour  des  dolmens 
ou  dans  les  forêts  de  chênes,  prenant  pour  asiles    les 
pierres  druidiques^  dont  ils'pouvaient,  eux  aussi,  déchif- 
frer les   runes  mystérieuses,  ils  employaient  la  ruse  à 
défaut  de  force,  et  volaient  des  enfants  pour  que  leur  pe- 
tit peuple  ne  disparût  pas.  Les  paysans  bretons  appellent 
encore  les  dolmens  «  ty  ar  gorriket  »  ^,  demeui^es  des 
nains;   et  Corlai  [Cor-lez,)  près  de  Pontivy,  signifie  la 
cour  du   nain,  comme  Gorrec  est  le  pays  des  nains, 


1.  Alf.  Maury,  Les  fées  du  moyen  âge,  p.  81. 

2.  Arist.  Guilbert,  Histoire  des  villes  de  France,  t,  I*%  p.  S20. 


t04  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

comme  dans  la  commune  d'IIamel  et  de  l'Écluse,  on 
nomme  certain  dolmen  le  tombeau  de  Chavatte^  ou  la 
Cuisine  des  sorciers  * .  Les  nains  se  cachaient  parfois  sous 
une  motte  de  terre,  ou  dormaient  à  l'ombre  d'un  brin 
d'herbe ,  ainsi  que  les  naines  korrigans;  parfois  on  enten- 
dait leur  voix  sortir  des  flancs  des  montagnes  ou  de  l'in- 
térieur des  tombelles.  C'était  l'écho  !  Ils  laissaient  sur 
leur  passage  l'empreinte  de  leurs  pas,  et  restaient  pres- 
que invisibles  à  travers  les  vapeurs  du  soir. 

La  religion  chrétienne  en  fit  des  démons,  esprits  des 
ténèbres,  jplus  ou  moins  familiers,  qui  tourmentaient 
les  hommes  pendant  leur  sommeil,  et  tiraient  les  crins 
des  ôhevaux  ;  elle  les  damna,  et  les  combattit^  en  même 
temps  que  les  fées.  Les  nains  résistèrent,  composèrent 
un  monde  fantastique,  avec  les  génies  féminins,  postérité 
de  Koridwenn;  et,  par  toute  la  Gaule,  par  toute  la 
France,  dans  les  temps  reculés  et  de  nos  jours,  l'ima- 
gination porta  les  paysans  à  redouter  le  pouvoir  dia- 
bolique des  nains  et  des  fées. 

De  là  naquirent,  en  tous  lieux,  les  lutins,  les  fadets, 
les  sylphes ,  les  follets ,  les  gabins  ou  gobelins,  qu'on 
nomme  aussi  Teuz  et  Bugul-nos  (enfants  de  la  nuit,) 
les  Rouges  -  goules  de  la  Normandie,  les  Sulèves  des 
Alpes,  les  Soirets  de  la  Lorraine',  les  Dracs  de  la  Pro- 
vence, les  faunes,  les  sylvains  ,  les  gnomes,  les  Pilosi 
(les  velus,)  les  Duses  (les  noirs,)  les  satyres,  les  Pou- 
douès  et  Hantaoums  de  la  Haute-Garonne,  les  Bronches 
du  Béarn,  les  Courils  [Goiiriz^  en  breton,,  signifie  cein- 
ture, ou  qui  porte  ceinture,  ou  qui  tourne  en  cercle)  et 
les  Poulpiquets  de  la  Bretagne,  les  Saurimondes  de  la 
Montagne-Noire,  les  loups-garous,  les  Chauco-vieillo  ou 
cauchemars  du  Périgord,  les  Ganipotes  et  Genopes  de  la 
Saintonge,  le  Teuz  des  environs  de  Morlaix,  le  Sotray  de 
la  Sologne,  le  Grand-Mognant  qui,  près  de  Chartres,  inti- 


i.  Revue  archèol.  XVI*  année,  p.  244. 


LE  GAULOIS  «Or 


mide  les  enfants,  et  enfin  les  Criards  de  l'Artois,  esprits 
qui  appellent  les  passants  pendant  les  nuits  obscures,  les 
traînent  par  les  cheveux  et  les  assomment  *. 


VI. 


Une  troisième  religion,  celle  des  Marseillais,  pratiquée 
dans  la  partie  la  plus  méridionale  de  la  Gaule,  y  précéda 
l'introduction  du  Druidisme,  s'accorda  avec  l'origine 
même  de  Marseille,  et  fut  phocéenne  de  forme  et  de  fond. 
Artémis  ou  Diane  d'Éphèse,  Minerve  et  Apollon  Delphi- 
nien,  divinités  protectrices  de  Marseille,  eurent  des  tem- 
ples élevés  dans  la  citadelle  de  la  ville. 

Artémis  appartenait  au  polythéisme  oriental.  Surnom- 
mée «  la  grande  Reine  »  en  Asie,  elle  représentait  la 
nature  avec  toutes  ses  productions,  la  nature  mère  de 
toutes  choses,  sans-  cesse  occupée  à  créer  et  à  nourrir. 
Elle  portait  des  tours  sur  la  tête,  une  grande  quantité  de 
mamelles,  et  des  animaux  de  formes  variées,  ainsi  que  des 
fleurs  et  des  fruits.  Son  culte  était  secret;  elle  rendait  des 
oracles  presque  aussi  célèbres  que  ceux  de  Delphes,  et 
qui  devaient  attirer  une  foule  d'étrangers  versant  dans  le 
temple  leurs  dons  et  leurs  offrandes.  Les  Phocéens,  après 
leurs  voyages  aux  rives  de  la  Méditerranée,  quand  leur 
sénat  se  fut  prononcé  pour  la  fondation  d'une  colonie 
dans  la  Ligurie  gauloise,  consultèrent  Diane.  Celle-ci 
choisit  les  chefs  de  l'expédition,  et  apparut  en  songe  à 
Aristarché,  l'une  des  femmes  les  plus  considérables  de  la 
ville  d'Éphèse,  pour  lui  prescrire  de  suivre  les  naviga- 
teurs-colons. Elle  fut  obéie.  Aristarché,  toujours  d'après 
les  ordres  de  la  déesse,  avait  pris  une  de  ses  statues, 
s'était  embarquée,  et  avait  fondé  le  culte  de  Diane  en 

i.  Mém.  de  l'Acad.  celtique,  t.  VI,  p.  109. 


506  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Gaule  * .  Artémis  devint  la  première  divinité  des  Mar- 
seillais. Aristarché,  sa  prétresse,  demeura  toute  sa  vie 
dans  le  temple  que  les  Phocéens  construisirent  à  Mar- 
seille, d'après  le  modèle  du  grand  temple  d'Éphèse,  et, 
comme  ce  dernier,  servant  de  refuge  inviolable  pour  les 
criminels  *.  C'est  sur  les  substructions  du  temple  de  Diane 
d'Éphèse,  à  Marseille,  que  l'on  a  bâti  l'église  delà  Major, 
démolie  depuis  quelques  années.  Ainsi  les  Phocéens,  qui 
avaient  emporté  avec  eux  du  feu  sacré  de  Phocée  pour  le 
faire  brûler  incessamment  au  foyer  sacré  de  leur  nouvelle 
colonie,  —  car  ils  voulaient  que  celle-ci  fût  indi visible- 
ment attachée  à  la  mère  patrie,  —  ne  manquèrent  pas 
d'installer  à  Marseille  leur  puissante  Diane;  et,  après 
la  mort  d' Aristarché,  ils  se  gardèrent  bien  de  laisser 
pénétrer  aucune  innovation  dans  les  rits  nationaux  : 
d'Éphèse  ou  de  Phocée  furent  tirées  les  prêtresse  d'Ar- 
témis.  Tout  prêtre,  assujetti  à  la  castration,  n'exerçait 
probablement  que  des  fonctions  subalternes  ou  infé- 
rieures à  celles  des  femmes. 

La  divinité  qui  avait  présidé  à  la  fondation  de  Mar- 
seille, Artémis,  méritait  les  honneurs  suprêmes.  La 
seconde  déesse  protectrice  était  Minerve,  que  les  Gaulois 
représentaient  revêtue  d'une  simple  tunique  sans  man- 
ches, surmontée  d'une  espèce  de  manteau,  sans  lance  ni 
égide,  le  casque  orné  d'une  aigrette,  les  pieds  croisés, 
et  la  tête  appuyée  sur  la  main  droite,  dans  l'attitude  de 
la  méditation,  tandis  que  les  Marseillais  lui  donnaient  les 
attributs  grecs,  la  pique,  le  bouclier,  l'égide.  Les  Rho- 
diens,  dès  les  temps  les  plus  anciens,  s'étaient  placés 
sous  la  protection  de  Minerve  :  on  disait  que,  le  jour  de 
sa  naissance,  on  avait  vu  tomber  dans  File  de  Rhodes 
une  pluie  d'or;  mais  que,  plus  tard,  la  déesse,  irritée  de 
ce  que  les  prêtres  rhodiens  oublièrent  une  fois  de  porter 
du  feu  dans  ses  sacrifices,  avait  abandonné  le  séjour  de 

1.  S/ra5o^  Lib,  IV,  cap.  !•'. 

2.  A.  Boudirii  Histoire  de  Marseille,  p.  22. 


LE   GAULOIS  207 

l'île  pour  se  donner  exclusivement  à  Athènes.  Or,  dans 
Marseille,  Minerve  dut  le  culte  dont  on  l'honora  à  un 
curieux  épisode^  qui  rappelle  les  migrations  rhodiennes 
sur  ce  territoire,  et  semble  un  retour  de  faveur  accordé 
,  par  la  déesse  à  la  race  ionienne.  Le  chef  des  Ligures, 
Catumand,  faisait  le  siège  de  Marseille  avec  une  nom- 
breuse armée  ;  la  ville  allait  certainement  succomber, 
lorsque  Catumand  eut  la  vision  suivante  :  Une  femme 
à  figure  menaçante,  qui  se  disait  une  déesse,  l'épou- 
vanta, et  lui  lit  conclure  la  paix  avec  les  Marseillais.  Il 
demanda  à  entrer  dans  leurs  murs  pour  y  adorer  leurs 
Dieux.  On  le  voulut  bien.  Arrivé  au  temple  de  Minerve, 
il  aperçut  sous  le  portique  la  statue  de  cette  divinité  qu'il 
avait  vue  en  songe,  et  il  s'écria  :  «  Voilà  la  déesse  qui 
m'a  terrifié  pendant  la  nuit ,  voilà  la  déesse  qui  m'a  or- 
donné de  lever  le  siège.  »  Ensuite  il  félicita  les  Marseil- 
lais trois  fois  heureux  d'être  protégés  avec  tant  d'effica- 
cité, offrit  un  collier  d'or  à  Minerve,  et  jura  aux  habitants 
une  éternelle  alliance  * .  Marseille,  sauvée  par  l'intervention 
de  Minerve,  ne  se  montra  pas  ingrate;  la  déesse  Minerve 
reçut  bien  longtemps  ses  hommages,  et  ceux  des  habitants 
d'Arles,  où  on  lui  consacra  un  temple  et  une  statue  2. 

Apollon  de  Delphes,  veillant  sur  la  mer  et  la  navigation, 
était  la  troisième  grande  divinité  des  Marseillais,  qui 
allaient  jusqu'à  Delphes  lui  porter  leurs  offrandes  ^  Le 
principal  attribut  de  ce  dieu  consistait  dans  le  trépied, 
où  il  s'asseyait  avec  ses  prêtres  et  ses  prêtreses,  pour 
rendre  des  oracles.  Une  femme,  la  Pythie,  possédait  le 
don  de  prophétie,  devait  garder  sa  virginité,  et  jeûner 
pendant  trois  jours  avant  L'époque  annuelle  de  ses  ins- 
pirations. Il  y  avait  trois  Pythies  *,  qui  recevaient  direc- 
tement l'inspiration  et  la  pensée  du  dieu.  Ces  oracles,  on 

1.  Justin,  Lib.  xliii,  cap.  o. 

2.  J.  J.  Estrangin,  Études  archeoL,  histor.  et  critiq,  sur  Arles,  p.  1)1^ 
in-8»,  Aix,  1838. 

3.  Justin,  Lib.  xliii,  cap.  5, 

4.  Biographie  univers.,  Partie  m\'tho\ogi(iuc,-dT[.  Apollon. 


Î08  MEMOIRES   ni:   l»El  PLE  FRANÇAIS 

le  voit,  ressemblaient  beaucoup  aux  druidesses,  aux 
nornes,  aux  fées,  aux  parques,  etc.,  et  nous  retrouvons 
là  ce  nombre  trois,  éminemment  fatidique,  célèbre  dans 
les  religions,  surtout  dans  la  mythologie  gauloise. 

En  Asie,  le  culte  d'Apollon  était  joint  à  celui  d'Ar- 
témis  :  le  dieu  complétait  la  déesse.  De  même,  à  Marseille. 
Après  avoir  vaincu  les  Carthaginois,  les  habitants  en- 
voyèrent une  statue  d'Apollon  en  airain  au  temple  de 
Delphes  * ,  et  ces  rapports  entre  la  métropole  sainte  et  la 
colonie  permettent  de  croire  qu'une  coutume  barbare, 
suivie  dans  le  culte  d'Apollon,  florissait  à  Marseille  aussi 
bien  qu'à  Athènes.  Quand  la  peste  se  montrait, — remar- 
quons que  la  peste  est  un  très  ancien  fléau  pour  la  fille 
de  Phocée,  —  les  habitants  avaient  recours  aux  sacrifices 
humains.  Poussé  par  le  fanatisme  et  par  la  misère,  un 
pauvre  s'offrait  en  victime.  Toute  l'année,  on  le  nour- 
rissait fort  délicatement,  aux  frais  du  trésor  pubUc.  Il 
était  ensuite  orné  de  verveine  et  d'habits  sacrés,  promené 
à  travers  la  ville,  et  chargé  des  exécrations  de  tous,  afin 
que  les  maux  de  la  cité  retombassent  sur  lui.  Enfin,  on  le 
jetait  à  la  mer  2.  Cette  superstition,  rappelant  le  bouc 
émissaire  des  Hébreux,  se  retrouvait  chez  les  Phéniciens, 
et  le  supplice  ressemblait  à  celui  du  barathre  athénien. 

Marseille,  dit-on,  initia  Rome  au  culte  de  la  Diane 
éphésienne  '  ;  après  la  prise  de  Yéies,  l'offrande  des  Ro- 
mains à  Delphes  avait  été  déposée  dans  le  trésor  des 
Marseillais  *,  qui,  en  revanche,  reçurent  de  leurs  voisins 
quelques  divinités ,  notamment  Libitine ,  présidant  aux 
funérailles  (  Y.  plus  haut,  p.  78.)  Une  statue  trouvée 
vers  1658  à  Marseille  montre  que  Jupiter  y  était  adoré 
sous  le  nom  de  Dolichen,  à  cause  de  Doliché,  île  de  la 
Grèce  où  ce  dieu  possédait  un  temple.  On  l'a  représenté 


1.  Pausanias,  Lib.  x,  cap.  8. 

2.  Petronii  Satiricon,  in  fine. 

3.  Strabo,  Lib.  iv,  cap.  l»\  et  les  notes  de  Casaubon. 

4.  Th.  Mommsen,  Histoire  romaine,  liv.  H,  chap.  7. 


LE  GAULOIS  209 

sur  la  croupe  d'un  taureau,  revêtu  de  tous  les  habits 
militaires,  cuirasse,  casque,  épée,  avec  une  pique  dans  la 
main  droite,  et  une  tête  de  Méduse  gravée  sur  la  poitrine. 
Il  a  l'aigle  pour  symbole.  Vénus,  Bacchus,  Pan  et  Her- 
cule obtinrent  aussi  des  autels  à  Marseille,  et,  plutôt  que 
partout  ailleurs,  ils  s'y  trouvèrent  confondus  avec  les  di- 
vinités phéniciennes  et  adoptés  par  les  doctrines  drui- 
diques. 

Si,  pour  nous  résumer  sur  les  diverses  religions  que 
les  Gaulois  pratiquèrent,  successivement  ou  simultané- 
ment, nous  cherchons  à  établir  la  supériorité  de  l'une 
d'elles,  tout  nous  démontre  que  le  druidisme  l'emporta. 

Aucune  croyance  n'eut  sa  durée,  ne  contre-balança,  ne 
diminua  sa  puissance,  qui  se  conserva  même  en  partie 
sous  les  Gallo-Romains,  lutta  contre  les  dieux  de  Rome 
et  contre  le  Christ.  Des  deux  polythéismes,  l'un  gaulois,, 
l'autre  romain,  qui  fleurirent  chez  nos  ancêtres,  le  pre- 
mier, borné  au  culte  de  la  nature,  se  confondit  d'abord 
avec  le  druidisme,  et  se  spiritualisa,  puis  reparut  maté- 
rialisé par  son  mélange  avec  le  paganisme  latin.  A  l'état 
de  religion  nationale,  l'un  et  l'autre  devaient  s'éteindre 
et  s'éteignirent  bientôt.  Le  polythéisme  primitif  se  per- 
dait trop  dans  le  vague  ;  le  polythéisme  gallo-romain  ad- 
mettait des  principes  de  morale  trop  irréguliers:  ses 
dieux  multiples,  ses  cérémonies  variées  changeaient 
notablement  suivant  les  contrées.  Quelques  jeux,  danses, 
coutumes,  surnagèrent  au  milieu  des  débris  que  la  religion 
chrétienne  avait  engloutis.  Le  lecteur  reconnaîtra  peu  à 
peu,  dans  la  suite,  leur  intéressante  origine  ;  l'histoire  de 
nos  mœurs  lui  révélera,  au  moyen  âge  ou  pendant  les 
temps  modernes,  des  réminiscences  singulières  et  éton- 
nantes, qui  unissent  le  présent  au  passé  d'une  manière 
presque  imperceptible. 

Le  culte  des  Marseillais  n'influa  guère  sur  les  progrès 
de  la  civilisation  générale  en  Gaule  :  il  comptait  trop  peu 
d'adeptes.  Le  druidisme  et  le  polythéisme  eurent  une  va- 
leur à  peu  près  nulle  sous  ce  rapport  :  celui-ci  parlait  aux 
I.  U 


210  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

sens  seulement  ;  la  morafe  de  celui-là  s'évanouit,  absor- 
bée par  des  superstitions  dont  profitaient  les  prêtres, 
dans  un  pur  intérêt  de  caste.  Toutefois,  à  Marseille  spé- 
cialement, et  même  au  sein  des  cités  voisines,  la  religion 
servit  le  perfectionnement  moral  des  habitants,  parce 
qu'elle  ne  s'enveloppait  point  de  mystères,  comme  le 
druidisme  ;  parce  qu'au  lieu  de  prescrire  uniquement 
l'adoration  de  la  matière  personnifiée,  comme  le  paga- 
nisme romain,  elle  mettait  en  honneur  la  navigation  et  le 
commerce,  les  relations  de  peuples  à  peuples.  Le  drui- 
disme fut  politique,  et  la  religion  de  Marseille  fut  pour 
ainsi  dire  commerciale.  C'est  là  un  point  remarquable. 
Par  son  contact  avec  les  étrangers,  surtout  avec  la  Grèce 
et  Rome,  la  Province  s'initiait  à  la  civilisation  antique, 
immergeait  dans  l'élément  oriental  du  progrès,  et  pouvait 
imiter  d'admirables  modèles.  N'oublions  pas  qu'elle  gar- 
dait avec  amour  ses  mœurs  et  ses  coutumes  ioniennes. 
Sa  religion,  admettant  beaucoup  de  divinités  grecques, 
s'accordait  avec  celle  des  Romains,  qui  repoussait  les 
images,  sous  Numa,  mais  adoptait,  sous  les  Tarquins, 
les  idoles  de  la  Grèce  et  de  l'Étrurie,  et  les  représenta- 
tions luxueuses  des  êtres  célestes. 

Que  de  rapprochements,  d'ailleurs,  on  pourrait  établir 
entre  les  divinités  marseillaises  et  celles  des  Gaulois  du 
centre,  du  nord,  de  Test  et  de  Touest  !  Nous  retrouvons 
dans  rOlympe  de  Marseille,  tel  qu'il  existait  déjà  sans 
doute  avant  la  conquête  de  César,  les  parques  avec  leur 
quenouille  symbolique,  qui  ont  avec  les  fées  une  origine 
commune.  Yesta,  âme  de  la  terre,  est  l'emblème  du  feu 
central.  Ses  prêtresses,  vouées  à  la  virginité,,  entretien- 
nent un  feu  éternel,  regardé,  depuis  les  Égyptiens  des 
temps  les  plus  reculés,  et  chez  les  Grecs,  comme  le  prin- 
cipe de  l'univers.  Elles  habitent  des  temples  de  forme 
sphérique  *,  à  l'imitation  du  globe  terrestre  :  Vesta  ne 


1.  Isaac  Newton,  de  Mundi  systemate. 


LE  GAULOIS  214 

manque  pas  de  ressemblance  avec  le  Père-feu  druidique 
(V.  plus  haut,  p.  188).  Diane  et  ses  forêts,  Vulcain  et  ses 
meta* IX,  Mars  et  son  armure,  Minerve  et  son  égide,  etc., 
toutes  ces  divinités  qui  ont  leurs  équivalentes  en  Asie 
Mineure,  en  Grèce  et  à  Rome,  se  rapportent  bien  un  peu 
aussi  aux  dieux  gaulois,  et  expliquent  pourquoi  César 
disait  <L  que  la  croyance  des  Gaulois  à  l'égard  de  Mer- 
cure, Apollon,  Jupiter,  Mars  et  Minerve,  était  à  peu  près 
la  même  que  celle  des  autres  peuples  ^.  »  Marseille,  d'a- 
bord exotique  en  quelque  sorte,  parmi  les  villes  de  la 
Gaule  anté-Romaine,  devint  plus  tard,  au  physique  et  au 
moral,  le  trait  de  jonction  entre  l'Italie  et  la  Gaule.  Elle 
passa  donc  presque  sans  secousse  politique  sous  le  joug 
romain,  parce  qu'elle  était  depuis  longtemps  façonnée 
aux  idées  romaines.  Le  druidisme  marseillais  résista  peu 
au  culte  mythologique  des  Latins,  ses  racines  étant 
moins  profondes  sur  le  littoral  que  par  de  là  le  bassin 
du  Rhône. 

Ici  se  termine  l'exposé  des  actes  politiques,  des  mœurs, 
des  coutumes  et  des  religions  de  la  Gaule,  avant  sa  réduc- 
tion définitive  en  province  romaine.  Nous  nous  étions 
demandé,  dans  le  premier  livre  des  Mémoires  du  peuple 
français^  quels  hommes  César  avait  vaincus  ;  demandons- 
nous,  dans  le  second,  ce  que  devinrent  les  vaincus  de 
César. 

1,  Cœsar,  De  bell.  gall.,  Lib.  vi,  cap.  17. 


LIVRE  II 


LE   GALLO-ROMAIN 


CHAPITRE  PREMIER 


I.  Comment  César  gouverne  les  Gaules;  VAlauda;  colonies  militaires  et  colo- 
nie maritime  de  Fréjus;  droit  de  ciré.  Administration  d'Octave;  grandes 
provinces,  villes  latines,  augustales,  césariennes;  désarmement;  voyages 
d'Auguste  en  Gaule. 

IL  Tibère;  chant  ceîtibérien;  révolte  de  Sacrovir  et  de  Florus.  Galigula;  les 
Gaulois  opprimés  ;  la  tour  d'Odre.  Claude  et  le  Druidisme;  Gaulois  dans  le 
sénat  romain.  Néron;  incendie  et  reconstruction  de  Lyon;  Vindex  se  sou- 
lève. Galba.  Vitellius.  Vespasien;  révolte  de  Civilis;  empire  gaulois;  Vel- 
léda  la  prophétesse  ;  défaite  de  Sabinus  ;  la  Province  se  soumet. 

IIL  Découragement  des  Gaulois.  Albiniens  et  Sévèriens.  Les  Bagaudes;  Victo- 
ria; iEliuset  Amandus.  Succès  de  Maximien.  Dioclétien,  Constance  Chlore, 
Constantin.  Constance.  Julien  contre  les  Barbares;  son  séjour  à  Paris.  Va- 
lons et  Valenlinien;  les  Bataves.  Gralien;  le  frank  Mellobaud.  Théodose  I«'; 
le  frank  Arbogast.  Arcadius  et  Honorius;  le  double  Empire;  les  Bar- 
bares ;?Alarik,  Stilicon,  Ataulf  ;  Bagaudes  nouveaux  ;  Aétius  et  Attila. 


La  Gaule  était  devenue  «  la  Province  romaine  »  en  gé- 
néral, comprenant  la  Gaule  chevelue  ou  seconde  transal- 
pine, et  la  première  province  transalpine  ouNarbonnaise. 
César  avait  réduit  sous  un  même  joug  ce  pays  qui,  après 
avoir  comblé  sa  gloire,  décuplait  sa  puissance.  La  volonté 
du  maître  y  nivelait  tout. 


214  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Sous  César,  la  Province  est  habitée  par  beaucoup  de 
nations,  les  plus  fortes  comptant  deux  cent  mille  âmes, 
les  plus  faibles,  cinquante  mille.  Quatre-vingt  douze  mille 
individus  peuvent  porter  les  armes.  Toutefois  la  conquête 
a  amené  une  émigration  que  César  lui-même  ne  se  dissi- 
mule pas  :  trois  cent  soixante-neuf  mille  Gaulois  ont 
quitté  leur  patrie,  et  préféré  l'exil  volontaire  à  une  ser- 
vitude dorée,  en  redoutant  les  bienfaits  du  vainqueur. 
Celui-ci  déploie  une  activité  rare,  et  son  administration 
se  présente  sous  des  formes  aussi  douces  que  ses  maniè- 
res d'agir  comme   conquérant  avaient  été  implacables. 
Les  tributs  qu'il  impose,  il  prend  soin  de  les  déguiser  sous 
le  nom  de  «  solde  militaire,  »  pour  humilier  moins  les 
vaincus,  auxquels  il  demande  en  réalité  quarante  millions 
de  sesterces,  c'est-à-dire  sept  millions  trois  cent  soixante- 
dix  mille  francs  *.  Il  faut  beaucoup  d'or  à  César  qui,' de 
ses  propres  deniers,  a  organisé  une  légion  de  vétérans 
cisalpins,  assimilés  aux  soldats  de  Rome  :  cesiVAlauda, 
la  «légion  de  l'Alouette,  »  ainsi  nommée  parce  que  sur 
les  casques  de  ceux  qui  la  composent  on  voit  une  alouette 
les  ailes  étendues,  symbole  de  la  vigilance.  César  s'atta- 
ïïhe   les  ^lourds  fantassins  belges,  les  légers  fantassins 
aquitains  et  arvernes,  les  archers  ruthènes  et  presque  tous 
les  cavaliers  de  la  Gaule  chevelue  et  de  la  Narbonnaise  2. 
Sa  force  est  telle  qu'il  peut  lutter  contre  Pompée,  son 
rival  dans  les  guerres  civiles,  entouré  d'un  parti  nom- 
breux; il  le  bat  avec  des  Gaulois,  dont  il  se  sert  ensuite 
pour  prendre  Rome,  enleur  promettante  pillage.  Maître 
de  la  ville,  César  fait  enfoncer  à  coups  de  hache  le  trésor 
que  la  République  amasse  depuis  trois  cents  ans  dans  le 
temple  de  Saturne,  afin  de  pouvoir  résister  aux  invasions 
gauloises  qui  l'ont  toujours  tant  effrayée,  et  de  parer  aux 
«  tumultes  gaulois,  »  que  les  Romains  ont  souvent  voulu 


1.  Sueton.  C.  J.  César,  cap.  25.  Evaluation  de  Letronne;  Tittu  Livius,  édit. 
Lemaire,  t.  XII,  p.  115. 

2.  Cœsar,  De  bello  civili,  lib,  i,  cap.  18,  39,  51,  et  passim. 


LE  GALLO-ROMAIN  245 

conjurer  en  immolant  des  victimes  humaines.  Il  partage  ce 
trésor  entre  ses  soldats,  et  s'écrie  :  «  J'ai  dompté  les  Gau- 
lois ;  il  n'y  a  plus  rien  à  craindre  d'eux  * .  »  Paroles  bien 
orgueilleuses,  mais  écoutées,  acceptées  avidement  par 
un  peuple  qui  avait  juré  de  combattre  jusqu'au  dernier 
rejeton  de  la  race  qui  incendia  Rome  ^î  Elles  plaisent  à  la 
fierté  patricienne,  autant  que  For  à  l'avidité  de  la  solda- 
tesque. 

Ayant  vaincu  Pompée,  César  veut  passer  en  Espagne, 
a  pour  aller  combattre  une  armée  sans  général,  puis  un 
général  sans  armée.  »  Il  entre  dans  la  Narbonnaise  par 
les  Alpes-Maritimes.  Mais  Marseille,  dévouée  à  Pompée, 
ferme  ses  portes.  César  ordonne  à  D.  Brutus  d'assiéger 
cette  ville  par  mer,  et  à  C.  Trebonius  de  l'investir  par 
terre  ;  il  continue  sa  route,  triomphe  en  Espagne  des  lieu- 
tenants de  Pompée,  et,  pendant  le  siège  de  Marseille,  re- 
vient soumettre  Narbonne.  Après  de  longs  préparatifs 
organisés  de  part  et  d'autre,  les  Marseillais  sortent  de 
leur  ville,  mettent  le  feu  aux  ouvrages  des  assaillants,  et 
les  réduisent  en  cendres.  Les  Romains  recommencent 
leurs  travaux  avec  acharnement  :  Marseille  est  accablée 
par  la  disette,  dépeuplée  par  la  peste,  réduite  à  de  dures 
extrémités,  quand  César  paraît  devant  ses  murs.  Elle  se 
rend  à  discrétion.  On  la  désarme,  on  lui  enlève  seg  vais- 
seaux, on  y  établit  une  garnison  de  deux  légions  romai- 
nes (49),  sans  la  piller,  sans  raser  ses  murailles  ni  ses 
édifices. 

De  l'année  49  à  l'année  46,  César,  que  le  peuple  ro- 
main a  nommé  dictateur  perpétue),  empereur,  père  de  la 
patrie,  en  le  regardant  comme  (c  un  libérateur  et  un 
dieu,  »  combat  les  AUobroges  et  les  Arécomikes,  coupa- 
bles d'avoir  osé  seulement  tenter  quelques  mouvements 
dans  le  sens  des  Marseillais  ;  il  les  punit  bien  cruellement, 
au  moyen  d'une  inscription  placée  çà  et  là  dans  Nîmes  : 


1.  Aippianus,  De  bellis  civilibus,  lib.  ii,  cap.  41. 

2.  Florus,  Lib.  i,  cap.  13. 


216  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

C.  JuL.  César  a  triomphé  des  Gaulois,  des  Allobroges  et 
DES  Arécomikes. 

Trois  colonies  militaires  furent  établies, — à  Narbonne, 
qui  ajouta  à  ses  anciens  noms  le  surnom  de  Colonie  ju- 
lienne des  DécumanSj  —  à  Arles,  qui  devint  aussi  Julia 
Materna,  —  à  Béziers,  qui  s'appela  Julia  Biterra.  Une 
quatrième  colonie,  maritime,  s'installa  à  l'embouchure 
de  la  rivière  d'Argens,  et  reçut  le  nom  de  Forum  JiUii^ 
aujourd'hui  Fréjus.  La  fondation  de  Fréjus  ruina  le 
commerce  de  Marseille,  désormais  complètement  soumise 
à  Rome,  et  dont  la  marine  avait  été  à  peu  près  détruite 
par  Brutus.  Bientôt,  Fréjus  devint  le  premier  port  mili- 
taire de  la  Gaule.  La  flotte  que  les  Romains  entretinrent 
pour  défendre  la  côte  méditerranéenne,  y  fut  réunie,-  et 
ils  y  placèrent  leur  arsenal.  D'où  le  surnom  de  Classica^. 
Celui  de  Pacensis,  que  Pline  donne  encore  à  Fréjus,  indi- 
que que  la  ville  fut  fondée  après  une  paix,  très-probable- 
ment la  paix  d'Actium  ^  ;  car  Octave  y  envoya  les  deux 
cents  galères  prises  sur  Antoine,  et  elle  montre  encore  les 
quais  immenses  le  long  desquels  s'amarrait  la  flotte  im- 
périale ^. 

Le  nom  de  César  se  rencontrait  partout,  comme  un 
épouvantail  pour  ses  adversaires,  comme  une  étoile  de 
la  fortune  pour  ses  partisans.  Il  protégeait  les  villes  et 
favorisait  les  habitants  notables  de  la  Province.  Après 
avoir  conquis,  si  souvent  d'une  façon  barbare,  et  en  mois- 
sonnant dans  les  Gaules  un  million  deux  cent  mille 
hommes,  il  cherchait  à  faire  oublier  sa  conduite,  à  fermer 
quelques  plaies. 

Des  Gaulois  de  la  Narbonnaise  se  virent  admettre 
dans  le  sénat;  des  villes  gauloises  reçurent  le  titre  de 
cités  romaines  ;  la  légion  de  l'Alouette,  tout  entière,  eut 
le  précieux  droit  de  cité.  On  ouvrit  des  communications 


1.  Plin,  Lib.  m,  cap.  S;  Straho,  lib.  iv,  cap.  i. 

2.  Hist.  de  VAcad.  des  Inscrip.  et  belles-lettres,  t.  XXVII,  p.  131. 

3.  V.  i)urMt/. Introduction  générale  à  l'hist.  de  France,  p.  164. 


LE  GALLO-ROMAIN  2^7 

nombreuses  et  sûres,  d  un  bout  à  l'autre  de  la  Province; 
la  navigation  fut  libre  et  animée  sur  le  Rhône,  la  Saône, 
la  Loire,  la  Meuse,  jusqu'à  l'Océan  *;  les  circonscriptions 
administratives  se  modifièrent  déjà  dans  le  sens  romain, 
afin  d'éparpiller  lés  populations,  de  les  diviser  géogra- 
phiquement,  pour  en  rendre  la  surveillance  facile  , 
comme  César  les  avait  divisées  politiquement,  pour  en 
triompher.  Il  y  eut  le  ^rand pagus  (pays),  identique  à  la 
civitas,  c'est-à-dire  à  un  peuple,  généralement  parlant  2, 
et  le  petit  pagus,  formant  une  subdivision  de  la  ci- 
vitas. 

Aucun  changement  tout  à  fait  radical  ne  pouvant  s'im- 
proviser, et  César  ayant  cherché  avant  toute  chose  à  bri- 
ser les  groupes  trop  nombreux,  le  petit  j»«^w5,  ou  pays 
d'un  ordre  inférieur  ,  rappela  beaucoup  sans  doute  , 
comme  division  territoriale,  l'expression  employée  chez 
les  Gaulois  pour  désigner  un  territoire  de  peu  d'impor- 
tance, une  faible  agglomération  d'individus  vivant  dans 
le  même  pays, — le  pays^  ainsi  que  disent  encore  les  gens 
de  nos  départements.  Cette  expression  a  survécu  çà  et  là, 
dans  la  France  actuelle,  où  il  est  question  du  pey  en 
Provence,  en  Bas-Languedoc  et  en  Roussillonnais  ;  dou 
poi,  en  Limousin,  Auvergne  et  Haut-Quercy  ;  du  pou  ou 
poiv^  en  Bretagne  ^. 

L'œuvre  politique  de  César,  commençant  d'assimiler  la 
Gaule  à  la  métropole,  avait  ce  caractère  grandiose  et  hâtif 
qui  distingue  les  actes  d'un  capitaine  pressé  de  faire  face 
aux  événements.  Mais  le  dictateur  disparut,  au  milieu  de 
ses  triomphes.  Le  jeune  Octave  César,  son  fils  adoptif, 
voulut  organiser  à  nouveau  la  Gaule  chevelue  en  trois 
grandes  provinces  :  l'Aquitaine^  la  Lyonnaise  et  la  Bel- 
gique. La  Narbonnaise  garda  son  nom  et  son  étendue. 

Octave  se  rendit  à  Narbonne  pour  aviser  sur  l'état  gé- 

1.  Dion  Cassius,  Lib.  xliv,  cap.  42. 

2.  Cœsar,  De  bell.  gall.,  passim. 

3.  Maximin  Deloche,   Études  sur  la  géographie  lustorique  de  la  Gaule, 
p.  13  et  14,  irv-4«.  Parts,  1864. 


218  MÉMOIRES  DU  PEUPLE   FRANÇAIS 

néral  des  Gaules,  où  des  révoltes  et  des  luttes  allaient 
éclater.  Il  convoqua,  sous  sa  présidence.,  une  grande 
assemblée  des  cités  transalpines  (28);  puis,  suivant  l'exem- 
ple de  son  père,  tantôt  il  prodigua  les  faveurs,  tantôt  il 
prit  des  mesures  comminatoires,  sans  perdre  aucune  occa- 
sion d'augmenter  les  impôts.  Il  fonda  des  colonies  avec 
ses  armées,  après  avoir  consacré  un  temple  «  à  la  clé- 
mence et  à  la  justice  de  J.  César.  »  Arausio^  aujourd'hui 
Orange  (Vaucluse),  Carpentoracte  ^  surnommée  Julia 
(Carpentras),  Apta-Julia^  aujourd'hui  Apt,v4/ô«  Augusta^ 
aujourd'hui  Alps,  près  de  Yiviers  [kràhcha).,  Julia  Va- 
lencia  ou  Valence  (Drôme),  Julia  Augusta  Aquœ  ou  Aix, 
en  Provence,  portèrent  le  titre  pompeux  de  «  villes  lati- 
nes. »  D'autres  encore  virent  accoler  à  leur  nom  le  sur- 
nom de  Julia^  en  mémoire  de  César.  Une  colonie  militaire 
fut  envoyée  à  Lyon,  dont  Octave  fit  le  chef-lieu  des  terri- 
toires éduen,  sénonais  et  carnute. 

Un  auteur  ancien  prétendait  que  Liigdunum^  Lyon, 
tirait  son  étymologie  du  mot  celtique  lugu  corbeau,  et  du 
mot  dun^  colline  ;  mais  la  signification  de  lugu  ne  semble 
pas  telle  à  la  critique  moderne.  Cet  auteur  ajoutait  que  la 
ville  était  ainsi  nommée,  parce  que,  quand  les  fondements 
en  furent  jetés,  des  corbeaux  se  montrèrent  tout  à  coup, 
s'allèrent  percher  sur  les  arbres  des  environs,  et  les  couvri- 
rent par  leur  grand  nombre.  Cela,  disait-il,  avait  fait  conce- 
voir de  fort  belles  espérances  pour  l'avenir  de  la  ville  nou- 
velle * .  Quoi  qu'il  en  soit.  Octave  dota  Lyon  d'un  hôtel  des 
monnaies,  de  quatre  grandes  voies  traversant  la  Gaule  en 
tous  sens,  et  d'une  colonne  milliaire.  La  position  géogra- 
phique de  cette  ville  lui  paraissait  excellente,  pour  sur- 
veiller au  nord  la  Gaule  chevelue,  et  au  midi,  la  Narbon- 
naise.  Il  y  établit  le  siège  des  gouverneurs  de  la  Province, 
et  la  résidence  ordinaire  des  empereurs.  En  un  mot,  il 
fit  de  Lyon  la  «Rome  gauloise,  caput  Galliarum^y)  en  réa- 
lité; sa  politique  imposa  aux  nations  subjuguées  unecapi- 

1.  Pseudoplutarchea,  De  fluviis,  lib.  vi,  cap.  4. 


LE  GALLO-ROMAIN  219 

taie  dont  la  fondation,  postérieure  à  la  conquête,  était 
l'œuvre  même  des  maîtres  du  monde. 

Octave  continua  d'ailleurs  l'assimilation  des  vaincus  et 
des  vainqueurs,  commencée  par  César.  Celui-ci  avait 
créé  des  ce  villes  juliennes  ;  »  celui-là  créa  des  «  villes  au- 
gustales,  ))  des  villes  césariennes  :  »  il  y  eut  VAugusta 
des  Ausks,  l'ancienne  Elimberris  (aujourd'hui  Auch); 
VAugusta  des  Trévires  (Trêves)  ;  VAugusta  des  Soisson- 
nais  (Soissons)  ;  VAugusta  des  Yéromandues  (Saint-Quen- 
tin), etc.  Octave  dégrada  les  vieilles  capitales  gauloises 
au  profit  d'ohscurs  villages,  en  remplaçant  Gergovie,  ca- 
pitale des  Arvernes,  par  Augusto-Nemetum^  ou  «  sanc- 
tuaire d'Auguste  »  (aujourd'hui  Clermont-Ferrand)  ; 
Bratuspantium^  capitale  des  Bellovakes,  par  Cœsaroma- 
gus  ((  camp  ou  marché  de  César  »  (aujourd'hui  Beauvais). 
Augustobona  fut  le  nom  de  la  ville  de  Troyes,  capitale  des 
Tricasses.  Remarquons  ici  que  le  nom  de  a  bonnes  vil- 
les »  donné  par  les  rois  de  France  aux  grandes  cités  du 
moyen-âge,  vient  de  l'épithète  bona^  attachée  par  les  em- 
pereurs aux  métropoles  gallo-romaines  *.  Octave  ajouta 
au  nom  des  anciennes  capitales  qu'il  conservait  le  surnom 
à'Augusta  (27),  et  l'une  des  îles  normandes.  Jersey,  s'ap- 
pela Cœsarea. 

La  plupart  des  villes  trahirent  alors,  très-suffisamment, 
par  la  composition  même  de  leurs  noms,  leur  situation 
ou  leur  origine  ;  telles  les  terminaisons  ritum^  gué,  durum 
ou  aven^  eau,  dunum^  colline,  magum  ou  magus^  plaine, 
^ni^^ï,pont,  durn  (du  Kymrique//z/ryn)  bec,extrêmité  2,etc.  : 
Durnovaria^  Durnomagus,  Briva-Curetia  (aujourd'hui 
Brives)  désignait,  suivant  l'étymologie  celtique,  un  pont 
sur  la  Corrèze.  Julio-magus  (Angers)  était  situé  au  mi- 
lieu d'une  plaine.  Augustodunum^  nom  de  l'ancienne  Bi- 
bracte,  voulait  dire  colline  d'Auguste.  Antissiodurum , 


1.  Léon  Faillie,  Ann.  de  la  Gaule  avant  et  pendant  la  domination  romaine, 
p.  61. 

2.  Rogei  de  Bélloguet,  Ethnogënie  gaul.,  Glossaire,  au  mot  Duru. 


220  MÉMOIRES   DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

nom  d'Auxerre,  indiquait  bien  que  l'on  avait  bâti  cette 
ville  sur  l'Yonne,  de  même  que  Augustoritum  (Limoges) 
a  les  pieds  baignés  par  la  Vienne.  Ces  noms,  moitié  la- 
tins, moitié  gaulois,  datent  certainement  de  l'époque  cé- 
sarienne, et  témoignent  des  efforts  d'Octave  pour  changer 
encore  une  fois  la  face  de  la  Gaule  méridionale.  Alesia, 
dans  l'Auxois,  fut  amoindrie  chaque  jour,  comme  si  les 
Romains  avaient  voulu  se  venger  sur  elle  des  efforts  hé- 
roïques de  Vercingétorix  !  On  désarma  le  centre  et  le 
midi  ;  on  laissa  des  armes  aux  nations  du  nord  seulement, 
afin  de  pouvoir  résister  aux  Germains,  devenus  «  la  ter- 
reur de  Rome,  »  comme  l'avaient  été  autrefois  les  Gau- 
lois. Huit  légions  campèrent  ou  occupèrent  des  places 
fortes  dans  les  pays  les  plus  exposés  aux  agressions 
étrangères.  Partout  ailleurs,  «douze  cents  hommes  suffi- 
rent pour  tenir  en  respect  les  douze  cents  villes  »  de  la 
Province  *. 

Le  voyage  d'Auguste  à  Narbonne  avait  amené  de  nom- 
breuses réformes.  L'empereur  rentra  en  Italie,  après 
avoir  laissé  dans  les  provinces  chevelues  son  procurateur 
Licinius.  Mais  Licinius,  Gaulois  de  naissance,  successi- 
vement soldat  de  l'indépendance ,  prisonnier  des  Ro- 
mains, esclave  et  affranchi  de  César,  opprima  ses  com- 
patriotes par  tous  les  moyens  possibles,  abusa  de  sa 
science  fiscale,  «  régna  à  Lyon  2,  »  et  imposa  à  ses  admi- 
nistrés jusqu'à  quatorze  contributions  par  an. 

Aussi,  quand  Auguste  entreprit  un  second  voyage 
dans  la  Province,  les  peuples  poussés  à  bout  lui  dénon- 
cèrent ce  cruel  exacteur,  qui  se  justifia  en  donnant  à 
l'empereur  un  riche  trésor  (15).  Auguste  se  laissa  cor- 
rompre; Licinius  fut  sauvé.  L'irritation  redoubla  alors 
parmi  les  opprimés,  à  ce  point  qu'un  notable  gaulois 
conçut  le  projet  d'assassiner  l'empereur.  Aucun  soulève- 
ment n'eut  lieu,  cependant,  parce  que  le  jeune  Drusus, 


1.  Flavius  Josephii»,  De  bello  judaico,  lib.  11,  cap.  16. 

2.  L.  A.  Seneca,  De  morte  Claudii  ludus,  cap.  6. 


LE  GALLO-ROMAIN  221 

beau-fils  d'Auguste,  et  chargé  d'achever  le  dénombre- 
ment du  pays,  contrastait  avec  Licinius.  Drusus,  en  effet, 
prenait  les  vaincus  par  la  douceur,  et,  comme  un  moyen 
de  réconciliation  solennelle,  instituait  le  culte  des  «  Fia- 
mines  augustales  »  (12),  déification  de  Rome  et  des  Au- 
gustes. 

Les  mécontents  de  la  Gaule  étaient  calmés,  lorsque, 
suivi  d'une  armée  à  demi  gauloise,  Drusus  passa  en  Ger- 
manie, où  il  mourut  d'une  chute  de  cheval,  après  avoir 
poussé  ses  victoires  jusqu'à  l'Elbe.  Son  frère  Tibère  le 
remplaça,  et  devint  l'héritier  présomptif  de  la  couronne 
impériale. 


II 


Auguste,  pendant  son  règne,  craignait  deux  choses, 
une  invasion  des  Germains  en  Italie  et  un  soulèvement 
dans  la  Province.  A  sa  mort,  aucune  de  ces  craintes  ne 
s'était  encore  réalisée;  mais,  sous  Tibère,  jouant  d'abord 
la  modération,  puis  franchement  cruel,  les  Gaulois,  trop 
pressurés  d'impôts  et  trop  misérables,  essayèrent  de  se- 
couer le  joug.  Beaucoup,  frères  en  malheur  avec  les  Can- 
tabres,  répétèrent  sans  doute  le  chant  celtibérien  que  la 
dernière  guerre  d'Auguste  contre  la  Biscaye  avait  inspiré 
aux  populations  des  Pyrénées  : 

Lelol  mon  Lelo"l 
Lelo  I  mort  Leio  ! 

Lelo  !  Zara 

A  tué  Lelo  ! 

Les  étrangers  romains 
Entourent  la  Biscaye;  et 
La  Biscaye  éleva 
Son  chan  t  de  victoire. 

Octave  est 
Le  seigneur  du  monde, 
Lecobidi  (chef  basque  célèbre) 
Celui  des  Biscayens.  • 


222  MÉMOIRES  PU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Du  côté  de  la  mer. 
Et  de  la  terre, 
Il  mit  autour  de  nous 
Le  siège. 

Les  plaines  arides 
Étaient  à  lui. 
A  nous  de  la  montagne 
Les  cavernes. 

Quand  en  lieu  favorable 
Nous  sommes  retranchés. 
Chacun  de  nous  a  un  ferme 
Courage. 

Peu  de  crainte, 
A  armes  égales. 
Coffre  au  pain  I  tu  es 
Mal  pourvu. 

Si  dures  cuirasses, 
Eux  ils  portent, 
Les  corps  sans  défense 
Sont  agiles.  /' 

Cinq  années 
Jour  et  nuit, 
Sans  repos 
Le  siège  dure. 

Des  nôtres  un 
Lorsqu'ils  tuaient. 
Quinze  d'entre  eux 
Ils  perdaient. 

Mais  ils  sont  nombreux 
Et  nous  peu, 
A  la  fin  nous  fîmes 
Alliance, 

Plus  était  impossible... 


Des  grands  chênes 
La  vigueur  s'use 
A  l'ascension  perpétuelle 
Du  pic  1. 


1.  Fauriel,  Hist.  de  la  Gaule  mérid.,  t.  II,  p.  522;  Rosew-Saint-Hilaire, 
Hist.  d'Espagne,  t.  1er.  p.  457  ;  GuUl.  de  Humboldtf  dans  le  Mithridate  d'Ade- 
lung. 


LE   GALLO-ROMAIN  223 

Composé  après  la  conquête,  ce  chant,  encore  tout  em- 
preint d'ardent  patriotisme  et  de  mélancolie  navrante, 
dut  avoir  de  l'écho,  et  devenir  une  espèce  de  défi  jeté 
aux  vainqueurs.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'Eduen  Julius  Sacrovir 
et  le  Trévire  Julius  Florus,  celui-ci  homme  de  guerre, 
celui-là  politique  habile,  marchèrent  à  la  tête  des  révoltés. 
Les  Andes,  les.  Andégaves,  les  Turons,  les  Éduens,  les 
Séquanais,  les  Trévires,  les  Belges  entrèrent  dans  cette 
immense  conspiration,  qui  s'étendit  d'un  bout  à  l'autre 
de  la  Gaule,  mais  ne  fut  qu'un  impuissant  effort.  Une 
cohorte  romaine  suffit  contre  les  Turons,  une  division  de 
cavalerie* contre  les  Trévires;  quelques  bataillons  mirent 
en  fuite  les  Séquanais.  Les  Eduens  ne  résistèrent  pas 
davantage  * . 

En  moins  d'une  année  (21  de  l'ère  chrétienne),  la  ré- 
volte s'organisa,  lutta,  s'apaisa.  Florus  se  tua  de  sa  propre 
main,  et  avec  lui  cessa  l'insurrection  du  nord.  Sacrovir  se 
réfugia  dans  sa  maison  de  campagne^  que  les  Romains 
incendièrent  :  il  se  poignarda,  et  avec  lui  finirent,  non- 
seulement  l'insurrection  delà  Gaule  centrale,  mais  encore 
la  pensée-mère  du  soulèvement  général.  Tibère  n'avait 
,été  inquiété  qu'un  instant  par  les  actes  de  Florus  et  de 
Sacrovir;  sa  tyrannie  pesa  sur  la  Province;  son  passage 
dans  le  pays  laissa  toutefois  un  souvenir  ineffaçable  : 
après  la  défaite  des  Germains  (8  av.  Jésus-Christ),  Tibère 
transplanta  quarante  mille  Sicambres  en  Gaule,  et  les  y 
fixa,  moitié  de  gré,  moitié  de  force  ^. 

Caïus  César  Caligula,  digne  successeur  de  Tibère,  se 
montra  pire  que  le  héros  de  Caprée  à  l'égard  des  Gaulois, 
et  ne  considéra  en  eux  que  les  riches,  excellente  matière 
à  rançonner.  Ce  monomane  couronné  en  fit  enlever  de 
toute  condition,  parmi  ceux  de  taille  élevée,  et  il  les 
obligea  de  se  rougir  les  cheveux  avec  de  l'eau  de  chaux, 
à  la  façon  des  anciens  Celtes,  et  d'apprendre  tant  bien 


1.  Taciti  AnnaMa,,  lib.  m,  passim. 

2.  Suet.  Augustus,  cap.  21,  et  Tiberius,  cap.  9. 


224  MÉMOIRES  DL   PEUPLE  FRANÇAIS 

que  mai  quelques  mots  tudesques,  aliu  d'aller  jouer  en 
Italie  le  rôle  de  captifs  germains,  dans  un  triomphe  qu'il 
voulait  organiser  lors  de  son  retour  à  Rome. 

Autre  folie  :  à  Lyon,  il  ordonna  de  vendre  à  Tencan 
aux  Gaulois,  en  plein  forum  et  en  sa  présence,  puisqu'il 
était  lui-même  crieur  public  et  commissaire-priseur,  de 
vieux  meubles,  des  vêtements^  des  joyaux,  des  vases 
venus  d'Italie  (40).  Enfin,  manquant  d'argent,  un  jour 
qu'il  jouait  aux  dés,  Caligula  se  leva  de  table,  demanda 
les  rôles  du  recensement,  ordonna  la  mort  de  quel- 
ques-uns des  plus  imposés,  puis  revint  vers  ses  com- 
pagnons de  jeu  et  leur  dit  :  «  Vous  vous  donnez  beau- 
coup de  peine  pour  gagner  quelques  misérables  drachmes  ; 
moi,  d'un  seul  coup,  j'en  ai  gagné  tout  à  l'heure  cin- 
quante millions  (soixante  quinze  millions  de  francs  *".  » 

Cependant  Caligula  laissa  une  trace  de  raison  en 
Gaule  :  il  érigea  à  Gessoriacum  (Boulogne-sur-mer)  une 
tour  fort  élevée,  au  haut  de  laquelle,  la  nuit,  rayonnaient 
des  feux  qui  montraient  la  route  aux  navires.  Ce  phare 
a  duré  jusqu'au  29  juillet  1644,  jour  où  il  s'écroula.  On 
l'appelait  la  tour  d'Odre  2,  c'est-à-dire,  en  celtique,  tour 
du  bord  ou  du  rivage.  Il  était  octogone,  avec  douze  enta- 
blements, un  escalier  pratiqué  dans  le  mur  extérieur,  et 
une  porte  aux  huit  angles  de  chaque  galerie. 

Claude,  né  à  Lyon,  parut  s'occuper  sérieusement 
du  sort  de  la  Province  ;  il  abolit  le  druidisme  et  proscri- 
vit les  druides  (43)  :  ses  persécutions  obtinrent  l'assen- 
timent d'e  tous,  et  cependant  son  fanatisme  éclata  trop 
aveugle,  tantôt  contre  les  prêtres  qu'il  attaquait,  tantôt 
contre  les  derniers  croyants  aux  superstitions  celtiques. 
Il  donna  aux  citoyens  des  nation^  chevelues  le  droit 
d'entrer  dans  le  sénat  romain  et  de  posséder  toutes  les 
charges  publiques. 


1.  Dion  Ckissim,  Lib.  lix,  cap.  22. 

2.  Sueton.,  Gaïus  Caligula,  cap.  46;  Montfaucon,  suppl.,  t.  IV,  planche  50; 
Magasin  pittoresque,  année  1837. 


LE  GALLO-ROxMAlN  225 

A  Rome,  grande  fut  l'opposition,  comme  du  temps  de 
César  ;  mais  Claude  en  triompha^  et,  suivant  ses  expres- 
sions, ((  consomma  l'union  des  deux  peuples,  ayant  des 
mœurs,  des  arts,  des  alliances  communes  *.  »  Il  com- 
mença par  les  Eduens.  Le  discours  de  Claude  au  sénat 
fut  gravé  sur  des  tables  d'airain,  et  exposé  dans  Lyon, 
près  de  l'autel  d'Auguste  :  le  musée  de  la  ville  possède 
un  fragment  de  cette  précieuse  antiquité.  Les  Gaulois 
purent  comprendre  alors  qu'à  dater  de  cette  époque,  il 
n'existait  plus  d'Alpes  entre  la  Province  et  la  métro- 
pole (48).  Le  mot  de  C^ésar  :  «  point  de  Gaulois  à  crain- 
dre »  paraissait  devenir  une  vérité  (V.  plus  haut  p.  215). 
Ce  qui  est  singulier,  c'est  que  Claude,  honoré  par  des 
statues,  des  arcs  triomphaux,  des  autels  et  des  temples, 
dans  toutes  les  villes  de  l'empire  romain  '^  (le  piédestal 
d'une  statue  qui  lui  fut  élevée,  se  voit  encore  à  Marsal, 
dans  la  Meurthe),  fournit  matière  à  des  plaisanteries. 
Enclçiuder^  terme  populaire  datant  du  règne  de  ce  prince, 
signifie  ce  faire  une  dupe,  un  claude  »  ^. 

Bientôt  les  mauvais  empereurs  firent  place  aux  pires. 
Néron  fut  détesté  des  nations  gauloises,  surtout  des 
Belges.  Ceux-ci  avaient  commencé  des  digues  et  des  ca- 
naux, que  sa  politique  ombrageuse  les  força  d'abandon- 
ner (58).  Un  second  dénombrement  de  la  Province,  par 
lui  ordonné,  avait  de  plus  en  plus  agité  les  esprits  *  ; 
l'incendie  de  Lyon  efî'raya  les  populations  (64),  en  leur 
suggérant  néanmoins  quelques  espérances  superstitieu- 
ses d'échapper  à  la  tyrannie  romaine.  Grâce  aux  libéra- 
lités du  fils  d'Agrippine,  qui  consacra  quatre  millions  de 
sesterces  (820,000  fr.)  à  la  reconstruction  de  cette  ville,  la 
((  Rome  gauloise,  l'ornement  de  la  Gaule  »  se  releva  de 
ses  cendres,  brillante  et  prospère,  plus  encore  peut-être 
que  par  le  passé . 

1.  Taciii  Annalia,  lib.  xi,  cap.  24. 

2.  Trebellius  Pollio,  Claudius,  lib,  m. 

3.  Mém.  de  la  société  des  antiq.  de  France,  t.  V,  p.  307. 

4.  Tadli  Annalia,  cap.  46. 

l.  15 


iH\  MEMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Mais  la  Lyonnaise  ne  sut  aucun  gré  à  Néron  pour  ses 
faveurs  :  Fempereuf  ne  pouvait  capter  la  reconnaissance 
de  gens  qui  le  méprisaient.  Donc,  quatre  années  après 
cet  incendie,  le  sénateur  gaulois  Caïus  Julius  Yindex, 
propréteur  de  la  Lyonnaise,  homme  appartenant  à  la 
plus  haute  nohlesse  gallo-romaine  et  issu  d'anciens  rois 
d'Aquitaine,  dressa  un  plan  d'insurrection  qu'il  essaya 
de  faire  adopter  par  les  principaux  Séquanais,  Eduens  et 
Arverries; 

Ce  plan  consistait,  non  à  attaquer  l'Empire,  mais  seu- 
lement à  ((  changer  d'empereur,  »  à  mettre  en  la  place  de 
Néron  Sergius  Sulpicius  Galba,  vieux  général,  plein  de 
renommée  et  d'expérience,  commandant  les  légions  d'Es- 
pagne. Deux  fois,  Yindex  écrivit  à  Galba,  le  suppliant 
d'être  le  «  libérateur  du  genre  humain  »  *^  d'être  ce  le  chef 
du  vaste  et  puissant  corps  des  Gaules  2,  capable  de  mettre 
cent  mille  hommes  sur  pied,  et  même  davantage.  »  Galba 
eut  quelque  hésitation;  mais  enfin  il  accepta  le  sceptre 
impérial  et  marcha  vers  les  Pyrénées. 

Les  chants  des  coqs  avaient  réveillé  Néron,  suivant  un 
jeu  de  mots  latin  %  qui  faisait  allusion  au  caractère 
bruyant,  bavard  et  intrépide  des  Gaulois  comparés  aux 
coqs,  et  ayant  pris  le  coq  pour  symbole  (d'où  le  mot  co- 
carde.) Cet  empereur  promit  dix  millions  de  sesterces  en 
échange  de  la  tête  de  Vindex;  Yindex  offrit  sa  propre 
tête  en  échange  de  celle  de  Néron  *,  et  continua  de 
conspirer.  Cependant  le  soulèvement  ne  fut  pas  univer- 
sel :  Lyon  tint  pour  Néron,  Yienne  pour  Galba.  Les 
Arvernes,  les  Eduens,  les  Séquanais  participèrent  à 
l'insurrection;  les  anciens  Belges,  au  contraire,  les 
Rêmes,  les  Lingons,  les  Trévires,  préféraient  à  Galba, 
qu'ils  appelaient  a  l'élu  de  Yindex  »,  le  commandant  de 


1.  Suelon'ius,  Galba,  cap.  0. 

a.  Platarchi  (Jalba,  cap.  4. 

3.  Suetuiiius,  Aei'o,  cap.  4îi. 

4.  Dion  Cassiui^,  Lib.  lxiu,  cap.  2o, 


LE  GALLO  -ROMAIN  227 

la  Germanie  supérieure,  Verginius  Rufus.  Galba  assiégea 
Lyon  à  peine  reconstruite,  et  Verginius,  entrant  sur  le 
territoire  séquanais,  assiégea  Besançon^  que  Yindex  ac- 
courut défendre. 

Une  entrevue  eut  lieu  entre  les  deux  généraux;  ils 
convinrent  que  les  insurgés  entreraient  dans  Besançon. 
Yindex  s^'avança  donc,  à  la  tête  de  son  armée.  Mais  les 
légions  romaines,  qui  n'étaient  point  instruites  du  bon 
accord  établi  entre  Verginius  et  Vindex,  engagèrent  un 
combat  opiniâtre,  sans  écouter  la  voix  de  leurs  chefs. 
Le  désordre  commun  tourna  contre  les  insurgés,  qui 
s'étaient  en  toute  confiance  approchés  des  portes  de  Be- 
sançon. Vingt  mille  succombèrent,  et  Vindex,  désespéré, 
se  perça  de  son  glaive,  laissant  à  Verginius  un  pouvoir 
immense.  Les  légions,  qui  n'avaient  pas  eu  l'intention  de 
défendre  Néron,  tout  en  repoussant  Galba,  proclamèrent 
leur  commandant  empereur.  Verginius  refusa. 

Sur  ces  entrefaites,  la  nouvelle  de  la  mort  de  Néron  fut 
annoncée  par  un  décret  du  sénat,  confirmant  l'élection  du 
nouveau  prince.  Galba;  mais  l'anarchie  ne  cessa  point 
parmi  les  légionnaires  qui,  après  la  ëéfaile  de  Vindex, 
écrivirent  sur  Jeurs  enseignes  :  «  Verginius,  César  Au- 
guste. »  Galba  se  trouvait  près  deNarbonne,lorsqu'on  vint 
lui  remettre  l'important  décret  qui  lui  donnait  la  cou- 
ronne. Ne  doutant  plus  de  sa  puissance,  il  récompensa 
les  Eduens,  les  Arvernes  et  les  Séquanais;  il  châtia  les 
Renies,  les  Lingons,  les  Trévires,  les  anciens  Belges;. il 
combla  Vienne  de  faveurs  et  écrasa  Lyon  d'impôts.  Les 
ressentiments  antérieurs  à  la  conquête  se  réveillèrent  : 
la  Province  se  divisa  en  partisans  et  en  ennemis  de  Galba, 
en  ((  galbiens  ^  »  et  auti-galbiens. 

Près  du  Rhin^  les  légions  romaines  s'obstinaient  à  ne 
point  reconnaître  le  nouvel  empereur  ;  elles  ne  pouvaient 
néanmoins  décider  Verginius  à  accepter  l'autorité  suprême* 
Celui-ci,  rappelé  par  Galba,  eut  pour  successeur  l'infirme 

1.  Tacili  llistoriuruui,  lib.  i,  cap.  51. 


228  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

et  goutteux  lïordéonius  Flaccus.  Alors  Fonteius  Capito, 
commandant  de  la  Germanie  inférieure,  agit  tout  autre- 
ment que  Yerginius,,  essaya  de  s'emparer  de  Tempire 
qu'on  ne  lui  offrait  pas^  et  périt  assassiné,  ayant  pour 
successeur  le  méprisable  Yitellius,  qui  se  montra  libéral 
et  juste,  travailla  à  se  rendre  populaire,  et  ne  tarda  pas 
à  être  proclamé  empereur  (69),  pour  introniser  avec  lui 
les  cuisiniers,  les  histrions  et  les  bouffons,  dont  le  règne 
dura  huit  mois. 

Kien  n'étouffait  les  idées  d'affranchissement.  Doux  ou 
cruel,  le  maître  donné  par  Rome  était  détesté  des  Gaulois, 
qui  rongeaient  leur  frein  en  silence.  Claudius  Civilis, 
d'antique  et  puissante  famille  batave,  conçut  le  projet 
d'arracher  la  Province  et  les  peuplades  transrhénanes  à 
la  domination  romaine  (69).  Vitellius  avait  vécu,  massa- 
cré à  Rome,  et  jeté  dans  le  Tibre;  Vespasien,  son  anta- 
goniste, venait  d'être  proclamé  empereur  par  les  légions 
d'Orient  et  reconnu  par  celles  d'Illyrie.  L'instant  semblait 
propice  à  Civilis,  qui  fit  le  serment  accoutumé  de  ne  pas 
couper  ses  cheveux  avant  d'avoir  tiré  des  Romains  une 
éclatante  vengeance,  et  s'engagea,  d'ailleurs,  à  couvrir 
de  son  propre  nom  la  guerre  que  Yespasien  dirigeait  con- 
tre Yitellius.  Celui-ci  étant  vaincu,  Civilis  entama  une 
lutte  personnelle  contre  le  vieux  Hordéonius  Flaccus  ;  et 
enfin  il  le^a  le  masque,  en  écrivant  sur  ses  bannières  : 

EAIPIRE    GAULOIS. 

11  parvint  d'abord  à  chasser  les  Romains  de  l'île  des 
Bataves  ;  puis  il  assiégea  à  plusieurs  reprises  Vetera  Cas- 
tra (aujourd'hui  Santen,  dans  le  duché  de  Clèves),  et 
mit  les  légions  en  déroute  à  Novesium  (Nuys,  dansl'Elec- 
torat  de  Cologne).  Il  avait  souvent  l'avantage  sur  les  Ro- 
mains. La  fortune  lui  souriait,  car,  dans  le  camp  du 
<(  parti  vitellien  » ,  des  divisions  s'élevèrent  :  Hordéonius 
Flaccus  fut  assassiné  par  ses  propres  soldats  *. 

Comme  Civilis  marchait  de  succès  en  succès,  l'espérance 

1.  Taciti  Hisloriarum  lib.  iv,  j^awirn. 


LE  GALLO-ROMAIN  229 

de  raffranchissement  gagna  toute  la  Province.  On  vit  repa- 
raître les  druides  ^t  les  bardes,  ressuscitant  le  vieux  pa- 
triotisme, chantant  la  ruine  imminente  de  Rome,  déclarant, 
au  nom  du  ciel,  que  ce  l'Empire  gaulois  commençait.»  La 
prophétesse  Yelléda  [wald^  puissant,  redoutable)  prédi- 
sait le  triomphe  des  Germains.  La  Province  profitait  de 
l'état  déplorable  où  se  trouvait  l'Italie,  dévastée  après  la 
chute  du  parti  vitellien  ;  de  l'état  plus  déplorable  encore 
où  se  trouvait  Rome,  en  proie  aux  luttes  sanglantes  des 
factions,  et  pleurant  sur  son  Capitole  incendié. 

Le  belge  Classicus,  qui  se  vantait  «  d'être  par  ses 
ancêtres  l'ennemi  des  Romains,  plus  que  leur  allié,  »  le 
trévire  Julius  Tutor,  le  lingon  Julius  Sabinus,  dont  la 
vanité  était  si  grande  qu'il  se  glorifiait  de  descendre  de 
César  par  l'adultère  d'une  bisaïeule,  s'unirent  à  Civilis  *. 
Les  deux  premiers  firent  dominer  l'Empire  gaulois  sur 
les  bords  du  Rhin  ;  mais  Julius  Sabinus,  osant  se  revêtir 
de  la  pourpre  impériale,  aussi  lâche  qu'ambitieux,  aussi 
vaniteux  qu'imprudent^  fut  battu  par  les  Séquanais,  qui 
tenaient  toujours  pour  les  Romains,  s'enfuit  pendant  une 
bataille,  et  après  avoir  répandu  le  bruit  de  sa  mort,  se 
cacha  dans  un  souterrain,  où  il  vécut  neuf  ans  2,  grâce 
au  dévouement  de  sa  femme  Éponine  (70). 

La  défaite  de  Sabinus  effraya  les  cités  gauloises,  qui  se 
divisèrent,  les  unes  demandant  la  paix,  les  autres,  moins 
nombreuses,  voulant  continuer  la  résistance.  Une  assem- 
blée générale,  qui  eut  lieu  dans  la  capitale  des  Rêmes,  par- 
vint seulement  à  montrer  combien  les  villes  étaient  ja- 
louses entre  elles.  Chaque  cité  revendiquait  le  titre  de 
capitale  de  la  Gaule  ;  chaque  peuple  prétendait  fournir 
le  généralissime;  et  l'anarchie  engendra  la  réaction. 

Pour  comble  de  malheur,  pendant  les  révoltes  gau- 
loises, un  excellent  général  romain,  Pétilius  Cerialis, 
lieutenant  de  Yespasien,  arriva  dans  la  Province  à  la 


1.  Taeiii  Historiarum  lib.  iv,  yanim, 
%.  Plutarehi  Amatorius,  cap.  25, 


230  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

tête  d'une  armée  imposante.  Il  poussa  la  guerre  avec 
une  activité  extrême,  assiégea  et  prit  la  capitale  des 
Trévires,  fit  prisonniers  les  principaux  Belges,  provo- 
qua et  obtint  la  soumission  des  Lingons.  Civilis,  oppo- 
sant une  plus  longue  résistance,  se  mesura  deux  fois 
avec  Cerialis.  Heureux  d'abord,  il  subit  ensuite  un  rude 
échec,  qui  le  força  de  sortir  de  la  Gaule  avec  ses  Ger- 
mains, et  de  se  retrancher  dans  l'île  des  Bataves,  où  il 
essaya  de  là  guerre  maritime,  et  équipa  une  petite  flotte 
qu'il  conduisit  à  l'embouchure  de  la  Meuse  et  du  Rhin. 
Celle  de  Cerialis  était  plus  faible,  mais  mieux  montée. 
Les  deux  adversaires  commencèrent  un  combat  qui  n'eut 
pas  de  durée,  et  la  paix  termina  bientôt  cette  dernière  en- 
treprise de  Civilis  * . 

L'Empire  gaulois  s'évanouit  (70)  ;  la  Province  se  rési- 
gna au  joug  :  ses  habitants  reçurent  et  acceptèrent  le 
nom  de  Gallo-Romains. 


Ill 


Une  lassitude  complète  énerve  les  populations .  L'indé- 
pendance n'a  plus  de  soldats. 

Deux  siècles  s'écoulent,  sans  que.  les  événements  méri- 
tent de  fixer  l'attention  des  annalistes  romains.  Temps  de 
muettes  douleurs,  de  désespoirs  concentrés,  pour  nos  an- 
cêtres, dont  l'histoire  s'occupe  à  peine,  jusqu'au  moment 
où  les  Germains  franchissent  le  Rhin  pour  la  première 
fois.  Les  Gallo-Romains  n'ont  connu  Domitien  qu'à  cause 
de  son  édit  ordonnant  d'arracher  les  vignes  dans  les  pro- 
vinces chevelues,  édit  dont  la  teneur  a  été  exécutée  envi- 
ron deux  siècles.  Les  arènes  de  Nîmes,  le  pont  du  Gard, 
et  la  basilique  élevée  à  Nîmes  en  Flionneur  de  Plautina, 
femme  de  Trajan,  ont  popularisé  parmi  eux  le  nom 
d'Adrien. 

1,  Taciti  Historiarum  Ijb,  v,  passim. 


LE  GALLO-  ROMAIN  231 

L'autorité  hienfaisanto  des  Antonins  s'est  fait  sentir, 
eu  modifiant  l'état  social  de  la  Gaule,  qui  s'honore  d'a- 
voir donné  naissance  à  Titus- Antoninus,  originaire  de  Nî- 
mes. Marc-Aurèle  a  institué  les  «registres  de  l'état  civil.  » 
Pe^  après,  plusieurs  secousses  ont  troublé  le  calme 
trompeur  du  pays  ;  Septime  Sévère  et  Claudius  Albinus 
se  sont  disputé  l'empire  sous  les  murs  de  Lyon  (17  fé- 
vrier 197),  dans  une  effroyable  bataille.  Là,  les  «  albi- 
niens  »  ont  plié  ;  a  les  sévèriens  »  vainqueurs  ont  pillé  et 
incendié  la  ville.  La  province  a  souffert  de  cette  lutte, 
sans  y  avoir  pris  la  moindre  part.  Aurélien,  çn  274,  a 
apaisé  quelques  séditions  gauloises^  notamment  celles  de 
Lyon  ;  il  a  visité  plusieurs  villes  ;  il  a  prodigué  les  dépen- 
ses pour  embellir  Genahum  qui,  par  reconnaissance,  s'apr- 
pelle  désormais  Aiir^liana  (Orléans),  et  il  a,  croit^on,bâti 
l'enceinte  militaire  de  Dijon  [Castrum  divionensê). 

Quant  aux  ravages  des  Pranks,  soit  en  242,  soit  en 
2S6,  soit  enfin  en  277  ou  310,  nous  les  mentionnerons, 
en  décrivant  le  pays  des  Franks,  en  étudiant  leur  origine. 
Remarquons  tout  d'abord  que  Jeurs  compagnons  d.'inva- 
sion  sont  les  Lygiens,  Jes  Burgundes  ou  Bourguignons, 
et  les  Vandales  ;  mais  que,  plus  tard,  les  Franks  s'op- 
posent aux  mouvements  des  barbares,  par  l'effet  d'xme 
de  ces  réactions  si  fréquentes  dans  la  vie  des  peiiples  an- 
ciens. 

Dans  la  Province,  le.Romain  pèse  sur  le  Gî^ulois,  prin- 
cipalement au  fond  des  campagnes.  Cçlui-ci,  réduit  à  une 
misère  affreuse,  antipathique  au  bien  même,  s'il  vient  de 
ses  vainqueurs,  oublie  que  les  efforts  des  Yindex  et  des 
Civilis  ont  été  infructueux  :  dans  son  farouche  désespoir, 
il  essaie  encore  de  secouer  un  joug  trop  insupportable, 
La  révolte  des  Bagaudes,  c'est-à-dire  en  langue  celtique, 
la  révolte  des  bandits,  des  attroupés,  des  insurgés,  éclate 
alors  (28îi),  inspirée  peut-être  par  une  femme,  Yictoria, 
mère  de  Yictorinus,  principal  lieutenant  de  Posthumus, 
que  la  Gaule  a  proclamé  son  libérateur,  que  les  légions 
romaines  viennent  de  massacrer. 


232  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Yictorinus  se  fait  empereur;  Victoria  le  p^uide  et  le 
conseille;  elle  porte  le  titre  d'impératrice,  Victoria-Au- 
gusta.  Les  soldats  surnomment  cette  héroïne  a  la  mère  des 
camps,  ))  et  Trêves  bat  monnaie  en  son  nom,  qui  partout 
retentit.  On  célèbre  son  apothéose,  quand  elle  a  succombé 
en  voulant  élever  une  force  gauloise  contre  la  domina- 
tion romaine  :  une  médaille  commémorative  représente 
d'un  côté  la  tête  de  Victoria  portant  un  casque,  et  de  l'au- 
tre un  aigle  s'élançant  au  ciel  l'œil  fixé  sur  la  lumière. 
Au  revers  se  lit  le  mot  consea^atio^  et  autour  de  la  face 
Imp.  Vict,  Aug.  *. 

Plus  de  cent  mille  paysans,  colons,  hommes  de  toutes 
les  positions  infimes,  forment  la  Bagaudie,  cette  armée 
de  l'esclavage,  du  désespoir  et  de  la  misère.  Les  proprié- 
taires, vexés  par  \q^  procuratores  et  autres  agents  impé- 
riaux, avaient  voulu  rendre  aux  cultivateurs  les  maux 
qu'on  leur  faisait  supporter.  Les  masses  attachées  à  la 
glèbe  ont  résisté.  Elles  prennent  les  armes  et  donnent  la 
pourpre  à  leurs  deux  chefs,  J^lianus  et  Amandus,  aux 
noms  desquels  on  frappe  çà  et  là  des  médailles. 

Sous  la  conduite  de  ces  chefs,  elles  ravagent  les  villes 
et  les  campagnes.  Mais  l'empereur  Maximien  les  accable 
sans  peine.  Les  débris  de  l'armée  des  Bagaudes  se  réfu- 
gient dans  un  camp  retranché,  au  milieu  de  la  presqu'île 
formée  par  la  Marne,  près  de  Paris,  lieu  qu'on  a  appelé 
«  camp  des  Bagaudes,  fossé  des  Bagaudes  »  (aujour- 
d'hui Saint-Maur-les-Fossés.)  Maximien  les  y  assiège. 

Après  une  résistance  opiniâtre,  ^^lianus  et  Amandus 
meurent  en  soldats;  les  insurgés  se  rendent.  La  Bagaudie 
cherche  son  salut  dans  les  montagnes,  dans  les  forêts, 
et  vit  toujours  à  l'ombre  en  état  de  guerre  contre  les  lois 
de  l'Empire.  Les  cruelles  exigences  du  propriétaire 
envers  le  colon  recommencent,  car  toute  révolte  sans 
succès  aggrave  ordinairement  la  misère  des  insurgés. 


\.  T.  E.  Mionnet,  Description  des  médailles  antiqnesf  etc.,  t.  I«%  p.  61  et 
siiiv.,  in-S",  Paris.  2^  édition.  1822. 


LE  GALLO-ROMAIN  S33 

Dioclétien  partage  l'Empire  (292).  La  Province,  di\d- 
sée  en  quatorze  gouvernements  au  lieu  de  six  * ,  échoit  à 
Constance-Chlore,  qui  la  gouverne  avec  modération  et 
habileté.  Il  la  protège  contre  les  Germains,  dont  plusieurs 
tribus  deviennent  sujettes  de  l'empereur  et  fondent  des 
colonies  dans  le  pays  gaulois.  Mais  ces  colonies/ trou- 
vant là  une  hospitalité  qui  ressemble  trop  à  la  tyrannie, 
veulent  s'y  soustraire  :  les  Sarmates,  entre  autres,  re- 
gagnent leurs  plaines  désertes.  Des  relations  s'établissent 
ainsi  parmi  les  barbares  et  les  Gallo-Romains.  Les  uns  et 
les  autres  se  connaissent,  peut-être  sur  certains  points 
sympathisent.  Le  moment  des  invasions  en  Gaule  est 
arrivé.  Constantin,  proclamé  empereur  dans  l'île  de  Bre- 
tagne (306),  marche  sur  les  traces  de  Constance-Chlore, 
son  père,  et  triomphe  des  Barbares. 

A  L'intérieur,  dans  Autun,  il  réduit  le  nombre  des 
Éduens  qui  paient  la  capitation  de  vingt-cinq  mille  à  dix- 
huit  mille,  réforme  les  finances,  et  punit  quelques  exac- 
teurs. Par  reconnaissance,  Autun  prend  le  nom  de  Flavia, 
appartenant  à  la  famille  de  cet  empereur,  qui  ajoute  un 
quartier  à  la  ville  d'Arles  et  lui  permet  de  porter  son  nom, 
concurremment  avec  l'appellation  primitive  :  Arelate 
Constantina.  Constance,  fils  de  Constantin,  laisse  au  con- 
traire les  Germains  ravager  la  Gaule,  en  leur  abandon- 
nant les  nations  qui  obéissent  à  Magnence,  frank  d'ori- 
gine, fils  d'une  prophétesse,  salué  Auguste  par  une  foule 
de  conjurés,  et  meurtrier  de  Constant. 

Des  Francks  et  des  Allemands  (AUemans),  attirés  par 
ses  promesses,  s'établissent  dans  le  pays  qui  s'étend  du 
Rhin  à  la  Moselle,  pillent  ou  incendient  quarante-cinq 
villes  florissantes  du  Nord.  Tout  ce  qui  reste  de  soldats 
à  l'empereur  est  mal  payé,  sans  provisions,  sans  armes, 
sans  discipline,  et  tremble  au  seul  nom  de  Barbares.  Cons- 
tance ne  s'occupe  que  de  la  querelle  religieuse  des  Ariens, 
des  événements  de  l'Orient,  d'une  guerre  à  diriger  contre 

1.  Lenain  de  Tillemont,  Hist,  des  Empereurs,  t.  IV. 


234  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

les  Perses  :  il  dédaigne  les  affaires'de  la  Province  ;  mais 
il  fipit  néanmoins  par  comprei^dre  qu'il  faut  protéger  cette 
partie  de  l'Empire,  si  Ton  «e  veut  la  perdre  entièrement, 
et  il  charge  Julien,  fait  César  (355),  de  marche^:  contre 
les  redoutables  ennemis  qui,  par  intervalles,  traversent 
le  Rhin, 

Julien,  jeune  encore,  disciple  de  Platon,  est  plus  phi- 
losophe que  général;  cependant,  sa  passion  pour  la 
gloire  et  sa  haute  intelligence  lui  permettent  de  remplir 
avec  un  zèle  heureux  la  rude  tâche  que  lui  a  confiée  l'em- 
pereur, Jjc  génie  chez;  lui  supplée  aux  moyens  insuffi-» 
sants.  Il  exhorte  ses  soldats  au  courage,  à  la  discipline, 
h  la  tempérance,  avec  l'irrésistible  éloquence  de  l'exemple 
qu'il  donne  lui-^même.  Dès  la  première  rencontre,  les  Al- 
lemands obtiennent  l'avantage;  à  la  seconde^  Julien' est 
vainqueur  et  venge  la  perte  de  deux  légions.  Le  doux 
philosophe  a  promptement  acquis  l'habileté  d'un  guerrier 
consommé.  Peu  de  temps  après  ces  succès,  et  son  hiver^ 
nage  à  Senones,  l'ancien  Agedencum  (aujourd'hui  Sens), 
il  avance  encore  contre  les  Allemands,  et  accomplit  une 
campagne  aussi  brillante  que  périlleuse,  en  échappant  à 
un  blocus.  Le  lieutenant  Barbation  plie  tout  h  coup  de- 
vant les  Barbares,  et  opère  sa  retraite  au  lieu  de  seconder 
Julien,  qui  reste  exposé  aux  coups  de  sept  rois  (nVs, 
chefs  de  tribus) ,  avec  treize  mille  hommes  seulement 
pour  en  combattre  trente-cinq  mille. 

Triomphant  dans  cette  déplorable  situation,  Julien  dé- 
fait les  Allemands  près  d'Argentoratum  ou  Strasbourii. 
Six  mille  Barbares  périssent  ;  Chnodomar,  le  plus  brave 
et  le  plus  farouche  des  sept  rois,  est  pris.  Julien,  ainsi 
délivré  de  dangers  immenses,  consolide  l'autorité  romaine 
en  Gaule.  Il  passe  dans  sa  a  chère  Lutèce  »  l'hiver  de 
358-359  ;  puis,  au  printemps,  il  se  met  en  campagne,  bat 
tour  à  tour  les  Saliens  et  les  Chamaves,  traverse  plusieurs 
fois  le  Rhin,  construit  des  places  fortes  au  delà  de  ce 
fleuve,  recouvre  par  traité  quinze  mille  légionnaires  pré- 
cédemment tombés  au  pouvoir  des  Allemands,  et  revient 


LE  GALLO-ROMAIN  235 

encore  (SGO")  à  Lutèce,  appelée  par  les  Gallô-Romains 
«  la  petite  forteresse  des  Parisii.  »  J 

Là,  Julien  possède  les  Thermes,  sur  la  rive  gauche 
de  la  Seine  *.  Car  cette  ville  s'embellit  de  Jour  en  jour, 
en  tirant  de  son  sol  les  meilleurs  matériau:^  pour  tous  les 
genres  de  construction  2  ;  et  déjà  sans  doute  elle  a  cet 
aspect  varié  qui  la  transformera  en  merveille  dans  la  suite 
des  siècles.  Elle  devient  peu  à  peu  le  centre  de  la  Gaule, 
non  le  centre  géographique,  placé  à  Bourges,  cité  à  la- 
quelle il  manque  malheureusement  une  rivière,  et  qui 
n'est  pas,  comme  Lutèce,  à  proximité  de  la  Germanie  et 
de  la  Bretagne.  Du  iv^  siècle,  probablement,  date  le  chan- 
gement du  nom  de  Lutèce  (IjUtetîa)  en  celui  de  Paris 
[Parisii),  puisque  la  lettre  synodale  d'uu  concile  de  360 
l'appelle  Parisea  civitas. 

Alors  s'opérait  une  révolution  dans  les  noms  des  capi- 
tales gallo-romaines.  Aux  appellations  celtiques,  romai- 
nes ou  hybrides,  on  substituait  le  plus  souvent  celles  de 
la  nation  même  ;  on  faisait  d'Augustoritum  ou  Austori- 
tum ,  Lemovices  ou  Lemovicas  (Limoges)  ;  de  Divona, 
Cadurci  (Cahors)  ;  de  Vesunna,  Petrocorjs  (Périgueux)  ; 
de  Limonum,  Pictavis  (Poitiers);  d'Avaricum,  Bituriges 
ou  Biturigas  (Bourges)  'K 

Par  la  douceur  de  son  administration^  par  ses  qualités 
personnelles,  par  son  assiduité  quand  il  faut  rendre  la 
justice,  Julien  mérite  l'amour  de  ses  sujets  gaulois,  que 
la  vigueur  de  son  bras  défend  et  rassure.  Il  quitte  la 
Province,  après  avoir  réduit  l'impôt  de  vingt-cinq  aurei 
ou  373  fr,,  pour  chaque  capital  de  quinze  mille  fraises 
(environ  deux  et  demi  pour  cent),  à  sept  aurei  ou  cent 
cinq  francs  (c'est-à-dire  moins  de  trois  quarts  pour  cent). 
C'est  çiu  parlais  des  Thermes  qu'il  a  rççu  le  nona  d'Au- 

1.  Ammianus  MarcelUnus,  Lib.  xv  à  xx,  passim. 

2.  V.  Durmj,  Introd.  générale  à  l'hist.  de  France,  p.  29. 

3.  Voir  plus  haut,  p.  219;  Max.  Delochej  Élud.  sur  la  géog.  hist.  de  la, 
Gaule,  p.  53;  Mémoire  de  l'ahbé  Belley,  dans  les  Mêm.  de  VAcad.  des  insç. 
et  bplles-lettres,  t.  XLX,  p.  495. 


236  MÉMOIRES  DU  t*EUPLE  FRANÇAIS 

guste,  qu  on  l'a  élevé  sur  un  bouclier,  selon  la  mode  ger- 
maine, et  que  le  collier  d'un  porte-enseigne  lui  a  servi  de 
diadème  impérial. 

A  sa  mort,  les  Barbares  reparaissent,  menaçant  de  nou- 
veau les  frontières  de  la  Province.  Jovien,  qui  succède  à 
«  l'apostat,  »  ne  laisse  aucune  trace  ;  mais  sous  Valens  et 
Valentinien,  frères,  entre  lesquels  le  monde  romain  est 
pour  la  première  fois  partagé  en  empire  d'Orient  et  en 
empire  d'Occident,  la  Gaule  se  défend  par  tous  les  moyens, 
tantôt  par  la  force,  tantôt  par  la  trahison.  Yalentinien, 
qui  commande  en  Occident,  vient  à  Lutèce  pour  surveil- 
ler la  marche  des  Allemands  (36S),  que  d'abord  il  re- 
pousse. Toutefois,  des  excursions  nouvelles  sont  tentées. 
Valentinien  use  de  rigueur.  Pour  punir  les  Bataves,  cou- 
pables d'avoir  perdu  leurs  drapeaux,  il  les  dégrade  et  les 
prive  de  leurs  armes,  en  présence  de  son  armée  qu'il  rap- 
pelle à  la  discipline.  Sa  colère  ne  connaît  plus  de  bornes. 
Saisissant  cette  occasion  malheureuse  pour  faire  un 
exemple  terrible,  Yalentinien  veut  vendre  les  Bataves 
comme  des  esclaves,  et  les  prières  réitérées  de  toutes  les 
légions  l'empêchent  seules  d'accomplir  ce  dessein.  Aiguil- 
lonnées alors  par  ses  discours,  effrayées  par  sa  sévérité, 
satisfaites  du  pardon  accordé  aux  Bataves,  les  troupes 
de  l'empereur  continuent  la  guerre  avec  énergie,  et  re- 
poussent les  Allemands  par  de  là  le  Rhin. 

Pendant  ce  temps ,  près  de  Mayence,  des  bandes  de 
Barbares  surprennent  les  légions  romaines  au  moment  où 
celles-ci  célèbrent  des  cérémonies  religieuses.  Elles  enlè- 
vent et  emmènent  en  esclavage  un  grand  nombre  des  ha- 
bitants de  la  ville  ;  elles  remportent  ainsi,  par  ruse,  une 
victoire  qui  contre-balance  leur  défaite  près  du  Rhin.  Ya- 
lentinien, transporté  de  fureur  (il  mourra  d'un  accès  de 
colère),  cherche  des  moyens  de  vengeance.  Il  écrase  les 
Barbares,  pour  les  punir  d'avoir  saccagé  Mayence  ;  il  pro- 
tège contre  eux  la  Gaule  septentrionale,  en  faisant  con- 
struire, depuis  le  Rhin  jusqu'à  l'Océan,  une  chaîne  de 
tours,  ae  forteresses  et  de  boulevards  ;  enfin  il  sème  la 


LE  GALLO-ROMAIN  237 

discorde  entre  les  Allemands  et  les  Burgundes.  Son  acti- 
vité ne  se  ralentit  pas.  Du  côté  de  l'Océan,  les  corsaires 
saxons  commencent  déjà  à  descendre  sur  les  rivages  de 
la  Gaule.  Valentinien  les  extermine;  désormais  leurs 
chefs  se  contenteront  du  titre  et  du  pouvoir  dont  ils 
jouissent  comme  «  rois  de  la  mer.  » 

Cette  suite  non  interrompue  d'invasions  épuisait  la 
Province.  Harcelés  de  toutes  parts,  les  Gallo-Romains  se 
défendaient  faiblement.  Parmi  eux  régnait  le  désordre, 
et  quelquefois,  au  lieu  de  combattre  résolument  contre 
les  ennemis  du  dehors,  ils  tournaient  leurs  armes  contre 
eux-mêmes.  Leur  force  s'usait  en  troubles  intérieurs. 
Par  une  fatalité  déplorable,  il  semblait  qu'ils  voulussent 
échapper  à  l'influence  de  Rome,  dans  le  moment  même 
où  les  légions  seules  savaient  repousser  les  Barbares. 
Mais,  quand  les  empereurs,  de  moins  en  moins  solides 
sur  leurs  trônes,  devinrent  incapables  de  protéger  la  Pro- 
vince, celle-ci  dût  passer  insensiblement  d'un  joug  sous 
un  autre.  Le  simple  récit  des  événements  fait  pressentir 
une  grande  catastrophe  en  Occident  :  les  conquérants  de 
la  Gaule  se  laisseront  ravir  leur  proie  ;  les  Romains  et  les 
Gallo-Romains  disparaîtront  ensemble. 

Gratien  eut  à  accomplir  une  tâche  plus  pénible  que  celle 
de  son  père.  Il  avait  été  proclamé  Auguste  à  douze  ans, 
dans  Amiens,  et  atteignait  à  peine  sa  dix-neuvième  année, 
quand  Yalentinien  mourut  (375) .  La  Province  était  le  théâ- 
tre de  troubles  continuels,  qu'il  fallait  réprimer.  Il  impor- 
tait en  outre  de  chasser  les  tribus  germaniques  et  tous  les 
ennemis  extérieurs.  La  valeur  guerrière  n'y  pouvait  plus 
suffire.  Les  Barbares  paraissaient  résolus  à  procéder  dé- 
sormais par  «  invasions  pacifiques,  »  et  chaque  jour  ils 
obtenaient  des  succès.  Gratien,  élevé  parle  poëte  borde- 
lais Ausone,  et  gaulois  par  l'éducation  sinon  par  la 
naissance^  alla  fixer  sa  résidence  à  Trêves.  Il  se  lia  d'ami- 
tié avec  Mellobaud,  chef  d'une  tribu  franke,  à  qui  il  donna 
le  titre  considérable  de  a  comte  des  domestiques  »  (Cornes 
domesticorum) . 


238  MÉMOlllES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Les  Franks  méritaient  bien  que  l'empereur  les  récom- 
pensât ainsi  en  la  personne  de  Mellobaud,  car  avec  leur , 
aide  il  avait  taillé  en  pièces  les  Allemands,  dans  un  com- 
bat où  trente-cinq  mille  fantassins  avaient  péri  ;  et,  fidè- 
les auxiliaires,  ils  ne  se  séparèrent  de  Gratien  que  par 
jalousie,  quand  ce  prince  leur  préféra  un  corps  d'Alains. 
Puis  des  intrigues  de  palais  furent  fatales  à  l'empereur 
et  à  Mellobaud,  qui  avait  été  deux  fois  consul,  et  géné- 
ralissime ou  maître  des  milices.  Andragathuis,  lieutenant 
de  Magnus  Maximus^  espagnol,  proclamé  empereur  par 
les  légions  de  la  Bretagne,  fit  mourir  Gratien  à  Lyon,  où 
il  s'était  enfui  avec  trois  cents  chevaux  (383)^  après  avoir 
été  battu  par  ^laximus  près  de  Lutèce. 

Un  édifice  triomphal,  trouvé  à  Paris  en  1832,  sur  l'em- 
placement de  l'église  Saint-Landry  dans  la  Cité,  parait 
être  un  monument  consacrant  le  souvenir  de  la  défaite 
de  Gratien. 

Magnus  Maximus,  reconnu  par  Théodose,  qui  com- 
mandait en  Orient,  gouverna  pendant  quatre  ans  la  pré- 
fecture des  Gaules.  C'est  ainsi  que  Théodose  avait  réduit 
le  pouvoir  de  l'usurpateur.  Celui-ci  lutta  contre  Yalen- 
tinien  II,  frère  de  Gratien,  jeune  prince  qui  possédait 
l'Italie,,  l'ouest  de  flllyrie  et  l'Afrique.  Magnus  Maxi- 
mus n'accepta,,  ne  paya  les  services  d'aucun  chef  bar- 
bare ;  il  n'admit  dans  son  armée  que  des  Germains  et  des 
Gaulois.  » 

Cependant  Théodose  P%  le  Grand,  empereur  d'Orient, 
vint  combattre  Magnus  Maximus  et  défendre  Valentinienll, 
forcé  de  quitter  l'Italie,  que  son  rival  avait  envahie  (387). 

En  une  seule  bataille,  Magnus  MaximUs  perdit  le  pou- 
voir et  la  vie.  Arbogast,  général  frank,  fut  chargé  par 
Théodose  de  soumettre  à  Yalentinien  II  les  Gaules,  et  de 
repousser  quelques  peuplades  frankes,  menaçant  les 
frontières  de  la  Province.  Aussi,  sous  Yalentinien  II, 
Arbogast  fut-il  piu^  puissant  que  Mellobaud  sous  Gratien. 
Ce  frank  orgueilleux,  créé  te  maitre  général  de  l'armée 
des  Gaules  »,  réserva  pour   ses  compatriotes  tous  les 


LE  GALLO-ROMAIN  â39 

commandements  militaires,  et  poussa  le  jeiine  Yalenti- 
nien  II  à  donner  à  des  barbares  tous  les  offices  civils. 
Aucune  influence  ne  l'emportait  sur  celle  d'Arbogast, 
empereur  de  fait.  Yalentinien.  II,  renfermé  dans  son  pa- 
lais de  Vienne,  sur  le  Rhône,  ressemblait  à  un  pri- 
sonnier. Son  beau-frère  Théodose^  qui  souffrait  de  le 
voir  ainsi  soumis  à  un  frank  dont  l'audace  surpassait 
le  mérite,  lui  conseillait  de  régner  par  lui-même. 

L'avis  était  bon  et  sérieux;  mais  Yalentinien  II  le  sui- 
vit brutalement,  sans  attendre  qUe  Théodosé  vînt  l'ap- 
puyer de  son  épée. 

Un  jour  la  fantaisie  prit  à  Yalentinien  II  de  retirer  à 
Arbogast  tous  ses  emplois.  Il  le  reçut  sur  son  trône,  le 
regarda  avec  colère,  et  lui  déclara  qu'il  devait  se  démettre 
de  ses  fonctions  en  faveur  d'autres  courtisans.  Arbo- 
gast, avec  plus  de  mépris  que  de  ressentiment,  jeta  à 
ses  pieds  l'édit  impérial  qui  contenait  sa  disgrâce,  en 
s'écriant  :  «  Tu  ne  m'as  pas  donné  le  pouvoir,  et  tu  ne 
peux  me  l'ôter.  »  Ce  mot  très-profond  expliquait  la  situa- 
tion vraie  du  maître  et  du  favori. 

Puisqu'un  barbare  osait  parler  de  la  sorte  à  Fenipe- 
reur,  c'en  était  fait  de  la  puissance  romaine.  On  rapporte 
que  Yalentinien  II  voulut  tuer  Arbogast  de  sa  propre 
main;  mais  les  choses  n'allèrent  pas  plus  loin  que  la 
menace.  Quelques  jours  après,  au  contraire,  le  lo  mai  392, 
l'empereur  fut  trouvé  étranglé  dans  son  lit  :  ses  velléités 
de  puissance  effective  lui  avaient  coûté  la  vie. 

Trop  habile  pour  ceindre  le  diadème,  Arbogast  fit  suc- 
céder une  ombre  à  un  fantôme.  Le  rhéteur  Eugène,  un 
de  ses  secrétaires,  «  maître  des  offices  y)^pri7iceps  officii  *, 
revêtit  la  pourpre  pendant  trois  ans,  et,  pendant  trois  ans, 
l'empereur  d'Orient  Théodose  ne  s'exposa  pas  aux  risques 
d'une  attaque  contre  Eugène  et  Arbogast;  Mais  enfin 
Théodose,  ne  pouvant  supporter  plus  longtemps  l'inso- 
lent triomphe  du  général  frank,  assassin  de  son  beau- 

1.  Zusymi  Lib.  vi. 


240  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

frère,  qui  commandait  en  Occident  sous  le  nom  d'Eugène, 
livra  à  ce  dernier  la  bataille  d'Aquilée  (394),  demeura 
victorieux,  lit  trancher  la  tête  à  l'empereur,  et  força  Ar- 
hogast  à  se  percer  de  son  épée.  Il  parvint  ainsi  à  rétablir 
pour  quelque  temps  l'unité  de  rp]mpire,  si  gravement 
compromise  par  l'ambition,  l'orgueil  et  les  intrigues 
d'Arbogast.  Le  christianisme  triompha  avec  lui,  et  les 
Barbares  restèrent  tranquilles  pendant  seize  années. 
Bientôt  le  Salien  guida  sa  charrue  dans  les  guérets,  le 
Sicambre,  courba  son  épée  en  faux  tranchante.  Sans  irri- 
ter le  Chauque,  le  Belge  conduisit  au  delà  du  fleuve  ses 
brebis  :  les  troupeaux  du  Gallo-Romain  errèrent  en  liberté 
sur  les  monts  où  le  Frank  avait  lixé  son  séjour,  et  l'on 
chassa  sans  danger  dans  la  forêt  Hercynienne. 

Ces  merveilleux  résultats,  dus  à  Stilicon^,  furent  d'une 
courte  durée. 

Théodose,  en  mourant,  avait  laissé  deux  fils,  Arcadius 
et  Honorius.  Celui-ci  régna  sur  l'Occident,  avec  le  van- 
dale Stilicon,  maître  des  milices,  pour  protéger  sa  fai- 
blesse ;  celui-là  régna  en  Orient,  avec  le  goth  Alarik 
pour  allié  et  pour  dominateur.  La  séparation  des  deux 
empires  fut  définitive.  11  n'y  eut  plus  de  frein  aux  incur- 
sions des  Barbares,  auxquels  la  Province  devint  une 
facile  proie,  et  qui  franchirent  toutes  les  frontières.  Les 
troupes  romaines,  engagées  dans  des  guerres  civiles,  ne 
purent  résister  au  flot  envahissant  des  Suèves,  Vandales, 
Alains,  Burgundes,  qui  passèrent  le  Rhin  le  31  décem- 
bre 406,  quand  les  Goths  se  dirigeaient  vers  Rome,  dont 
les  portes  s'ouvrirent  à  Alarik. 

Partout  la  désorganisation  du  double  Empire  com- 
mença. 

L'invasion  qui  eut  lieu  dans  les  premières  années  du 
\^  siècle,  produisit  des  effets  immenses  pour  toute  l'Eu- 
rope. Les  Burgundes  seuls  restèrent  dans  la  Province; 
les   autres  Barbares  allèrent  au  delà  des  Pyrénées    se 

1.  Claudianus,  In  Rufo. 


LE  GALLO-ROMAIN  241 

partager  le  midi  de  l'Espagne.  Les  Burgundes  s'établi- 
rent à  l'ouest  du  Jura,  depuis  le  lac  de  Genève  jusqu'au 
confluent  du  Rhin  et  de  la  Moselle  :  ils  fondèrent  la 
«  Burgundia,  »  ce  pays  bourguignon  dont  Thistoire  par- 
lera pendant  tant  de  siècles. 

L'influence  des  Barbares  fut  illimitée  autant  que  fatale. 
On  vit  Ataulf,  frère  d'Alarik,  mettre  ses  Wisigoths  à  la 
solde  d'IIonorius,  dont  il  épousa  la  sœur  Placidie,  qu'il 
avait  d'abord  emmenée  captive  ;  on  le  vit  renverser  Jo- 
vinu§  et  Sébastien,  deux  frères  qui  avaient  pris  la  pour- 
pre dans  les  Gaules,  et  recevoir  pour  récompense  les 
provinces  méridionales,  avec  Narbonne,  Toulouse  et 
Bordeaux.  Au  nord  les  Franks  s'établirent  dans  le  pays 
qui  va  de  la  Meuse  à  l'Escaut,  et  les  Alains  s'emparèrent 
des  territoires  de  Valence  et  d'Orléans.  Enfln les  anciennes 
cités  des  Armorikes,  depuis  les  Pyrénées  jusqu'au  Rhin, 
«  se  constituèrent  en  une  sorte  de  république,  »  formèrent 
le  Tractus  armoricanus^  confédération  qui  ne  revint 
jamais  sous  la  domination  impériale,  sans  fonder 
pourtant  rien  de  durable  après  qu'elle  eut  repoussé  les 
bandes  étrangères.  La  Province  gallo-romaine  échappait 
aux  empereurs,  se  démembrait  pièce  à  pièce. 

Vainement  Ilonorius  publia,  le  17  avril  418,  un  édit 
ordonnant  la  convocation  d'une  assemblée  annuelle  de 
sept  provinces,  laquelle  devait  se  réunir  dans  Arles,  du 
13  août  au  13  septembre,  sous  la  présidence  du  préfet  du 
prétoire  des  Gaules  lui-même,  pour  indiquer  ses  opi- 
nions sur  les  nécessités  publiques  et  privées  *  ;  vainement 
il  chercha  à  se  concilier  les  sympathies  des  Gaulois  en 
composant  cette  assemblée  de  juges,  d'officiers  des  cités, 
de  députés  des  propriétaires,  et  en  condamnant  à  une 
amende  de  trois  livres  d'or  tous  ceux  qui  refuseraient  de 
s'y  présenter.  Le  succès  ne  couronna  pas  ses  efforts. 
Les  Gaulois  s'intéressaient  d'autant  moins  à  la  conser- 
vation de  l'Empire,  que  sa  ruine  servait  leur  vengeance, 

1.  licc.  des  Hist,  de  France,  t.  1"',  p.  7CG,  Eœ  codice  Theodosiano  de  Gallis. 
r  i6 


242  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

et  qu'ils  trouvaient  plus  de  liberté  dans  sa  désorganisa- 
tion que  dans  l'ordre  existant  depuis  la  conquête.  Ils 
renoncèrent  d'avance  à  la  vie  politique  qu'IIonorius  es- 
sayait de  leur  rendre. 

Vers  cette  époque,  de  nouveaux  Baguudes  pan  uiuu- 
rent  et  dévastèrent  les  campagnes.  On  ne  les  avait  pas 
détruits  complètement.  Ils  se  reformèrent  à  plusieurs 
reprises,  pendant  toute  la  durée  de  l'empire  romain  *. 
Leur  nom  demeura  aux  paysans  qui  dans  la  suite  vécu- 
rent à  l'écart,  alin  d'échapper  au  recrutement  de  l'armée 
ou  aux  exactions  du  fisc  impérial.  Non-seulement,  au 
milieu  des  troubles,  l'assemblée  que  les  Gaulois  faisaient 
annuellement  n'eut  pas  lieu  ou  resta  sans  effet,  mais  la 
ruine  de  l'Empire  devint  de  plus  en  plus  imminente,  jus- 
qu'à l'apparition  d'Aétius  qui  la  retarda  d'un  demi-siè- 
cle, et  fut  le  dernier  véritable  ce  gouverneur  pour  les  Ro- 
mains »  dans  les  Gaules. 

Aétius,  fils  de  Gaudentius,  maître  de  la  cavalerie  et 
comte  d'Afrique,  était  né  à  Dorostore,  dans  la  Mœsie. 
Scythe  d'origine,  mais  romain  de  cœur,  il  parvint  à  la 
dignité  de  patrice,  et  rétablit  pendant  quelques  années 
l'autorité  impériale,  que  ses  talents  militaires  surent  faire 
i^especter.  11  combattit  heureusement  les  Franks,  refoula 
les  Burgundes  jusqu'aux  confins  de  la  Savoie  (Sabaudia), 
força  les  Wisigoths  à  lever  le  siège  de  Narbonne  (437), 
et  défit,  près  de  Tours,  les  Bagaudes  et  leurs  chefs. 

Douze  années,  de  428  à  450,  suffirent  à  Aétius  pour 
terminer  avec  succès  toutes  ces  expéditions. 

Mais  un  rival  plus  digne  de  lui,  un  guerrier  légen- 
daire, se  présenta.  Attila,  roi  des  Huns,  passa  le  Rhin 
(4SI),  à  son  confluent  avec  le  Necker.  Il  signala  sa  venue 
en  ruinant  Mayence,  Strasbourg,  Metz  et  plusieurs  autres 
villes,  dont  les  habitants  furent  massacrés  :  une  chapelle, 
épargnée  par  l'incendie,  indiqua  seule  la  place  où  avait 
été  Metz.  Le  a  fléau  de  Dieu  »  détruisait  les  cités,  et  sur- 

1.  Cl.  MamCi'iinus,Pat\vsynqu&  de  Maximicti  lîèrciiîo. 


LE  GALLO-ROMAIN  243 

tout  effrayait  les  peuples.  Son  invasion  en  Italie  avait 
causé  une  terreur  profonde  dans  ce  pays.  La  tradition 
rapportait  qu'après  une  bataille  livrée  par  lui,  près  de 
Rome,  tous  les  combattants,  Huns  et  Romains,  avaient 
péri. 

Lorsqu' Attila  s'avança  vers  la  Gaule,  l'épouvante  des 
habitants  se  manifesta  de  mille  façons.  Aétius  la  mit  à 
profit  pour  former  une  coalition  contre  le  terrible  enva- 
hisseur. Il  rassembla  une  nuée  de  Barbares,  Franks, 
Alains,  Saxons,  Wisigoths.  Aidé  par  ces  hommes,  qui 
avaient  quelque  teinte  de  civilisation,  si  on  les  compare 
aux  compagnons  d'Attila,  Aétius  délivra  Orléans,  devant 
laquelle  les  Huns  ne  trouvaient  déjà  plus  de  résistance. 
Il  lit  reculer  le  «  fléau  de.  Dieu  »  jusque  dans  les  plaines 
de  la  Champagne,  où  la  journée  des  champs  catalauni- 
ques  marqua  la  délivrance  des  Gaulois  (4SI). 

L'année  suivante,  Attila  mourut;  en  454,  Aétius  fut 
lâchement  assassiné  :  Yalentinien  III,  jaloux  des  succès 
obtenus  par  le  général  romain,  et  craignant  les  effets  de 
son  ambition,  frappa  de  sa  propre  main  Aétius,  que  des 
eunuques  achevèrent. 

Sans  doute  la  Province  avait  respiré  plus  librement, 
quand  Attila,  vaincu  à  Ghâlons,  s'était  éloigné  d'elle, 
pour  aller  terrifier  l'Italie  ef  donner  sans  le  savoir  à 
quelques  pêcheurs  la  pensée  de  fonder  Yenise  ;  cepen- 
dant les  Gallo-Ro mains  n'étaient  pas  sauvés,  car  l'Empire 
n'avait  pas  recouvré  sa  vigueur.  Trente  années  durant, 
de  451  à  481,  leurs  maîtres  manquèrent  absolument  de 
stabilité.  Aussi  les  Wisigoths  étendirent  leur  domination 
des  bords  de  la  Garonne  à  ceux  de  la  Loire  ;  1-es  Burgun- 
des  s'emparèrent  de  la  Séquanaise  et  de  la  première 
Lyonnaise,  de  plusieurs  parties  de  la  Yiennaise,  et  de  la 
première  Aquitaine.  L'Armorike,  confédérée,  garda  son 
indépendance,  sans  conquérir  une  parcelle  de  territoire. 

Les  seuls  Gallo-Romains  proprement  dits  et  libres  que 
l'on  rencontrât  encore  entre  la  Somme  et  la  Loire,  obéis- 
saient à  Rome.  Le  bras  d'Jî^gidius,  chef  des  milices  ro- 


244  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

maines,  avait  combattu  d'abord  les  Barbares  avec  un  peu 
de  succès;  puis,  suivant  l'exemple  des  rois  germains,  le 
compagnon  d'armes  de  Majorien  avait  clierché  à  se  créer 
une  domination  indépendante.  Syagrius,  son  fils^  revêtu 
de  la  dignité  de  patrice  et  habitant  Soissons,  oubli;i 
bientôt  l'Empire  et  l'empereur.  Sous  Augustule  ou  le 
a  petit  empereur,))  en  475,  Rome  s'effaça  complètement, 
sans  que  TOccident  s'ébranlât.  A  peine  les  Germains 
connurent-ils  la  ruine  de  ce  colosse  qui  avait  dominé  le 
monde,  et  qui  avait  péri  étouffé  sous  les  étreintes  d'At- 
tila. 

Nos  ancêtres  allaient   désormais  porter   le   nom   de 
Gallo-Franks. 


LE  GALLO-ROMAIN  245 


CHAPITRE   II 


L  Effets  immédiais  de  la  conquête;  double  transformation  des  Gallo-Uo- 
mains.  Métier  des  armes;  guerrier  gallo-romain;  discipline,  art  et  organi- 
sation militaires.  La  force  romaine.  Commerce,  industrie,  agriculture. 
Sciences,  littérature,  arts  :  le  latin  chez  les  classes  inférieures  et  chez  les 
•classes  riches;  les  écrivains  gallo-romains.  Médecine,  astronomie,  naviga- 
tion. Livres  et  objets  d'art.  Écoles  et  éloquence.  Le  Midi  et  le  Nord. 

IL  Troisième,  quatrième  et  cinquième  siècles  :  écoles  et  bibliothèques  païennes; 
concours  littéraires;  professeurs,  rhéteurs,  grammairiens,  médecins.  Formes 
de  l'enseignement.  Les  livres.  Monastères;  écoles  chrétiennes.  Les  deux 
littératures.  Les  cantiques. 

III.  Luttes  des  religions;  union  du  polythéisme  et  du  paganisme.  Monu- 
ments païens.  Prêtres  gallo-romains  :  pontifes,  augures,  aruspices,  et  prê- 
tres d'un  ordre  inférieur.  Culte  des  Flamines  augustales.  Empereurs  divi- 
nisés. Quelques  actes  d'opposition. 

IV.  Commencements  du  christianisme.  Prédications;  persécutions;  conver- 
sions. Églises  nouvelles.  Hérésies  :  Arius,  Donat,  Marc,  Pelage,  Manès; 
Parsisme  et  Gnosticisme.  Les  conciles.  Résistances  du  paganisme.  Chrétiens 
tolérants;  chrétiens  exaltés  :  guerre  à  l'idolâtrie.  Effets  de  la  discussion 
religieuse.  Portraits  d'évêques  au  v*  siècle.  Pouvoir  religieux  du  prélat; 
pouvoir  philosophique  ;  pouvoir  politique.  Ordre  ecclésiastique  chrétien. 
Privilèges  de  l'évoque;  son  diocèse;  son  élection;  sa  mission  spirituelle. 
Clergé  inférieur;  ordres  majeurs  et  mineurs;  discipline.  Clergé  séculier;  clergé 
régulier  :  le  moine  gallo-romain. 


I. 


En  donnant  de  l'unité  au  gouvernement  et  à  l'adminis- 
tration politique  et  civile  de  la  Gaule,  César  et  ses  suc- 
cesseurs immédiats  tirent  disparaître,  sur  certains  points 
du  pays,  la  variété  des  mœurs  celtiques. 

Après  la  lutte  guerrière,  une  lutte  morale  s'éleva  entre 
les  vainqueurs  et  les  vaincus.  Çà  et  là,  par  esprit  de  race, 


246  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Sinon  par  amour  national,  les  Gaulois  s'obstinèrent  à 
vivre  comme  leurs  ancêtres;  mais,  avec  le' temps,  les  al- 
liances entre  les  familles  romaines  et  les  familles  gauloi- 
ses préparèrent  le  mélange  des  mœurs,  qui  devinrent 
gallo-romaines.  Le  lecteur  verra  bientôt  ce  qu'il  resta, 
après  la  soumission  des  Gaulois,  de  leur  civilisation  pri- 
mitive; il  comprendra  quelle  a  été  l'influence  toute-puis- 
sante de  la  domination  romaine  dans  les  nations  du  midi 
surtout,  où  l'élément  romain  envahit  le  langage,  et  effaça 
les  vieilles  traces  des  Galls,  pour  se  fondre  avec  l'élément 
grec  et  l'absorber  ;  il  saisira  sans  doute  aussi  les  rapports 
de  la  vie  publique  et  privée  des  Romains  avec  celle  des 
Gaulois,  qui  subirent  une  double  transformation. 

Dès  le  principe,  réduits  par l'épée,  ceux-ci  durentcé- 
der  aux  volontés  des  soldats  romains,  leurs  maîtres  ;  con- 
vertis ensuite  au  christianisme,  ils  durent  franchir  avec 
des  efforts  inouïs  l'abime  creusé  entre  la  foi  nouvelle  et 
leurs  antiques  croyances,  bien  que  leurs  esprits  fussent 
déjà  un  peu  préparés  au  monothéisme  parle  spiritualisme 
druidique  (Y.  plus  haut,  p.  163.) 

Cette  double  transformation  s'opéra  en  moins  de  trois 
siècles. 

Le  jour  où  les  Gaulois  obéirent  définitivement  à  Rome, 
ils  furent  moins  éloignés  qu'auparavant  d'adorer  le 
Christ,  parce  que  la  religion  du  Christ  satisfit  tout  d'abord 
en  une  certaine  mesure  leur  soif  d'indépendance.  En 
effet,  le  précepte  «  Rendez  à  César  ce  qui  appartient  à 
César,  »  précepte  de  résignation  politique,  s'enracina 
chez  eux  sous  Constantin  seulement.  Yers  ce  temps,  on 
prêta  serment  dans  les  armées.  On  jura  par  Jésus-Christ 
et  le  Saint-Esprit,  et  par  la  Majesté  de  l'Empereui'  «  qui 
doit  être  chérie  et  honorée  après  Dieu.  »  Une  fois  que 
l'empereur  avait  reçu  le  nom  d'Auguste,  il  fallait  avoir 
pour  lui  un  dévouement  fidèle  et  lui  rendre  un  assidu 
service  comme  au  représentant  de  Dieu  sur  la  terre   *. 

.  Vegetius,  De  re  militari,  lib.  ii,  cap.  5. 


LE  GALLO-ROMAIN  247 

Ce  serment  que  l'on  prêta  à  l'empereur,  et  que  l'on  re- 
nouvela chaque  année  *^  obligeait  les  militaires  à  ne  ja- 
mais déserter,,  et  à  ce  sacrifier  leur  vie  pour  l'empire  ro- 
main. »  Ce  lien  sacré  enchaînait  étroitement  les  âmes. 

Selon  les  mœurs  primitives,  tout  Gaulois  était  soldat 
dans  l'occasion.  Mais  à  mesure  que  l'habileté  guerrière 
se  développa,  on  vit  diminuer  le  nombre  de  ceux  qui  por- 
taient habituellement  les  armes.  A  dater  du  règne  d'Au- 
guste, il  y  eut  un  a  métier  des  armes,  »  par  vocation  spé- 
ciale; des  goûts  militaires  chez  les  uns,  désireux  d'ap- 
pendre  leurs  trophées  autour  de  leur  maison,  en  reve- 
nant de  la  guerre,  après  avoir  vaincu  côte  à  côte  avec 
des  légionnaires;  chez  les  autres^ la  crainte,  l'horreur  de 
combattre,  au  point  que,  «  pour  échapper  au  service  de 
Mars,  »  ils  en  arrivèrent  à  imiter  le  murcus  d'Italie  (V. 
plus  haut,  p.  82,)  et  à  se  couper  le  pouce. 

Pour  se  représenter  le  guerrier  gallo-romain,  sous  le 
rapport  du  costume,  il  suffit  d'ajouter  aux  armes  de  l'anti- 
que Gaulois  quelques-unes  des  armes  ofTensives  et  défen- 
sives adoptées  par  les  légionnaires  romains,  avec  le  cas- 
que, la  cuirasse  et  le  baudrier  de  cuivre  ;  ou  bien  il  faut 
se  rappeler  comment  le  Gaulois  s'arma,  souvent,  pendant 
les  guerres  de  l'indépendance. 

Ardent  à  se  défendre,  tantôt  il  emprunta  à  ses  ennemis 
quelques  façons  de  combattre,  tantôt  il  inventa  des  moyens 
extraordinaires  contre  les  agressions.  Lorsque  les  Yé- 
nètes  résistèrent  aux  légions,  ils  s'armèrent  de  faulx  bien 
affilées  et  fixées  à  de  longues  perches  :  le  fer  du  labou- 
reur servit  au  soldat  2.  Lorsque  Julius  Sacrovir  entra 
en  révolte,  il  commanda  quarante  mille  hommes,  dont  le 
cinquième  était  armé  comme  les  légionnaires  romains  : 
le  reste  avait  des  épieux,  des  coutelas  et  autres  instru^ 


1.  Cod.  Théod.  Lib.  vn,  tit.  1,  L.  4,  et  lit  i3,  L.  5;  Taciti  Histor.  Lib.  i, 
cap.  55. 

2.  Veget.  De  re  milit.  lib.  iv,  cap.  14;  lib.  v,  cap.  1^;  TU.  Liv.  lib.  xxxviii, 
cap.  41. 


218  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

ments  de  chasse.  Sacrovir  s'adjoignit  des  cnipellaires, 
esclaves  publics  exerçant  le  métier  de  gladiateurs,  entiè- 
rement couverts  d'une  massive  armure  de  fer,  d'une  seule 
pièce,  qui  les  rendait  invulnérables,  mais  qui  les  gênait 
singulièrement  pour  frapper  eux-mêmes  *.  Leur  nom 
était  pittoresque  :  crupellaire  veut  dire  perclus,  impo- 
tent [crupach^  en  gaélique,  cripple^  en  anglais  actuel). 
Aussi,  les  Romains,  qui  les  combattaient  avec  la  hache  et 
la  cognée ,  avec  le  levier  et  la  fourche ,  fendaient  leurs 
rangs  qui  ressemblaient  à  des  murailles,  et  renversaient 
ces  masses  compactes  qui,  n'ayant  plus  de  force  pour 
se  relever,  gisaient  à  terre,  comme  des  cadavres.  Des 
hastats  ou  piquiers,  enfin,  figurèrent  parmi  les  soldats 
gallo-romains,  qui  étaient  pourvus  de  phalariques,  eepè- 
ces  de  javelines  enduites  de  filasse  et  de  poix,  ayant  une 
immense  tête  de  fer  et  un  bois  fort  chargé  vers  le  haut 
d'une  masse  de  plomb  circulaire  2,  destinées  à  être  lan- 
cées à  la  main,  comme  des  traits  ;  de  spathes,  larges  et 
longues  épées  à  deux  tranchants,  à  pointe  aiguë  ;  de 
flèches  diverses;  de  tnateris^  rhompheœ^  frameœ^  lances  en 
usage  chez  les  alliés  de  Rome  et  chez  les  Barbares  ^. 
Qui  reconnaîtrait  là  les  hommes  dont  César  avait  eu 
raison? 

Planter  des  tentes,  former  des  retranchements,  cons- 
truire quelquefois  des  remparts,  employer  certaines  ma- 
chines de  guerre,  faire  jouer  des  pièces  de  bois,  lancer 
des  poutres  énormes,  telle  était  la  manière  de  guerroyer. 
L'art  militaire,  qui  avait  progressé,  consistait  dans  les 
blocus  et  les  sièges  :  plus  le  gallo-romain  avait  d'épreuves 
terribles  à  subir,  mieux  il  organisait  sa  défense.  Bientôt,, 
les  Romains  importèrent,  entre  autres  machines,  béliers, 
balistes ,  onagres  et  pierriers,  une  bascule  légèrement 


i.  Tacili  Annal.  Lib.  m,  cap.  43. 

2.  Tit.   Lir.  Historiar.  Lib.  xxxiv,  cap.  i4;  Isid.  SevUl.   Origin.  Liv.  18 
chap.  7,  8. 

3.  Cl.  Lamare,  De  la  milice  romaine,  depuis  la  fondation  de  Rome  jusqu'à 
Constantin,  p.  48,  in-8<».  Paris,  1863. 


LE  GALLO-ROMAIN  249 

suspendue  et  mouvante,  qui,  s'abaissant  soudain,  saisis- 
sait les  assiégeants  d'une  ville,  les  enlevait,  et_,  retombant 
en  deçà  des  murs,  les  renversait  dans  le  camp  des  assiégés. 
Peu  à  peu,  dans  le  premier  siècle  de  notre  ère,  le 
besoin  de   tenir    en  respect  les  populations    soumises 
conseilla  aux  vainqueurs  d'établir  dans  la  Gaule  leur 
discipline  militaire.  L'organisation  des  armées  fut  cal- 
quée sur  celle  de  l'Italie,  à  mesure  que  les  provinces 
s'assimilèrent  à  la  métropole;  et,  vers  la  fin  de  l'Empire, 
les  guerriers  gaulois,  s'efFaçant  au  point  de  perdre  leur 
nationalité,  ne  composèrent  plus  qu'une  milice  peu  nom- 
breuse, établie  pour  la  police  des  villes  et.  des  campa- 
gnes, et  qu'on  pourrait  appeler  ce  milice  urbaine.  »  Dans 
les  grandes  cités,  ils  entretinrent  des  soldats  fantassins 
et  des  cavaliers,  faisant  l'exercice  à  la  romaine,  obéissant 
au  mot  d'ordre  changé  tous  les  soirs  et  écrit  sur  un  dé 
de  bois  [tessera)  par  le  général,  placés  sous  l'autorité  et  la 
discipline    romaine,  punis    et    récompensés    selon   les 
règlements  romains.  On  gratifia  les  soldats  de  couronnes 
d'or,  de  chêne  ou  de  gazon,  bracelets,  phalères  ou  chaînes 
d'or  qui  passaient  derrière  le   cou  et  tombaient  sur  la 
poitrine  ^  ;  de  drapeaux  écarlates  et  pourpres  ;  de  corni- 
cules  ou  longues  aigrettes  que  les  cavaliers  attachaient 
sur  le  côté  de  leur  casque  ;  de  hastes  pures  ou  lances 
sans  fer  ressemblant  au  sceptre  des  Dieux  ^  ;  de  carquois, 
harnais,  etc.,  le  tout  accompagné,  souvent,  de  certains 
avantages  pécuniaires,  même  de  bénéfices  militaires  as- 
sez considérables,  ou  exemptant  de  fonctions  onéreuses. 
Pour  infractions  à  la  discipline,  les  généraux,  officiers 
et  soldats  encouraient  des  peines  diverses  :  ils  étaient 
dégradés,  battus  de  verges,  changés  de  service,  mis  au 
pain    d'orge,    bâtonnés,   vigésimés     ou    décimés^    am- 
putés  de  la    main  droite,  lapidés,  décapités,  quelque- 
fois crucifiés  ou  noyés,  laissés  sans  sépulture,  etc  ^.  Car 

1.  Silius  Italiens,  Lib.  xv,  vers  256. 

2.  Virgilii.  Mneid .  Lib.  vi,  vers  760. 

3.  D'après  Tacite,  Tite-Live  et  Valère- Maxime. 


rôO  MÉMOIIIES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

la  discipline  romaine,  rigoureuse  à  l'excès,  était  uu 
avilissement,  une  terreur.  On  marquait  le  soldat  aux 
bras,  sur  les  mains,  sur  les  jambes,  pour  l'empêcher  de 
déserter.  Sous  Dioclétien,  parait-il,  cette  flétrissure 
disparut  ;  mais  il  resta  un  signe  d'esclavaga  :  une  médaille 
de  plomb  pendue  au  cou,  comme  marque  distinctive  *. 
Les  drapeaux  attachaient  l'hommç  tyranniquement,  et 
personne  ne  pouvait  quitter  la  vie  des  camps  pour  celle 
du  citoyen. 

Toute  l'organisation  militaire,  dans  la  Province,  était 
disposée  de  telle  sorte  que  les  guerres  de  Romains  à 
Gaulois  devenaient  des  guerres  civiles.  La  politique  des 
empereurs  voulait  que  les  Gaulois  entrassent  dans  les 
légions,  appartinssent  même  aux  gardes  prétoriennes, 
par  un  engagement  de  vingt  ou  dix  ans,  suivant  l'usage  ; 
qu'il  y  eût  des  vétérans  gaulois,  exemptés  d'impôts  pour 
les  biens  acquis  dans  la  milice,  de  capitation  pour  leur 
famille  ^,  et  pouvant  se  marier;  que  le  fils  de  vétéran 
héritât  des  armes  de  son  pp.re,  comme  des  terres  con- 
cédées par  l'État,  à  condition  d'entrer  dans  la  milice, 
aussitôt  qu'il  aurait  atteint  dix-huit  ans  ;  que  les  Gaulois 
portassent  les  aigles  et  les  enseignes  romaines,  au  lieu 
de  leurs  étendards  nationaux.  Des  légionnaires  et  des 
vétérans,  ainsi  mélangés,  marchèrent  deux  fois  contre 
les  Bagaudes. 

Un  maître  de  la  milice  [magister  militiœ)  dirigeait 
toutes  les  forces  romaines  en  Gaule.  Des  fonctionnaires 
municipaux,  chargés  du  travail  de  la  levée  des  troupes, 
recrutant  l'armée  en  dehors  des  curies  et  des  collèges  ou 
corporations  de  métiers,  choisissaient,  entre  les  jeunes 
gens,  ceux  qui  n'appartenaient  point  à  une  famille  mu- 
nicipale, avaient  dix-huit  ans  révolus,  brillaient  par 
la  force  du  corps,   et  n'étaient  point  esclaves  ni  Juifs. 


1.  Mém.  de  VAcad.  des  Inscrip.  et  B.  Lettres,  t.  XXXII,  p.  330;  Vegetius, 
De  re  militari,  lib,  i,  cap.  8;  lib.  ii,  cap.  S. 

2.  Cod.  rhéodos.  Lib.  vu,  tit.  20,  L.  4. 


LE  GALLO-ROMAIN  2o1 

Cette  dernière  exclusion  résulta  de  l'influence  du  clergé 
chrétien;  celle  des  esclaves  dépendit  des  circonstances. 
Sous  Constantin,  l'armée  se  recruta  principalement 
parmi  les  plébéiens  prolétaires  ou  paysans  sans  patri- 
moine, parmi  ceux  qui,  pour  unique  impôt,  payaient  la 
capitation;  mais'peu  après,  il  fallut  que  tout  propriétaire 
fournît  un  ou  plusieurs  soldats,  selon  sa  fortune,  sauf  à 
donner  des  remplaçants  aux  colons  qu'il  voulait  garder  *. 

Quand  le  gouvernement  avait  plus  besoin  d'argent  que 
de  militaires,  il  acceptait  une  certaine  somme  à  la  place 
des  recrues. 

Répandue  dans  les  cités,  l'armée  se  divisait  en  lé- 
gions, composées  de  Gaulois  et  de  Romains,  et  renfer- 
mant chacune  dix  cohortes.  La  cohorte  comprenait 
ordinairement  cinq-cent-cinquante-cinq  fantassins  et 
soixante-six  cavaliers  :  la  première  seule  en  comptait  le 
double,  tenaient  ensuite  les  centuries  et  les  manipules, 
troupes  d'hommes  rangés  sous  un  même  étendard  ^. 
Une  division  de  cavalerie,  appelée  ala^  aile,  se  subdivi- 
sait en  turmes,  détachements  de  cavalerie  formés  d'abord 
d'une  trentaine  d'hommes  avec  trois  officiers  ^.  Outre 
sa  paie,  le  soldat  recevait  une  gratification  annuelle, 
sous  le  nom  de  largesse  de  l'empereur  (donativum)^ 
comme  le  congiarium  se  donnait  à  la  multitude,  hepiilve- 
raticum  *  était  accordé  aux  hommes  enrôlés  extraor- 
dinairement. 

La  vie  que  l'on  menait  sous  les  armes,  en  temps  de 
guerre,  ou  tout  au  moins  dans  les  parties  de  l'Empire 
exposées  aux  Barbares,  devint  extrêmement  rude.  Dès 
l'aube,  la  trompette  éveillait  le  camp;  les  soldats  allaient 
saluer  leurs  chefs  immédiats,  ceux-ci,  leur  général,  qui 
donnait  ses  instructions  pour  la  journée,  avec  le  mot  d'or- 
dre. S'il  fallait  partir,  un  premier  son  de  trompette  servait 

1.  Symmachi  EpisloL  Lib.  vi,  ep.  59,  63;  lib.  iv,  ep.  10. 

2.  D'après  César,  Tacite  et  Virgile. 

3.  D'après  Varron  et  Végèce. 

4.  Gothof.  ad  Cod.  Theodos.  Lib.  vu,  lit.  13,  L.  16. 


2;)2  MÉMOIRES  DU  PEUPLli;  FKANCAIS 

de  signal,  et  les  tentes  étaient  pliées  ;  au  deuxième  son,  on 
chargeait  les  bagages;  puis  un  héraut,  placé  à  la  droite 
du  général,  demandait  par  trois  fois  aux  soldats  :  «  Êtes- 
vous  prêts  à  combattre?  »  Et  tous  s'écriaient  avec  joie  : 
«  Nous  sommes  prêts.  »  Au  troisième  signal,  ils  se  met- 
taient en  marche  contre  l'ennemi  *,  et  s'excitaient  les 
uns  les  autres,  Romains  et  Gaulois,  à  des  actes  d'hé- 
roïsme. 

Auguste  plaça  deux  camps  de  quatre  légions  sur  la 
rive  gauche  du  Rhin,  «  garnison  commune  contre  les 
Gaulois  et  les  Germains,  »  dit  Tacite.  Ces  soldats  étaient 
à  la  fois  les  défenseurs  et  les  geôliers  de  la  Province.  Un 
temps  vint  où  les  garnisons  veillant  sur  les  frontières 
reçurent  des  champs,  des  fermes,  des  esclaves  et  des 
animaux,  enfin  tout  ce  qui  pouvait  servir  à  l'exploitation 
du  terrain  et  à  la  formation  des  colonies  2. 

Ces  établissements  militaires  finirent  par  se  métamor- 
phoser en  villes,  par  être  luxueux  et  corrompus  comme 
elles.  L'Empire  se  soutint  par  la  force  des  armes  :  cinq 
ducs  protégèrent  les  frontières  de  l'est  et  les  côtes  de 
l'ouest  ;  un  comte  résida  à  Strasbourg  ;  des  flottes  furent 
à  l'ancre  sur  la  Sambre,  la  Saône,  le  Rhône  et  la  Seine  '^, 
à  Marseille,  à  Chalon-sur-Saône^  à  Arles  ou  à  Vienne, 
dans  le  Parisis,  peut-être  devant  Andresy,  car  les  soldats 
de  ces  flottes  s'appelaient  Anderitiens,  et  au  cap  Ilornii 
(le  Crotoy)  :  c'était  la  flotte  Sambrique. 

Mais  bientôt,  par  l'effet  de  la  mollesse  générale  des  Ro- 
mains, au  mélange  que  nous  avons  signalé  plus  haut,  à  la 
milice  composée  pour  partie  de  Romains,  pour  partie  de 
Gaulois,  succéda  un  mélange  nouveau  :  des  Barbares 
prirent  place  parmi  les  troupes  gallo-romaines.  Non- 
seulement  la  Province  fut  protégée  par  des  lètes^  ou 


i.  Flavius  Josephus,  De  bello  jiidaïco,  lib.  m,  cap.  G. 

2.  J.  Naudet,  Des  changements  opérés  dans  toutes  les  parties  de  l'Empire 
romain,  depuis  Dioclétien  jusqu'à  Julien,  l^e  partie,  in-S",  Paris,  1817. 

3.  A.  Duchesne.  Historiar.  Francorum  scriptores,  t.  I,  p.  2. 


LE  GALLO-ROMAIN  253 

colons  militaires,  intéressés  à  défendre  un  sol  qu'ils 
cultivaient,  mais  des  fœderati^  soldats  barbares,  combat- 
tirent pour  l'Empire  en  obéissant  à  leurs  chefs  nationaux 
et  héréditaires,  en  conservant  leur  propre  équipement, 
leurs  propres  armes.  Les  lètes  restaient  à  poste  fixe, 
et  ne  changaient  pas  de  garnison  :  ils  ont  marqué,  on 
le  verra,  pendant  la  transition  des  Gallo-Romains  aux 
Gallo-Franks. 

Des  détachements  occupaient  le  rivage  nervien  et  la 
rive  armorike;  la  rive  saxonique  était  gardée  par  des 
Dalmates,  troupe  à  cheval.  Douze  corps  de  cavalerie 
tenaient  garnison  dans  la  Gaule,  presque  tous  étrangers, 
à  l'exception  d'un  corps  gaulois  [équités  primi  gallicani)^ 
d'un  autre  appelé  ce  Jeune  cavalerie  d'Honorius,  ))  d'un 
troisième,  (c  Vieille  cavalerie  d'Honorius,  »  et  d'un  qua- 
trième, c(  Cavalerie  féroce  de  Constance.  »  Parmi  les 
endroits  pourvus  de  forces  militaires,  se  trouvaient 
Gray,  —  l'embouchure  du  Blavet,  —  Yannes,  —  Car- 
haix,  —  Saint-Servan,  où  le  camp  porte  encore  le  nom 
de  cité^  —  Coutances,  —  Rouen,  —  Avranches,  —  Port- 
Bail,  —  Bayeux,  —  le  Mans,  — Rennes  *. 

Des  châteaux  forts  assuraient  la  tranquillité  des  habi- 
tants, et  contenaient  les  populations  portées  à  la  révolte; 
en  même  temps,  les  soldats,  qui  soutenaient  avec  énergie 
les  chefs  romains  ou  étrangers,  se  créaient  une  puis- 
sance à  part.  Aussi,  par  un  de  ces  revirements  que 
l'histoire  offre  presque  toujours,  la  force  engendra  la 
faiblesse,  et  l'organisation  de  l'autorité  militaire  en  Gaule 
entraîna  la  dissolution  de  l'autorité  elle-même  :  les  sol- 
dats, mécontents  de  leur  sort  ou  insatiables  dans  leurs 
désirs,  s'insurgèrent,  choisirent  ou  chassèrent  à  leur  gré 
les  empereurs. 

Gardons-nous  de  croire  que  les  légions  romaines, 
après  les  premiers  enivrements  du  succès,  aient  joué  le 


1.  Notitia  imperii  romani:  Léon   Fallue,  Annales  de  la  Gaule,   p.  322 
et  323. 


«54  MÉMOIRRS  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

rôle  de  tyrans,  et  que  Rome  ait  systématiquement  soumis 
la  Gaule  à  un  joug  insupportable.  «  Je  ne  sais,  dit  Bos- 
suet,  s'il  y  eut  jamais  dans  un  grand  Empire  un  gouver- 
nement plus  sage  et  plus  modéré  qu'a  été  celui  des 
Romains  dans  les  Provinces  *.  »  Seulement  les  vaincus, 
assimilés,  suivirent  les  destinées  du  peuple-roi;  toutes 
les  causes  et  tous  les  effets  de  la  décadence  de  l'Empire 
se  manifestèrent  hors  de  l'Italie  comme  au  dedans;  les 
exactions,  la  misère,  la  désorganisation  sociale  qui 
désolèrent  la  Gaule  sous  les  derniers  empereurs,  étaient 
les  mêmes  partout,  depuis  Rome  jusqu'à  Constantinople 
et  en  Syrie. 

Autant  le  guerrier  gaulois,  perdant  sa  nationalité, 
s'effaça  immédiatement  après  la  conquête,  autant  le 
marchand^  l'industriel  et  l'agriculteur  prospérèrent  soiis 
l'impulsion  romaine.  Vainqueurs  et  vaincus  s'entendirent 
très-bien  et  très-vite  pour  faire  le  négoce  ou  cultiver  les 
terres'  :  en  général  les  inimitiés  se  turent  devant  l'amour 
et  l'espoir  du  gain.  La  soumission  était  à  peine  achevée, 
que  les  arpenteurs  romains,  venus  à  la  suite  de  César, 
avaient  déjà  divisé  une  grande  partie  de  la  Province; 
que  des  vivandiers  et  des  négociants  romains  la  parcou- 
raient en  tous  se;ns.  Le  commerce  gaulois  prit  une  exten- 
sion immense  .C'était  chose  toute  naturelle, d'après  le  carac- 
tère des  populations  de  ce  temps,  qui  vénéraient  Mercure 
par-dessus  les  autres  dieux,  lui  avaient  élevé  beaucoup 
de  statues,  l'honoraient  comme  l'inventeur  des  arts  et  leur 
guide  dans  les  chemins,  l'invoquaient  lorsqu'ils  se  met- 
taient en  route,  et  voyaient  en  lui  le  génie  protecteur  de 
l'argent  et  des  marchandises  ^.  L'Italie,  l'Espagne,  l'A- 
frique et  File  de  Bretagne  furent  ouvertes  aux  marchands 
de  la  Gaule.  Les  flottes  se  multiplièrent,  de  mieux  en 
mieux  armées  pour  les  combats  ou  les  expéditions  com- 
merciales. Marseille,  alors, ne  domina  plus  seule;  Fréjus 
et  Narbonne  lui  firent  concurrence. 

1.  Bossuet,  v«  avertissement,  N"  06. 

2.  Cœsar,  De  bel),  gall.  lib,  vi,  cap,  i7. 


LE  GALLO-ROMAIN  255 

Depuis  longtemps,  les  négociants,  les  voyageurs,  les 
citoyens  romains  abondaient  dans  la  Province,  où  l'on 
n'eût  pas  pu  commercer  sans  eux.  11  ne  circulait  pas  une 
seule  pièce  d'argent  qui  ne  fût  portée  sur  les  livres  des 
citoyens  romains  ^ .  Ce  mouvement,  qui  se  précipita  vers 
la  Gaule,  en  raison  du  peu  d'estime  que  l'on  avait  à 
Rome  pour  les  négociants  2^  contribua  à  la  fortune  des 
villes,  depuis  les  plus  petites,  —  Arras,  Amiens,  Sois- 
sons,  Paris  et  Sens,  jusqu'aux  plus  importantes,  —  Mar- 
seille, Narbonne,  Vienne,  Avignon,  Arles,  Nimes,  Gar- 
cassonne,  etc.  Besançon,  Ghâlons-sur-Saone,  Autun, 
Nevers,  Bourges  et  Orléans,  déjà  riches  et  peuplées,  aug- 
mentèrent. 

D'autres  villes,  possédant  des  industries  particulières, 
devinrent  aussi  très-florissantes.  Outre  celles  qui,  sous 
ce  rapport,  étaient  célèbres  pendant  l'époque  gauloise  et 
manufacturaient  des  armes  (Y.  plus  haut  p.  88,) plusieurs 
avaient  acquis  récemment  une  renommée  européenne 
pour  l'excellence  de  leurs  produits.  La  fabrication  des 
armes  ne  cessa  pas  de  progresser,  sans  doute,  car  au 
commencement  du  v"  siècle,  on  admettait  difficilement 
les  armuriers  dans  le  «  collège  » .  Ils  devaient  promettre 
de  fdl3riquer  des  armes  toute  leur  vie.  L'autorité  compé- 
tente les  marquait  d'un  fer  rouge  sur  le  bras,  ce  qui  les 
rendait  esclaves  de  leur  profession,  et  les  empêchait  de 
quitter  leurs  travaux,  d'accepter  de  l'ouvrage  d'autres 
maîtres  ^  Arras  vendait  le  sagum,  laine  grossière,  dont 
on  faisait  des  saies,  ou  des  casaques  longues  à  capuchon, 
des  caracalla.  L'empereur  Bassianus  reçut  des  Romains, 
comme  on  sait,  le  surnom  de  caracalla_,  parce  qu'il  por-r 
tait  ce  vêtement  gaulois,  ordinairement  fabriqué  à  Lan- 
gres  et  à  Saintes.  Du  f"  au  nf  siècle,  les  campagnes  oc- 


1.  Cicero,  Pro  Fonteio,  N'^  4. 

2.  Cod.  Theodos.  Lib.  vu,  tit.  S,  L.  i;  Cœsar,  Do  Lelio  gallico,  lib,  vu, 
cap.  3, 

3.  Cod.  Theodos.  Lib.  x,  tit.  22,  L.  iv. 


256  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

cupant  le  territoire  de  la  Seine-Inférieure  actuelle,  se 
couvrirent  de  métairies  et  de  fabriques  *.  Les  Calètes 
tissèrent  des  toiles  ^.  La  construction  des  navires  fut  en- 
couragée :  on  alla  jusqu'à  placer  les  gens  qui  s'y  adon- 
naient parmi  les  artisans  privilégiés,  auxquels  on  con- 
féra l'ordre  équestre  ^  Au  siège  de  Marseille  (V.  plus 
haut,  p.215,)César  ayant  besoin  d'une  marine  pour  fermer 
le  port,  put  faire  construire  en  trente  jours,  dans  Arles, 
vingt-deux  bâtiments  de  guerre,  vaisseaux  improvisés, 
tout  de  bois  vert,  et  sans  légèreté,  mais  si  rapidement 
confectionnés  que  nous  devons  admirer  une  telle  promp- 
titude *,  eu  égard  aux  moyens  bornés  dont  les  ouvriers 
disposaient. 

Les  Romains  ouvrirent  de  toutes  parts  des  communi- 
cations rapides  et  sûres  ;  les  rivières  furent  sillonnées  de 
bateaux.  A  l'endroit  où  la  Devèse  se  jette  dans  la  Ga- 
ronne, on  créa  un  port  majestueux,  utile  au  commerce 
et  à  la  défense  militaire.  Son  enceinte  était  revêtue  de 
tours  élevées,  dont  parle  Ausone.  Les  mariniers  se  for- 
mèrent ((  en  corporations  »  ou  en  «  collèges  »  de  mar- 
chands, dès  le  temps  d'Auguste  et  de  Tibère,  sur  le 
Rhône,  laDurance,  la  Loire,  la  Saône  et  la  Seine.  Ces 
compagnies  de  nautes  devinrent  les  plus  considérables 
d'entre  les  corporations,  grâce  à  la  faveur  que  les  Ro- 
mains accordaient  au  commerce  par  eau.  Elles  fondèrent 
des  centres  nouveaux  d'habitation,  développèrent  la 
prospérité  de  villes  préexistantes.  Les  nautes,  commer- 
çants plutôt  que  bateliers,  espèces  d'armateurs  [navicu- 
larii)^  inspectèrent  les  voitures  d'eau  et  y  firent  charger 
des  marchandises  pour  leur  propre  compte  et  celui 
d 'autrui.  Ils  se  recrutèrent  bientôt  parmi  des  personna- 
ges illustres,  —  décurions ,  sévirs-augustaux,  duumvirs, 

1.  ^.  de  Frévilîe,  Mémoire  sur  le  commerce  maritime  de  Rouen,  t.  I^% 
p.  13,  in-S",  Rouen  et  Paris,  18o7, 

2.  Piin,  Lib.  xix,  cap.  1. 

3.  Cod.  Theod.  Lib.  xiii,  lit.  5,  L,  16. 

4.  Cl.  Lamare,  De  la  milice  romaine,  p.  239. 


LE  GALLO-ROMAIN  237 

chevaliers  romains,  questeurs  ;  et  ils  reconnurent  des 
curateurs  pour  chefs  * .  Paulin  de  Noie  et  Sidoine  Apolli- 
.naire,  plus  tard,  entendaient  les  haleurs  tirer  à  grande 
peine  les  barques  surchargées,  et  les  bateliers  fendre  les 
eaux  avec  leurs  rames,  soit  en  chantant  en  chœur  le 
joyeux  refrain  du  Celeuma  '^,  qui  leur  était  particulier, 
soit  en  répétant  ensemble  Y  Alléluia^  pour  s'animer  mu- 
tuellement ^ 

Paris,  dont  un  navire  est  l'emblème,  nous  rappelle 
la  corporation  des  Nantes  parisiens,  Nautœ'parisiasi^  qui 
dédièrent  un  autel  votif  à  Tibère,  à  la  pointe  de  l'île  de 
la  Cité,  autel  découvert  en  1710  sous  le  chœur  de  l'église 
de  Notre-Dame.  Cette  partie  de  la  ville,  dans  les  chartes 
du  moyen  âge,  s'appelait  la  ce  Marchandise  de  l'eau.  » 
Une  seule  loi  de  Constantin  mentionne  trente-cinq  cor- 
porations industrielles  *,  c'est-à-dire  d'arts  et  de  métiers; 
parmi  les  commerciales,  on  distingue  celles  des  bou- 
chers :  les  bouchers  de  Yésone  élevèrent  un  autel  à  Ti- 
bère, monument  retrouvé  dans  les  anciens  remparts  de 
Périgueux. 

Assurément  la  Gaule  ne  fut  bien  cultivée  qu'après  la 
conquête^  et  dès  que  le  calme  eut  peu  à  peu  reparu.  Elle 
progressa  rapidement  sous  ce  rapport.  Il  n'exista  aucun 
terrain,  à  l'exception  des  bois  et  des  marais,  qui  ne  rap- 
portât quelque  chose  ^  On  soigna  les  céréales  en  Gaule 
autant  que  dans  l'Italie,  avec  laquelle  les  Gaulois  faisaient 
un  comnierce  considérable  de  blé.  Les  Romains  propa- 
gèrent tout  d'abord  la  culture  de  la  vigne,  et  déjà  ce  pro- 
duit était  considérable,  lorsque  Domitien,  à  la  suite  d'une 
disette  publique,  s'imagina  que  le  mal  venait  de  lamulti- 


\.  D.  Felibien,  Dissertations,  t.  I'''"  de  Y  Histoire  de  la  ville  d".  Paris. 

2.  D'après  Martial,  Valérius  Flaccus,  Sidoine  Apollinaire. 

3.  E.  de  La  Bédollière^  Mœurs  et  vie  privée  des  Français,  t.  P',  p.  29; 
Pontius  Meropius  Paulinus,  poesiœ,  xxx.  Rec.  des  Bollandistes,  t.  I«%  p.  141  ; 
Std.  Apollin.  Lib.  ii,  ep.  10. 

4.  Cod.  Theodos.  Lib.  x,  tit.  13,  14.  Constantin,  an  387, 

5.  D'après  Strabon,  Solin  et  Pomponius  Mêla. 

I.  47 


2^8  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

plicité  des  vignobles  et  de  la  diminution  des  terres  à  blé, 
fit  arrucber  toutes  les  vignes,  et  dépouilla  ainsi  les  Gallo- 
Romains  d'une  de  leurs  principales  richesses.  C'était  en 
92  après  Jésus-Christ,  et  l'arrêt  de  Domitien  s'exécuta 
pendant  deux  siècles  environ.  Probus  sei^enient  l'abolit, 
et  employa  les  légions .  qui  se  trouvaient  en  Gaule  à 
replanter  de  vignes  les  coteaux  de  plusieurs  provinces. 
Le  vin  succéda  à  l'hydromel  et  à  la  bière.  Dans  les  Pro- 
vinces transalpines,  aussi  bien  que  dans  celles  de  l'Orient, 
«  le  sol  se  raviva,  et  devintun  vaste  jardin  *.  »  Il  se  pour- 
rait que  la  Bourgogne  dût  à  Probus  ses  premiers  vi- 
gnobles. 

Au  progrès  rapide  du  commerce,  de  l'industrie  et  de 
l'agriculture,  se  joignit  Un  développement  analogue  des 
sciences,  de  la  littérature  et  des  arts,  malgré  la  persistance 
de  la  langue  gauloise,  qui  resta  presque  intacte  durant 
les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne.  Il  s'opéra  une 
sorte  d'invasion  des  lettres  latines,  s' élançant  de  la  Nar- 
bonnaise,  où  elles  avaient  déjà  pris  leur  essor,  vers  les 
nations  septentrionales  de  la  Gaule,  où  les  idiomes  cel- 
tiques gardèrent  tant  d'empire  que  le  peuple  n'y  parla 
jamais  le  latin.  En  Bretagne,  au  vf  siècle  encore,  la 
langue  indigène  continuait  les  temps  antiques. 

Pour  les  classes  inférieures,  il  se  forma  une  langue 
mixte  composée  de  mots  latins  mêlés  avec  l'idiome  natio- 
nal, et  qui  en  dénaturaient  le  principe.  Les  artisans  et  les 
soldats,  perpétuellement  en  relations  avec  les  Gaulois, 
contribuèrent  surtout  à  propager  parmi  les  masses  ce  patois 
barbare,  rustique,  dépourvu  de  règles  fixes,  dont  il  fallut 
très-longtemps  tenir  compte  dans  les  régions  officielles. Les 
magistrats  romains  apprirent  forcément  l'idiome  national, 
et  le  parlèrent  pour  pouvoir  entrer  en  communication 
directe  avec  les  peuples  de  certaines  nations  où  le  latin 
ne  se  répandait  qu'à  grande  peine.  Jin  230,  Soptime  Sévère 
décréta  que  les  fidéicommis  ^  seraient  admis  en  gaélic, 
comme  en  latin  et  en  grec. 

i.  Aristides  in  Rom. 


LE  GALLO-ROMAIN  259 

Pour  les  classes  riches,  la  prompte  victoire  que  rem- 
portèrent la  langue  et  la  littérature  latines,  s'explique  par 
l'absence  des  monuments  écrits  dans  les  dialectes  gaulois, 
par  l'empirisme  que  les  druides  avaient  mêlé  aux 
sciences,  et  par  l'art  grossier  qui  existait  lorsque  parut 
César.  L'éclat  de  la  vie  méridionale  et  les  formes  élé- 
gantes de  l'Italie  charmèrent  les  Gallo-Romains,  qui  ne 
tardèrent  pas  à  s'atfubler  de  noms  et  de  prénoms  latins, 
et  à  remplacer  de  cette  manière  leurs  titres  patronymi- 
ques, ou  leurs  surnoms  qualificatifs. 

Cet  usage  eût  probablement  pénétré  dans  les  classes 
inférieures,  si  la  loi  n'eut  pas  défendu  de  porter  des  noms 
génériques  romains,  sous  peine  de  mort,  à  moins  qu'on 
ne  fût  citoyen,  c'est-à-dire  admis  dans  la  partie  de  la  popu- 
lation gauloise  tout  à  fait  ralliée  aux  vainqueurs  *.  ce  On 
n'est  pas  citoyen  de  Rome,  disait  Claude,  quand  on  ignore 
la  langue  de  Rome  »  ^  ;  et  les  riches  adoptaient  l'idiome 
officiel. 

Aussi  les  bardes,  la  tête  baissée  et  l'œil  en  pleurs,  ne 
chantaient  plus  que  bien  bas  certains  refrains  nationaux, 
tels  que  celui-ci,  traditionnel  dans  les  villages  duPérigord 
touchant  au  Quercy  : 

Prends  garde,  fier  Pétrocorien, 
Réfléchis  avant  de  prendre  les  armes, 
Car  si  tu  es  battu, 
César  te  fera  couper  les  mains. 

Ils  se  rendaient  l'écho  de  quelques  regrets  populaires. 
Mais,  par  contre,  l'aristocratie  gauloise  avait  changé  ses 
noms  comme  les  villes  avaient  changé  les  leurs  ;  elle  avait, 
pour  entrer  au  sénat  de  Rome,  substitué  à  la  saie  et  aux 
braies  le  laticlave,  tunique  décorée  d'une  large  bande  sur 
la  poitrine^  et  qui  se  serrait  sur  les  hanches  avec  une  cein- 


1.  Wan  Wyn,  Ysilezingen  woorde  Vaderlandsche  Historié  van  Wagenaar, 
l'«  partie,  p.  11  et  12. 

2.  Dion  Cassius,  Lib.  lx,  cap.  7. 


260  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

ture;  elle  avait,  depuis  longtemps  dans  la  Narbonnaise, 
perdu  l'habitude  des  longs  cheveux  et  des  épaisses  mous- 
taches, pour  se  tondre  «  à  la  romaine.  »  Elle  poussait  la 
flatterie  au  point  d'adopter  les  ancêtres  de  Rome.  Elle  pré- 
tendait, afin  de  plaire  aux  empereurs,  «que des  Troyens, 
échappés  à  la  fureur  des  Grecs,  s'étaient  établis  dans  la 
Gaule  vide  encore,  »  tandis  que  d'autres  fugitifs  de  Troie 
se  fixaient  dans  le  Latium  avec  Enée.  Les  Arvemes,  on 
le  pense  bien,  ne  manquaient  pas  de  se  dire  «  frères  des 
latins  *.  » 

Peu  à  peu,  les  monotones  triades,  les  sciences  orales 
des  druides,  les  bardits  nationaux,  les  traditions  celtiques 
disparurent  de  la  mémoire  des  riches  gaulois,  d'autant 
plus  que  les  productions  scientifiques,  littéraires  et  artis- 
tiques, inspirées  par  la  Grèce  ou  par  Rome,  se  trouvaient 
dans  leurs  mains  :  à  Vienne  (Dauphiné),  femmes  et 
enfants  lisaient  les  épigrammes  de  Martial  2. 

Les  Gallo-Romains,  une  fois  entraînés  par  l'imagina- 
tion, ne  se  contentèrent  plus  de  la  littérature  marseillaise 
(V.  plus  haut,  p.  78)  antérieure  ou  postérieure  à  César, 
malgré  ses  incessants  progrès,  tels  qu'un  historien  disait 
encore  vers  195  :  a  L'élégance  des  Grecs  se  marie  heu- 
reusement dans  Marseille  à  la  sévérité  des  mœurs  pro- 
vinciales ^.  » 

Des  hommes  illustres,  des  compatriotes  les  intéressè- 
rent vivement  par  leurs  écrits  connus  du  monde  entier. 
Le  gaulois  Trogue-PoQipée  ne  composait-il  pas,  au  pre- 
mier siècle,  une  Histoire  universelle,  en  40  livres,  et  en 
latin,  premier  ouvrage  vraiment  historique  de  l'anti- 
quité? Pétrone,  né  aux  environs  de  IMarseille,  ne  créait-il 
pas  le  roman?  Publius  ïerentius  Varro,  de  Narbonne, 
surnommé  Aticimis  parce  qu'il  naquit  sur  les  bords  de 
l'Aude,  à  la  fois  historien,  érudit  et  poëte,  ne  prenait -il 


1.  //.  Martin,  Hist.  de  Frnncc,  t.  «•'•,  p.  202  cl  203. 

2.  Marliali'i  Ein:.  lib  vu,  op.  87. 

3.  Tacili  .Agricûla,  cap.  4, 


LE  GALLO-ROMAIN  261 

pas  pour  sujet  du  poëme  épique  a  De  Bello  Séquanico  » 
la  querelle  des  Eduens  avec  les  Séquanais,  et  la  guerre 
d'Ariovist?  Cornélius  Gallus,  dont  les  poésies  n'ont  pas 
été  conservées,  avait  reçu  le  jour  à  Fréjus.  Comment  les 
Gallo-Romains  n'auraient-ils  pas  lu  les  vers  de  cet  émule 
et  doux  ami  de  Yirgile  *?  Pouvaient-ils  rester  froids 
devant  les  œuvres  deMontanus  Yotiénus,  né  à  Narbonne, 
philosophe  stoïcien,  fort  cité  par  Martial,  et  qui  possédait 
science,  éloquence  et  courage?  Il  avait  blâmé  Tibère  et 
flétri  les  orgies  de  Caprée  :  il  était  mort  dans  l'exil,  aux 
Baléares.  Comment  n'aurait-on  pas  connu  en  Gaule  le 
marseillais  Oscus,  rhéteur  abrupte,  fier  et  mordant, 
qui  déclarait  une  rude  guerre  aux  patriciens  de  Rome? 
Cneius  Domitius  Afer,  Nîmois,  faisait  honneur  à  la 
Province  par  l'éloquence,  qull  enseigna  à  Quintilien; 
mais,  perdu  de  débauches,  déshonoré  par  ses  délations, il 
mourut  d'excès  de  table.  Yalérius  Cato,  de  Vienne,  sur- 
nommé c(la  Sirène  latine,  »  brillait  aussi  comme  orateur  : 
c'était  c(  le  maître  unique,  l'illustre  grammairien,  l'excel- 
lent poète,  »  et  il  périt  victime  de  ses  cabales  à  la  cour 
de  Claude.  Favorinus,  d'Arles,  sophiste,  auteur  des 
((  ïropes  Pyrrhoniens  ^,  »  ami  de  Dion  Chrysostôme  et  de 
Plutarque,  enseignait  la  rhétorique  en  Grèce  et  en  Italie, 
où  les  orateurs  gaulois  et  même  bretons  avaient  du 
renom  avant  la  fin  du  n'^  siècle  ^ . 

Autour  de  cette  pléiade  se  groupaient  une  foule  d'é- 
crivains d'un  ordre  inférieur,  mais  qui,  par  leurs  tra- 
vaux, n'en  répandaient  pas  moins  le  goût  des  lettres 
dans  le  pays.  Tels  les  rhéteurs  Quirinalis,  d'Arles,  et  Sur- 
culus,  de  Toulouse,  dont  les  noms  seuls  nous  sont  par- 
venus. Après  l'éloquence,  le  genre  le  plus  cultivé  dans  la 
Gaule  romaine  fut  l'épître^  et  il  nous  reste  des  épîtres 
nombreuses,  formant  des  ouvrages  entiers,  des  traités, 


1.  Virgilii  Bucolicse,  Eclog.  vi  et  x. 

2.  F.  des  Fragments  de  Favorinus  dans  Diogène  Laerce. 

3.  Juvenal.  Satir.  v. 


262  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

des  récits  historiques,  des  polémiques  sur  la  religion  et 
la  philosophie. 

Plus  d'un  médecin  hors  ligne  méritait  d'être  payé  par 
le  trésor  public  des  cités,  comme  cela  se  pratiquait.  Trois 
savants  en  médecine,  Démosthènes,  Crinas  et  Charmis, 
dont  la  renommée  s'étendait  fort  loin,  possédaient  des 
richesses  immenses.  Le  premier  avait  acquis,  outre  une 
grande  connaissance  du  pouls  et  des  principes  excellents 
dans  la  recherche  des  causes  morbides,  un  talent  réel 
pour  traiter  les  maladies  des  yeux,  sujet  approfondi  par 
lui  et  traité  dans  des  livres  dont  il  nous  est  resté  quel- 
ques fragments.  Le  second,  Crinas,  cultivant  la  médecine 
planétaire,  ne  donnait  ni  aliment  ni  remède  sans  consul- 
ter les  astres  :  cette  supercherie  le  signala  à  l'attention 
générale  comme  un  homme  de  prudence,  d'habileté  et- de 
foi  ;  il  éclipsa  tous  ses  confrères  et  put  laisser,  en  mou- 
rant, dix  millions  de  sesterces  (un  million  de  francs,) 
après  en  avoir  dépensé  autant,  ou  à  peu  près,  pour  les 
fortifications  de  Marseille,,  sa  patrie,  et  pour  celles  d'au- 
tres villes.  Charmis,  le  troisième,  marseillais  aussi,  pré- 
tendait guérir  avec  des  bains  froids,  même  au  cœur  de 
l'hiver  :  sa  clientèle  devint  très-nombreuse,  quoiqu'il  fit 
payer  ses  soins  bien  cher,  et  vit  dans  la  médecine  plu- 
tôt un  métier  qu'un  art,  car  il  exigeait  par  exemple 
200,  000  sesterces  (20,000  francs)  comme  émoluments 
d'une  seule  cure  *.  Le  système  de  Charmis  continuait 
celui  d'Euphorbe  Musa,  dont  les  bains  froids  avaient 
sauvé  Auguste,  mais  peut-être  hâté  la  mort  de  Mar- 
cellus. 

Des  hommes  intelligents  ayant  étudié  les  sciences  dans 
les  rares  écoles  qui  existaient  alors^  se  plaisaient  à  ré- 
pandre partout  le  goût  des  travaux  de  l'esprit.  Les  deux 
jumeaux  de  Marseille,  Télon  et  Gyarée,  qui  périrent  glo- 
rieusement dans  le  combat  naval  livré  devant  cette  ville', 


1.  PUn.  Lib.  XXIX,  cap.  5. 

2.  Lucan.  Phars.  Lib.  m,  vers  603  à  626. 


t 


LE  GALLO-ROMAIN  263 

s'étaient  adonnés  en  même  temps  à  l'astronomie,  à  la 
navigation  et  aux  mathématiques.  Julius  Greeinus,  sé- 
nateur de  Rome,  l'un  des  hommes  les  plus  instruits 
du  f  siècle,  et  né  à  Fréjus,  composait  dans  un  style  élé- 
gant deux  livres  sur  la  manière  de  cultiver  les  vignes. 
Columelle  en  parle,  et  Pline  l'ancien  en  reproduit  quel- 
ques passages.  Grsecinus,  d'ailleurs,  était  un  vrai  philo- 
sophe, fuyant  l'ombre  même  du  vice.  Caïus  Caligula 
voulut  qu'il  accusât  un  innocent,  et,  irrité  par  ses  refus, 
ordonna  de  lui  ôter  la  vie. 

Le  nombre  des  établissements  publics  s'accrut  chaque 
année.  Le  commerce  des  livres  s'étendit.  Lyon  fut  re- 
nommée pour  ses  libraires,  qui  débitaient  des  produc- 
tions étrangères  et  celles  du  pays  :  Pline  y  vit  ses  ouvra- 
ges exposés  en  vente  ^  En  39-40  de  notre  ère^  on  y 
avait  fondé  un  concours  public  d'éloquence,  dont  nous 
reparlerons,  et  toute  la  Province  possédait  les  produits 
de  la  vieille  littérature  romaine,  qu'on  ne  trouvait  déjà 
plus  facilement  à  Rome,  s'il  faut  en  croire  Suétone. 

A  côté  des  livres  figurèrent  les  œuvres  d'art.  L'ar- 
chitecture et  la  sculpture  parurent  sortir  du  néant. 
Dans  le  nord  ou  dans  la  Narbonnaise,  des  monuments 
admirables  rivalisèrent  parfois  avec  ceux  d'Italie.  La 
foule  encombra  les  forums  et  les  capitoles.  Des  temples, 
des  cirques,  des  théâtres,  des  amphithéâtres,  des 
thermes,  des  aqueducs,  des  colonnes  triomphales,  des 
voies  magnifiques,  des  maisons  somptueuses  attestèrent 
les  progrès  de  l'art  archi-tectural.  Les  villes  de  la  Gaule 
romaine,  entièrement  de  pierre  ou  de  marbre,  devinrent 
presque  aussi  monumentales  que  Rome  elle-même  ;  non- 
seulement  des  artistes  latins  s'y  établirent,  mais  plu- 
sieurs y  arrivèrent  de  Grèce,  vers  l'époque  d'Auguste. 
Chaque  siècle  augmenta  la  somme  des  œuvres  artisti- 
ques, scientifiques  et  littéraires. 

Sous  Néron,  le  grec  Zénodore  sculptait  des  figurines, 

1.  Plinii  Lib.  ix,  ep.  11. 


264  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

et  des  vases  charmants.  On  le  cite  principalement  pour 
son  colosse  de  Néron,  et  pour  celui  de  Mercure  que  lui 
commanda  Yibius  Avitus,  préfet  des  Arvernes.  Zénodore 
travailla  dix  années  à  cette  œuvre,  qui  coûta  quarante 
millions  de  sesterces  (8,200,000  francs)  *.  Il  préparait 
en  partie  le  métal,  et  ses  modèles  de  terre  étaient  de  la 
plus  grande  beauté  2.  H  copia^  pour  le  même  Avitus,  des 
vases  de  l'athénien  Calamis,  avec  une  exactitude  si  par- 
faite que  l'cèil  le  plus  exercé  n'aurait  pu  distinguer  la 
copie  de  l'original. 

Bien  des  statues  debout,  à  cheval,  sur  des  biges,  des 
quadriges^  honorèrent  les  grands  citoyens  %  quelquefois 
les  hommes  sans  valeur,  les  riches  qui  léguaient  des  ren- 
tes aux  collèges  sacerdotaux  ou  aux  curions;  d'autres 
encore,  remarquables  seulement  par  leurs  cruautés.  Les 
boulangers  gallo-romains,  dont  Mercure  Artaius  (*?'^^?, 
pain)  était  le  patron,  bâtirent  à  ce  dieu  un  temple  avec 
pavé  en  marqueterie.  On  en  voyait  des  ruines,  au 
xvii^  siècle,  à  Artas,  près  de  Valence.  Souvent,  d'im- 
posants bas-reliefs  ornèrent  les  tauroboles. 

En  un  mot,  le  goût  et  le  sentiment  du  beau  artistique 
prirent  racine  sur  la  terre  gauloise,  où  s'établit  et  mourut 
un  peintre  grec,  Diogène  Alpinus  :  sa  pierre  tumulaire, 
qui  sert  de  dalle  dans  le  chœur  de  Saint-Nazaire,  à  Bour- 
bon-Lancy,  doit  remonter  au  premier  siècle  de  l'Em- 
pire K 

Le  sentiment  du  pittoresque  se  révéla  surtout  dans  les 
caricatures,  conformément  au  caractère  natif  des  Gaulois, 
qui  le  plus  souvent  mirent  des  singes  en  action,  parce  que 
ces  animaux  étaient  à  leurs  yeux  l'emblème  de  la  laideur. 
Sous  cette  forme,  l'imitation  pure  et  simple  d'un  individu, 


1.  Plin.  Lib,  xxxiv,  cap.  18. 

2.  F.  de  Clarac,  Musée  de  sculptuie  antique  et  moderne,  t.  I,  p.  58. 

3.  Hist,  de  l'Acad.  des  Inscrip.  et  Belles-Lettres,  Découverte  de  l'ancienne 
villtî  des  Viducassiens,  t.  !<=%  p.  290. 

4.  Lelroimej  Uevue  archéologique,  3*  anntie,  p.  513. 


LE  GALLO-ROMAIN  265 

suffît  pour  le  ridiculiser  *  :  au  moyen  âge  aussi,  le  singe 
a  exprimé  satiriquement  la  laideur  et  le  ridicule. 

Enfin,  sous  Néron,  le  culte  d'Isis  ayant  pris  beaucoup 
d'extension  en  Gaule,  ce  devint  une  mode,  sous  Adrien, 
d'imiter  les  statues  et  les  ouvrages  égyptiens,  ditWinkel- 
mann.  De  toutes  ces  importations  étrangères  s'inspira  peu 
à  peu  l'art  national. 

On  touchait  à  peine  le  n*"  siècle,  que  déjà  le  luxe  appa- 
raissait dans  les  villes,  et  que  la  société  des  vaincus  égalait 
presque  celle  des  vainqueurs. 

Une  civilisation  improvisée  avait  envahi  la  Gaule,  et, 
sous  plusieurs  rapports,  tels  que  celui  de  l'enseignement, 
cette  province  l'emportait  sur  la  métropole.  Les  Romains 
avaient  une  entière  confiance  dans  les  professeurs  gau- 
lois. Ils  faisaient,  pour  leur  plaisir  ou  pour  leurs  études,  le 
voyage  de  Marseille  ^,  au  lieu  d'aller  visiter  la  patrie  de 
Platon  ;  ils  fréquentaient  les  écoles  d'Autun,  de  Lyon,  de 
Toulouse  et  de  Bordeaux.  Aussi,  avec  quel  noble  orgueil 
ces  cités  florissantes  jouissaient  de  leur  supériorité!  L'une 
s'intitulait  «  la  Rome  celtique,  »  l'autre  s'appelait  a  la 
reine  des  Gaules  ;  »  Marseille  se  glorifiait  de  plus  en  plus 
d'être  nommée  «Maîtresse  des  études.  » 

Deux  causes  principales  avaient  favorisé;  ce  genre  de 
mouvement  intellectuel,  qui  d'abord  tenait  au  naturel 
même  des  Gallo-Romains,  principalement  dans  la  Nar- 
bonnaise,  où  régnaient  la  faconde  et  l'expression  fleurie, 
encore  très-caractéristiques  aujourd'hui  dans  la  France 
méridionale.  «  La  nation  gauloise,  disait  Caton  l'ancien, 
combat  bien  et  parle  finement  {argutè.)  »  Après  lui,  saint 
Jérôme  écrivait  :  «  La  Gaule  enfante  des  hommes  braves 
et  éloquents.  »  La  seconde  cause  de  la  prospérité  du  haut 
enseignement  était  due  à  un  édit  de  Domitien^  publié 
en  94,  contre  les  gens  qui  professaient  à  Rome. 

Ces  savants  se  réfugièrent  pour  la  plupart  en  Gaule,  et 


1.  Edm.  TMdo^^  Collection  des  figurines  en  argile,  Paris,  1859,  in-4%  p. 

2.  Straho,  Lib.  iv,  cap.  1, 


260  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

y  donnèrent  une  nouvelle  force  aux  études  philosophi- 
ques qui  florissaient  déjà  dans  les  villes  du  midi.  Juvénal, 
alors,  constatant  la  décadence  des  lettres  à  Rome,  put  avec 
vérité  désigner  la  Gaule  comme  le  centre  le  plus  remar- 
quable de  l'enseignement  oratoire  *. 

Bientôt,  les  empereurs  encouragèrent  à  l'envi  les  rhé- 
teurs gallo-romains,  auxquels  ils  accord  jurent  de  gros 
traitements.  L*art  de  parler  atteignit  la  perfection.  A  Mar- 
seille 2,  il  ne  se  trouva  pas  un  seul  homme  de  loisir  qui  ne 
s'adonnât  à  bien  dire  ou  à  philosopher.  Cette  ville,  pour 
la  gravité  et  la  discipline,  l'emporta  non-seulement  sur 
les  cités  de  la  Grèce,  mais  encore  sur  celles  du  monde 
entier  ^  Les  usages  et  la  langue  gi-ecs  y  persistaient  sous 
les  empereurs  ;  on  y  écrivait  en  grec  jusqu'aux  formules 
des  contrats,  et  les  caractères  en  général  s'y  rapportaient 
plus  à  ceux  d'Athènes  qu'à  ceux  de  Rome. 

De  même  dans  plusieurs  villes  du  midi  :  à  Arles,  où 
les  classes  bourgeoises  continuèrent  de  parler  la  langue 
d'Homère,  où  l'on  chanta  le  grec  dans  les  églises  jusqu'au 
sixième  siècle.  Saint  Césaire,  évêque  de  cette  cité,  de  501 
à  542,  introduisit  dans  son  diocèse  l'usage  défaire  chanter 
les  offices  religieux  en  grec  et  en  latin  par  les  laïques. 

L'église  chrétienne  devait  faire  survivre  le  latin  à 
l'Empire  %  car  si  d'une  part  elle  enlevait  à  cette  langue 
son  génie  propre,  d'autre  part  elle  la  vulgarisait,  en  la 
mettant  au  service  d'une  ardente  propagande.  Il  exista 
une  notable  différence  entre  le  njidi  de  la  Gaule,  tout 
imprégné  de  la  civilisation  grecque,  dès  les  temps  reculés 
(V.  plus  haut,  p.  75,)  entre  le  midi,  initié  à  la  civilisation 
romaine  depuis  l'entrée  des  Romains  dans  la  Narbon- 
naise,  et  le  nord,  profondément  celtique,  par  la  langue 


1.  Juvenal,  Sat.  vu,  vers  147;  sat.  xv,  vers  li2. 

2.  Strabo,  Lib.  iv,  cap.  1. 

3.  Cicero,  Pro  Flacco,  N»  26. 

4.  H.  Martin,  Ilist.  de  France,  t.  I",  p.  45,  en  note  ;  p.  204,  m  note; 
V.  plus  bas,  p.  271. 


LE  GALLO-ROMAIN  267 

et  les  usages.  Saint  Irénée,  évêque  de  Lyon  pendant  le 
deuxième  siècle,  «  habitant  chez  les  Celtes,  était  obligé  le 
plus  souvent  d'user  d'iine  langue  barbare^  »  c'est-à-dire 
du  gaélic  *  ;  et  un  homme  du  nord,  s'adressant  à  des  Aqui- 
tains, craignait  «  que  la  grossièreté  de  son  langage  n'of- 
fensât leurs  oreilles  trop  délicates  ^.  »  Mais  il  s'opéra  peu  de 
changements  dans  les  types  physiques  ;  la  distinction  de 
race  devint  seulement  moins  tranchée,  et  la  vivacité 
méridionale  s'allia  avec  la  vigueur  du  nord.  De  généra- 
tion en  génération,  le  type  gaulois  s'adoucit^  car  le  phy- 
sique et  le  moral  se  touchent,  et  l'homme  qui  se  civilise 
ne  tarde  pas  à  porter  dans  ses  traits  l'empreinte  du  pro- 
grès accompli  par  son  être  moral. 


II 


Aux  iH%  IV®  et  V®  siècles,  des  écoles  nouvelles  donnè- 
rent de  la  célébrité  aux  villes  «  romanisées  »  de  Bordeaux, 
de  Narbonne,  d'Arles,  de  Vienne,  de  Lyon,  de  Poitiers, 
de  Toulouse,  de  Besançon,  etc.,  et  de  Trêves,  qui  posséda 
bientôt  une  grande  bibliothèque  impériale,  probablement 
constituée  comme  celle  de  Constantinople,  avec  des 
scribes  copiant  d'anciens  ouvrages  détériorés,  ou  des 
ouvrages  nouveaux  ^  Arles,  aussi,  eut  une  bibliothèque 
très-considérable,  annexée  au  palais  d(5  l'empereur. 
Enfin,  des  bibliothèques  particulières  se  formèrent,  et  les 
riches  gallo-romains,  de  plus  en  plus  lettrés,  y  réunirent 
les  trésors  de  la  littérature  grecque  et  latine. 

La  jeunesse  étudiait  avec  passion  les  diverses  branches 
des  connaissances  humaines,  mais  sous  le  point  de  vue 
essentiellement  païen.  Ausone  comptait  parmi  les  profes- 


1.  Irénée,  Contra  hœreses,  lib.  1,  Prœmium. 

2.  Dialogue  sur  saint  Martin. 

3.  F.  Guizot,  Hist.  de  la  civilisation  en  France,  t.  h',  p.  104. 


268  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

seurs  de  Bordeaux  un  nommé  Phœbitius,  prêtre  de 
Belen,  qui  se  vantait  d'être  issu  de  la  race  des  druides  ; 
et  Tertullien  déclarait,  vers  la  fin  du  deuxième  siècle, 
qu'un  chrétien  ne  devait  pas  continuer  d'enseigner  les 
lettres,  parce  que  cette  profession  l'enchaînait  à  l'ido- 
lâtrie*. 

11  ne  faut  pas  chercher  bien  loin  les  causes  de  la  pro- 
tection que  les  empereurs  résidants  en  Gaule  accordèrent 
aux  lettres.  Ils  importèrent  dans  ce  pays  le  goût  des  Jeux 
et  des  concours  littéraires  ;  ils  y  appelèrent  de  Rome  ou  de 
Marseille  des  savants  qu'ils  favorisèrent,  et  qui  formèrent 
des  élèves  dignes  de  continuer  leur  enseignement  païen. 
A  Lyon^  Caïus  Caligula  établit  un  concours  d'éloquence 
grecque  et  latine,  dans  lequel  les  vaincus  payaient  les 
frais  du  prix,  et  honoraient  le  vainqueur,  soit  en  prose, 
soit  en  vers.  L'auteur  d'une  pièce  mauvaise  la  devait 
effacer  avec  une  éponge  ou  avec  sa  langue  ;  sinon  on  le 
frappait  de  la  férule,  ou  on  le  jetait  dans  le  Rhône  ^.  Une 
pénalité  si  étrange  et  si  rigoureuse  correspondait  à  la 
sévère  discipline  des  écoles.  «  Que  ni  les  cris  ni  le  bruit 
des  coups,  ni  la  férule  dont  s'arme  le  professeur,  ni  les 
verges,  ni  le  fouet  de  cuir  ne  te  chagrine,  en  te  levant  le 
matin,  »  écrivait  Ausone  à  son  neveu. 

L'admiration  portée  sur  les  médecins  ^  depuis  la  gué- 
rison  d'Auguste  par  Musa  (V.  plus  haut,  p.  262),  sur  les 
grammairiens  et  professeurs  de  toutes  sortes,  était  efficace, 
comme  l'attention  qu'on  leur  prêtait  était  sérieuse.  Tous 
avaient  des  positions  honorables  et  aisées  dans  la  société. 
Point  de  fonctions  onéreuses  pour  eux,  libres  d'accepter 
ou  non  des  honneurs,  c'est-à-dire  des  fonctions  supé- 
rieures, magistratures  auxquelles  s'attachaient  certains 
privilèges  * .  Rien  ne  les  astreignait  au  service  militaire. 


1.  F.  Ozanam,  La  civilisation  au  v«  siècle,  t.  I*"",  p.  283. 

2.  Suetonii  Caïus  Galigul,  N°  20. 

3.  Dion  Cassius,  Lib.  lui,  cap.  30. 

4.  Cod.  Theod.  Lib.  m,  til.  3,  L.  1. 


LE  GALLO-ROMAIN  269 

ni  même  aux  devoirs  de  Fhospitalité*,  tant  recommandée 
en  Gaule.  Ils  cumulaient  ces  importants  privilèges  avec 
des  libéralités  plus  positives.  Le  fisc  leur  donnait,  à  titre  de 
rétribution,  des  rations  de  blé,  d'huile  et  d'-autres  denrées. 
Tousles  professeurs  des  écoles  publiques  établies  dans  les 
colonies  romaines,  recevaient  des  émoluments  de  l'État. 
Une  loi  de  Yalentinien  et  Gratien,  en  376,  accorda  pour 
traitement  aux  rhéteurs  grecs  et  latins  vingt-quatre  an- 
nones,  c'est-à-dire  vingt-quatre  fois  la  solde  militaire,  et 
aux  grammairiens  grecs  et  latins,  douze  annones  ^. 

C'est  que,  dans  la  carrière  des  lettres,  un  grammai- 
rien valait  moins  qu'un  rhéteur.  Les  travaux  du  premier, 
qui  se  plaçait  parfois  au  nombre  des  érudits,  étaient  plus 
pénibles,  plus  élémentaires  :  on  sait  qu'un  grammairien 
de  Trêves  donnait  six  heures  de  leçon  par  jour.  Le  second, 
homme  d'imagination,  charmait  la  foule  suspendue  à 
ses  lèvres,  exaltait  l'esprit  des  auditeurs  et,  par  son  élo- 
auence,  influait  sur  les  actions  des  citoyens.  Pour  l'un  et 
pour  l'autre,  l'honorabilité  existait,  véritable,  incontestée, 
bien  que,  dans  le  principe,  les  grammairiens  et  les  rhé- 
teurs en  général  appartinssent  à  la  classe  des  affranchis. 

Quelques  professeurs,  favoris  du  prince  ou  idoles  de 
la  multitude,  jouissaient  d'une  haute  considération  poli- 
tique, et  d'autres  devenaient  fort  riches,  après  plusieurs 
années  d'enseignement,  Eumène,  né  à  Autun  vers  260, 
rhéteur  et  panégyriste  dont  quatre  discours  seulement 
ont  traversé  les  siècles,  touchait,  à  l'école  de  sa  ville  natale, 
un  traitement  annuel  de  six  cent  mille  sesterces,  représen- 
tant soixante  et  quinze  mille  francs  de  notre  monnaie  ac- 
tuelle; toutes  les  bonnes  grâces  de  l'empereur  Constance- 
Chlore  lui  étaient  acquises,  et,  généreux  au  possible,  il 
employait  la  majeure  partie  de  ses  appointements  à  la 
reconstruction  des  écoles.  Attius  Tiro  Delphidius,  rhéteur 


1.  Cod.  Theod.  Lib.  m,  lit.  3,  L.  3. 

2,  F.  Ozanam,  La  civilisation  au  v*^  si('cle,   t.  Ie«-,   p.   2o5  et  2o6;  Cod. 
Theod.  Lib.  xiii,  lit.  3,  L.  11. 


270  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

à  Bordeaux  sous  Julien,  et  dont  Ausone  et  Ammien  Mar- 
cellin  ont  célébré  le  merveilleux  talent,  gaj^ait  des 
sommes  considérables.  Oribase  de  Pergame,  médecin  et 
ami  du  même  empereur,  qu'il  suivit  en  Gaule,  habita 
Paris,  où  il  composa  son  Abrégé  de  Gallien,  où  peut-être 
il  professa  la  médecine,  où  certainement  il  fit  grande 
figure. 

Avec  des  écoles  fondées,  des  bibliothèques  assez  bien 
garnies,  des  professeurs  largement  dotés,  rien  ne  man- 
quait pour  la  diffusion  des  lumières  :  sur  les  murs  des 
écoles  d'Autun;  par  exemple,  on  avait  peint  des  cartes 
géographiques  * . 

Mais  de  quelle  façon  l'instruction  se  répandait-elle? 
Les  masses  pouVaient-elles  en  profiter,  quand  l'enseigne- 
ment oral  ne  s'adressait  qu'à  un  nombre  fort  limité  d'au- 
diteurs, ayant  assez  de  loisir  et  de  fortune  pour  se  trans- 
porter dans  les  grands  centres  intellectuels  ? 

Les  cours  étaient  professés  en  tangue  grecque  ou 
latine  ;  et  l'idiome  national  seul  les  eût  rendus  accessibles  à 
tout  le  monde.  Le  latin  demeurait  donc  toujours  à  l'état 
de  langue  officielle,  principalement  comme  interprète 
aes  idées  élevées.  De  là,  tout  d'abord,  une  séparation 
forcée  et  radicale  entre  les  familles  opulentes  et  celles 
qui,  vivant  de  leur  travail,  ne  pouvaient  pas,  en  eussent- 
elles  trouvé  le  temps,  s'instruire  au  moyen  de  leçons 
dont  le  sens  leur  échappait  presque  absolument.  Au  cours, 
certains  élèves  sténographiaient  les  paroles  du  professeur. 
Ces  notes,  qui  auraient  pu  être  propagées,  ne  sortaient 
guère  du  cabinet  de  celui  qui  les  avait  prises.  Ajoutons 
que  les  leçons  de  certains  rhéteurs  ressemblaient  assez  à 
des  dialogues  philosophiques,  à  des  discussion  littéraires, 
dans  lesquelles  le  disciple  parfois  interrogeait  ou  réfutait 
le  maître. 

Le  livre,  qui  paraissait  à  peine  dans  la  Gaule  septen- 

1.  /.  J.  Ampère,  Hist.  littér,  de  la  France  avant  le  xiie  siècle,  t.  Ie% 
p.  200.  , 


LE  GALLO-ROMAIN  271 

trionale,  coûtait  trop  cher  pour  que  les  gens  sans  fortune 
le  pussent  acquérir  [l'Abrégé  de  Gallien,  par  Oribase,  a 
été  le  premier  livre  fabriqué  à  Paris  ;  )  le  livre  était 
formé  de  bandes  d'écorces  rapprochées,  collées  l'une  à 
l'autre  en  nombre  suffisant  pour  devenir  soit  un  rouleau 
continu,  soit  une  longue  feuille  cylindrique  (volumen)  *  ; 
ou  bien,  à  dater  du  in*"  siècle,  formé  de  feuilles  de  papy- 
rus ou  de  parchemin  mises  les  unes  dans  les  autres,  et 
ressemblant  ainsi  aux  volumes  actuels ,  il  était  écrit  à  la 
main,  avec  un  roseau  taillé  à  la  façon  de  nos  plumes. 
On  ne  l'achevait  pas  sans  beaucoup  de  temps  et  de 
peine  ;  aucune  société  ne  se  chargait  encore  de  multi- 
plier les  exemplaires  et  de  les  propager.  L'action  du  li- 
vre était  aussi  lente  que  limitée,  les  classes  privilégiées 
seules  jouissaient  des  bénéfices  de  l'instruction,  et  la 
plus  complète  ignorance  régnait  parmi  les  pauvres.  Le 
paysan  apprenait  juste  ce  qu'il  fallait  pour  être  soldat  ou 
ouvrier. 

Cependant,  avec  le  temps,  par  l'effet  de  l'enseigne- 
ment des  écoles,  ou  par  le  petit  nombre  de  livres  qui  cir- 
culaient, ou  par  les  efforts  continus  du  gouvernement 
romain,  un  latin  usuel,  très-altéré  sans  doute,  ainsi  que 
nous  l'avons  vu,  donna  quelque  essor  à  la  propagation 
des  idées  dans  les  classes  infimes  du  peuple,  dans  les 
populations  converties  au  christianisme.  Déjà,  les  mar- 
tyrs de  Lyon,  compagnons  de  Pothin,  s'étaient  expri- 
més en  latin  afin  de  se  faire  comprendre  par  la  foule  qui 
assistait  à  leur  supplice,  et  les  persécuteurs  avaient  placé 
sur  la  tête  de  l'un  d'eux  son  nom  écrit  en  latin  ^. 

La  vulgarisation  du  latin  s'opéra  surtout  par  et  pour 
la  propagande  de  la  religion  chrétienne.  11  en  fut  de 
même  du  grec  dans  la  Narbonnaise,  où  les  habitants  pu- 
rent aussi  bien  comprendre  la  langue  d'Homère  que 
celle  de  Virgile  ;  car,  au  iv''  siècle^  à  ilrles,  on  pronon- 

1.  D'après  Gicéron,  Horace,  ïibulle,  Properce,  Martial  et  les  doux  Pline. 

2.  Dom  T.  Ruhiart,  Acta  sincera. 


272  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

çait  en  grec  l'oraison  funèbre  de  Constantin  le  Jeune  ;  de 
plus,  au  Vf  encore,  saint  Césaire,  évoque  de  cette  ville, 
voulant  empêcher  que  le  commun  des  laïcs  s' assemblant 
dans  l'église  pour  entendre  ses  sermons,  s'entretînt  de 
choses  indifférentes  avant  la  prédication,  l'engageait  à 
chanter  des  proses  et  des  antiennes  en  latin  et  en  grec. 
Yoilà  pourquoi,  sans  doute,  Irénée  a  composé  en  grec 
son  traité  contre  les  Hérésies  *. 

Tout  nous  montre,  pendant  l'époque  gallo-romaine, 
l'enchaînement  de  l'instruction  générale  avec  la  prédica- 
tion de  l'Évangile.  Lorsque  les  grandes  écoles  impériales 
atteignaient  leur  apogée,  et  que  la  haute  société,  par 
conséquent,  vivait  en  pleine  civilisation,  la  société  reli- 
gieuse chrétienne,  recrutée  à  ses  débuts  parmi  le  peuple, 
n'avait  pour  moyens  d'étude  que  les  établissements 
païens,  et  encore  ne  les  fréquentait-elle  que  depuis  le 
commencement  du  iv^  siècle. 

Or,  vers  la  fin  du  même  siècle,  le  monachisme,  d'ori- 
gine orientale  et  transformé  par  le  christianisme,  s'éta- 
blit en  Gaule,  pour  y  devenir  un  vaste  foyer  de  l'intelli- 
gence. Saint  Martin  fonda  un  monastère  à  Logogiacum 
(Ligugé,)  à  huit  kilomètres  de  Poitiers,  et  un  autre  à 
Marmoutiers,  près  de  Tours. 

Les  cénobites  de  Lyon  bâtirent  le  sanctuaire  de  l'île 
Barbe,  et  Yictricius  de  Rouen  jeta  des  colonies  de  moines 
sur  les  côtes  de  Flandre.  Saint-IIonorat  créa,  vers  410, 
un  monastère  à  Lérins,  non  loin  de  Fréjus. 

Jean  Cassien,  dans  Marseille,  en  plaça  un  sous  l'invo- 
cation de  saint  Victor.  Citons  enfin  ceux  de  Saint-Faus- 
tin,  àNîmes,  de  Condat,  en  Franche-Comté,  et  de  Gri- 
gny,  dans  le  diocèse  de  Vienne.  Le  nombre  de  ces  re- 
traites .fut  restreint,  car  les  Gaulois  répugnaient  à  faire 
abstinence,  autant  qu'à  mener  la  vie  anachorétique,  et 
chaque  monastère  nouveau  ressemblait  à  une  conquête 


l,  Vahbé  Fnpiiel,  Cours  d'éloquence  sacrée,  pendant  Tannée  1860-1861, 
9e  leçon. 


LE  GALLO-ROMAIN  275 

accomplie  sur  leur  caractère  natif.  Mais  ils  domptèrent 
enfin  leur  «  voracité  naturelle  ;  »  l'exemple  des  cénobites 
.3S  toucha  ^  ;  et  lorsqu'ils  comprirent  tout  ce  qu'il  y  a 
a'honorable  dans  le  calme  et  la  tempérance^  le  mona- 
chisme  s'étendit  en  Aquitaine,  en  Neustrie  et  en  Bourgo- 
gne. 

Avec  le  v""  siècle  cessa  la  prospérité  des  écoles  civiles. 
Le  goût  des  études  longues,  fortes  et  approfondies,  se 
relâcha  chez  les  jeunes  gens  des  classes  supérieures,  qui 
ne  se  pressèrent  plus  autour  de  professeurs  médiocres, 
abréviateurs  de  toutes  sciences,  et  cherchant  à  rendre  le 
travail  facile  aux  élèves.  La  science  languit,  sans  se  po- 
pulariser; elle  allait  se  perdre,  peut-être,  si  les  prêtres, 
au  même  moment,  n'eussent  ouvert  des  écoles  où  l'on 
enseignait  ceux  qui  aspiraient  à  entrer  dans  le  clergé,,  et 
si  les  moines  n'eussent  dirigé  des  écoles  spéciales  pour 
les  clercs. 

Le  public  abonda  dans  ces  établissements  chrétiens, 
dont  les  écolâtres  étaient  aussi  bien  vus  que  les  profes- 
seurs impériaux  étaient  parfois  maltraités.  L'amovibilité 
de  ceux-ci  leur  retirait  toute  indépendance  :  on  les  trans- 
férait, selon  le  caprice  du  prince,  d'une  ville  à  l'autre,  et 
une  révocation  suivait  de  près  une  parole  désagréable  au 
maître  :  aussi  l'éloquence  païenne  se  dégradait-elle  par  la 
flatterie,  les  arguties  et  l'emphase,  et  se  confondait-elle 
en  éloges  hyperboliques  des  empereurs.  Dans  les  écoles 
chrétiennes,  au  contraire,  la  parole  était  libre,  autant 
que  les  esprits  étaient  actifs;  et  pendant  les  premiers 
siècles,  il  n'y  eut  de  frein  que  les  conciles  à  la  diversité 
des.  opinions,  car  la  persécution  contre  l'hérésie  ne  com- 
mença de  sévir  qu'à  l'aide  de  la  puissance  civile.  Le 
christianisme  en  lutte  maintint  dans  les  esprits  une  li- 
berté réelle,  et  devint  intolérant  le  jour  seulement  où  il 
régna.  La  frivolité  et  la  servilité  étaient  le  partage  des 
écoles  civiles,  lorsque  dans,  les  écoles  religieuses  se  trai- 


1.  Sulijice  Sévère,  Dialogues  i    2  et  4, 

1.  18 


274  MÉMOIRES  DU   PEUPLE  FRANÇAIS 

talent  les  plus  gmndes  questions  do  morale.  L'éloquence 
chrétienne,  digne  et  majestueuse,  sans  affectation,  pou- 
vait émouvoir  les  masses.  «  Le  discours  du  prêtre,  di- 
sait-on, doit  être  clair  et  simple,  de  manière  à  être  com- 
pris par  des  hommes  incultes  *.  » 

Il  suffit,  pour  faire  comprendre  la  différence  de  l'ins- 
truction païenne  et  de  l'instruction  chrétienne,  de  com- 
parer entre  eux  les  noms  célèbres.  La  littérature  civile 
nous  présente  des  rhéteurs,  des  grammairiens,  des 
poëtes  :  Agraetius,  Urbicus,  professeurs  à  Bordeaux; 
Ursulus,  Harmonius  et  Nazarius,  professeurs  à  Trêves  ; 
Eumène,  d'Autun  ;  Claude  Mamertin,  Eutrope,  Ausone, 
Arhorius  de  Toulouse,  et  Rutilius  Numatianus  de  Poi- 
tiers. Ces  hommes  n'ont  pas  laissé  de  traces  bien  profon- 
des, et  Ausone,  le  plus  remarquable,  a  brillé  principale- 
ment par  l'esprit  et  l'élégance.  La  littérature  chrétienne 
a  produit  saint  ximbroise  et  Salvien,  de  Trêves  ;  saint 
Paulin,  né  à  Bordeaux  ;  Gennade,  prêtre  de  Marseille  ; 
Cassien,  d'origine  provençale  ;  saint  Sulpice  Sévère,  de 
Toulouse  ;  saint  Hilaire  de  Poitiers  ;  saint  Prosper  d'A- 
quitaine, et  d'autres  qui,  comme  eux,  ont  traité  de  reli- 
gion, de  politique,  de  toutes  sortes  d'intérêts  temporels 
ou  spirituels. 

Au  reste,  dès  leur  jeune  âge,  les  Gallo-Romains  élevés 
dans  le  christianisme,  appartenant  aux  écoles  tenues  par 
des  prêtres,  récitaient  ou  chantaient,  tantôt  dans  les  clas- 
ses, tantôt  dans  les  églises,  quelques  hymnes  et  psaumes 
pareils  à  ceux  de  saint  Ambroise,  lorsqu'on  put  pratiquer 
librementle  culte  chrétien,  comme  ils  l'avaient  fait  autre- 
fois dans  des  réunions  secrètes,  malgré  les  éditsdes  empa- 
reurs.  Nous  trouvons  là  l'origine  de  nos  enfants  de  chœur 
et  des  maîtrises  attachées  à  nos  cathédrales,  écoles  élé- 
mentaires, demi  laïques,  demi  ecclésiastiques,  alliant 
l'instruction  civile  avec  l'étude  du  chant  religieux. 

Il  importe   maintenant  de  -retracer,  en  remontant  les 

i.  Vincent  de  Lèrins,  De  la  vie  conlemplalivo,  cli.  23. 


LE  GALLO-ROMAIN  27:; 

siècles,  la  lutte  des  religions  dans  la  Gaule  romaine,  car 
elle  y  compléta  le  mouvement  intellectuel  et  social. 


III 


Deux  religions  païennes,  celle  de  la  Gaule  antique  et 
celle  de  Rome,  s'opposaient  à  l'avènement  du  christia- 
nisme, que  les  premiers  empereurs  protégèrent  à  leur 
insu,  même  quand  ils  persécutaient  les  adorateurs  du 
Christ, 

En  effet,  comme  le  druidisme,  culte  éminemment  natio- 
nal et  pour  ainsi  dire  inhérent  aux  entrailles  des  popula- 
tions, déplaisait  à  leur  majesté  «divine,  »  ils  n'épargnèrent 
aucuns  moyens  de  le  ruiner,  tantôt  par  des  mesures 
administratives,  tantôt  par  l'introduction  de  cultes  parti- 
culiers, mélangés  ici  avec  les  croyances  des  Marseillais, 
là  avec  l'adoration  des  ohjets  de  la  nature,  presque  par- 
tout avec  le  paganisme  romain.  Habitués  à  se  poser  en 
chefs  de  la  religion,  ils  marchèrent  sur  les  traces  de  Jules 
César,  dont  l'acharnement  contre  le  druidisme  avait  éclaté 
près  de  Marseille  (V.  plus  haut.  p.  464.)  Le  régime  muni- 
cipal, mis  en  vigueur  chez  les  Gallo-Romains,  eut  dans  ses 
principales  attributions  le  culte,  les  cérémonies  et  les 
fêtes  religieuses,  et  l'on  dépouilla  en  partie  les  druides 
du  peu  de  prérogatives  que  les  constitutions  populaires 
leur  avaient  laissées,  après  leur  amoindrissement  po- 
itique. 

Auguste  déclara  le  druidisme  absolument  contraire 
aux  croyances  romaines,  et  il  en  interdit  les  cérémo- 
nies aux  gaulois  jouissant  du  droit  de  citoyen  :  il  abolit 
les  sacrifices  humains,  en  permettant  seulement  aux 
prêtres  de  faire  une  légère  blessure  aux  croyants  qui 
se  proposeraient  en  holocauste,  pour  arroser  de  quelques 
gouttes  de  leur  sang  l'autel  et  Te  bûcher  K  Tibère  pour- 

1.  Pompon  Mêla,  Lib.  m,  cap.  2;  Slraho,  lib.  iv,  cap.  1. 


270  MfvMOIRES  DU  PEUPLE   FRANÇAIS 

suivit  los  druides,  leurs  prêtres  et  leur  médecins.  Claude 
s'efforça  d'anéantir  l'ordre  entier,  soit  dans  la  Gaule,  soit 
dansl'ile  d'Albion. 

Mais  le  druidisme,  q  '  n'expira  pas  pour  cela,  se  réfu- 
gia en  Armorike  et  da..  le  pays  de  Gallqs,  oii  il  conserva 
une  telle  vitalité  et  une  telle  force  par  ses  affiliations 
secrètes,  que  Néron  ordonna  de  brûler  les  forets  sacrées 
et  les  habitations  des  druides  dans  la  Basse-Bretagne. 

La  classe  sacerdotale  perdit  son  rang  et  ses  honneurs  ; 
on  la  traita  en  ennemie,  tandis  que  l'aristocratie  gauloise, 
soumise  au  nouvel  ordre  de  choses,  conserva  la  plupart 
de  ses  prérogatives.  Les  croyants  à  la  métempsycose  se 
lassèrent,  se  refroidirent.  Un  temps  vint  où,  complète- 
ment délaissé  par  les  classes  lettrées,  le  druidisme  se 
mêla  avec  le  paganisme  romain,  ainsi  que  le  prouvent 
l'autel  d'Hésus  découvert  à  Notre-Dame  de  Paris,  un 
monument  trouvé  près  de  Mavilly,  dans  la  Côte  d'Or,  et 
l'autel  de  Baptresse,  près  de  Poitiers  *.  Des  médailles  de 
l'empereur  Posthume  nous  le  montrent  escorté  des  sym- 
boles et  des  attributs  d'Hercule,  tantôt  mythologique  et 
romain^  tantôt  gaulois.  Ce  qui  témoigne  de  l'espèce  de 
transaction  qui  s'opéra  entre  les  deux  cultes  ^,  surtout 
entre  le  polythéisme  antique  et  les  dieux  de  Rome,  car 
ceux-ci  avaient  plus  de  ressemblance  avec  les  divinités 
et  les  génies  primitifs  de  la  Gaule  qu'avec  le  druidisme 
proprement  dit. 

Autant  Auguste  s'éleva  contre  les  dogmes  druidiques, 
autant  il  protégea  les  superstitions  polythéistes  et  l'ado- 
ration des  fétiches.  11  bâtit  un  temple,  dans  Narbonne,  au 
dieu  Kirk,  l'Éole  gaulois  ^  ;  il  voulut  bien  se  mettre  lui- 
même  au  rang  des  «  Génies  »  de  la  Gaule,  se  laisser 
adorer  comme  tel,  et  comme  divin  rempart  des  villes  et 
des  peuples.   Le  polythéisme,  vivifié  ainsi,  fut  pratiqué 


1.  J.  J.  Ampèrn,  Hisl.  do  la  liltérature  avant  le  xii^' siùclo,  p.  133. 

2.  T.  E.  Mionnct,  Description  des  mcd.  antiq.,  etc.,  t.  l•^  p.  03  cl  suiv. 

3.  Senecœ.  Quœslion.  nalural.  Lib.  v,  cap.  17:  V.  plus  haut,  p.  02  ot  143. 


LE  GALLO-ROMAIN  277 

par  l'aristocratie  gauloise  qui  préféra  le  matérialisme  du 
culte  romain  à  la  spiritualité  druidique,  et  se  prosterna 
devant  les  autels  collectifs  de  Mars-Camulus,  dieux  de  la 
guerre  ;  d^ApoUon-Belen,  dieux  de  la  lumière  et  de  la 
médecine;  de  M^rcure-Teutatès,  dieux  du  commerce  et 
de  la  navigation;  de  Minerve-Belisana,  déesses  de  la 
sagesse  ;  de  Diane- Arduinna,  déesses  de  la  chasse^  etc. 
Dans  la  Narbonnaise,  particulièrement,  le  polythéisme 
latin  domina,  après  avoir  déjà  absorbé  celui  de  la  Grèce  à 
Marseille. 

Aussi,  la  Gaule  méridionale  se  couvrit  d'édifices  consa- 
crés aux  dieux  des  Romains.  A  Toulouse,  il  s'éleva  un 
Capitole  dédié  à  Jupiter;  à  Narbonne,  un  temple  de 
Jupiter-Tonnant,  des  temples  de  Mercure,  de  Bacchus, 
d'Esculape  et  de  Yulcain;  àNîmes^  un  temple  de  Diane; 
à  Uzez,  un  temple  de  Mars  ;  à  Aix,  un  temple  d'Auguste 
et  de  Cybèle,  des  autels  en  l'honneur  de  Junon,  de  Nep- 
tune, de  Minerve,  de  Jupiter,  de  Mercure  et  des  Muses; 
à  Limoges,  un  temple  de  Jupiter  et  d'Isis,  des  autels  con- 
sacrés à  Saturne  et  aux  Furies  ;  à  Périgueux,  un  temple 
de  Vénus  ;  à  Poitiers,  un  temple  de  Janus  ;  près  d'Auch, 
un  temple  d^ Apollon;  au  col  de  Perthus,  un  autel  de 
César  ;  àDié,  un  temple  de  Junon,  de  Yesta  et  d'Auguste  ; 
et,  çà  et  là,  beaucoup  d'autres  monuments  païens,  dont 
rénumération  complète  serait  aussi  longue  que  superflue. 
Au  vn''  siècle,  Yénus  avait  encore  un  temple  dans  le  fau- 
bourg de  Rouen;  le  dieu  Terme  était  honoré  auvf  siècle^ 
et  le  culte  des  Mânes  existait  dans  les  pays  du  centre  de 
la  France  *. 

Chose  étrange,  les  rits  égyptiens  dTsis  s'étaient  répan- 
dus, vers  le  milieu  du  i'"  siècle  de  l'ère  chrétienne,  et 
avaient  pris  des  développements  notables  vers  la  première 
moitié  du  if .  D'un  autre  côté,  avant  les  irruptions  des 
peuplades  du  Nord,  les  populations  germaines  propagèrent 


i.  D.  Martène,  Thésaurus  novus  anecdotorum,  t.  IV,  p.  I606,  b;  Concil. 
t.  V.  ann.  831. 


278  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

chez  les  Gallo-Rom ain s  des  idées  relif^^ieuses  d'un  ordre 
tout  différent.  Alors,  remarque  M.  EichofF,  a  on  vit  se 
manifester  chez  eux  les  traditions  du  Nord  en  opposition 
avecles mythes  brillants  de  la  Grèce  et  de  l'Italie.  »  Sous 
le  culte  officiel  persistaient  simultanément  les  débris  du 
druidisme  et  de  la  religion  marseillaise,  les  fantaisies 
égyptiennes,  si  l'on  peut  dire  ainsi,  et  les  puissantes  lé- 
gendes de  la  mythologie  germaine. 

Tantôt, on  rencontrait  un  œdes^  édifice  ou  temple  non 
consacré*;  tantôt  un  fanum^,  espace  réservé  pour  les 
Dieux,  mais  où  il  n'existait  aucun  édifice  ;  tantôt  un 
panthéon  ;  tantôt  andélubre,  ou  partie  d'un  temple  devant 
laquelle  coulait  une  fontaine  destinée  à  purifier  ceux  qui 
venaient  rendre  hommage  aux  dieux;  tantôt  un  sacetlum^ 
petite  enceinte  consacrée,  sans  toit^;  tantôt  un  œdiculum^ 
petite  chapelle  couverte,  en  forme  de  temple.  Ici  un  tom- 
beau, là  une  statue  colossale,  et,  plus  loin,  un  autel  votif. 
Une  infinité  de  vases  d'argent,  artistement  ornés,  tels  que 
ceux  découverts  à  Berthouville  (Eure),  figuraient  parmi 
les  ustensiles  destinés  aux  cérémonies. 

Pour  desservir  cette  myriade  d'édifices  et  d'endroits 
religieux,  une  foule  de  prêtres  païens  s'abattaient  sur  la 
Gaule,  où  leur  opulence  devint  extrême.  A  l'imitation  du 
clergé  latin,  le  clergé  gallo-romain  se  divisa  en  trois 
classes  ou  collèges  hiérarchiques.  Le  premier  collège, 
celui  des  pontifes,  possédait  l'autorité  souveraine,  exer- 
çait un  contrôle  supérieur,  ressemblait  en  quelque  sorte 
à  un  sénat  à  la  tête  duquel  marchait  le  grand  pontife  ;  le 
second,  celui  des  augures,  faisait  connaître  l'auspice  à 
ceux  qui  traitaient  des  affaires  de  la  guerre  et  du  peuple, 
et  présageait  le  courroux  des  dieux  *  ;  le  troisième,  celui 


1.  Ckero,  In  Verr.  Lib.  ii,  cap.  4. 

2.  Varro,  Lib.   vi,  cap.  54;  lib.  x,  cap.  37;   Ckero,  De  di?inat.  lib.  i, 
cap.  41. 

3.  Festus,  au  mot  sacclla. 

4.  Cicero,  De  Legibus,  lib.  ii,  cap.  8. 


LE  GALLO-ROMAIN  279 

des  aruspices,  se  composait  d'une  espèce  de  prêtres 
libres,  moins  considérés  que  les  augures,  et  dont  la  prin- 
cipale fonction  consistait  à  révéler  Tavenir  d'après  les 
entrailles  des  animaux  sacrifiés  *. 

A  un  degré  inférieur  se  plaçaient  ensuite  :  les  Quinde- 
cemvirs^  gardant  les  livres  sibyllins,  qui  contenaient  les 
destins  de  Rome,  prescrivant  les  expiations  religieuses 
nécessaires  d'après  les  oracles^;  les épulons^  dont  la  prin- 
cipale fonction  était  de  préparer  le  banquet  sacré,  appelé 
lectisterne,  pour  Jupiter  et  les' douze  dieux,  à  l'occasion 
d'une  réjouissance  ou  d'une  calamité  publique  ^;  les 
frères  Arvales,  faisant  des  sacrifices  pour  la  prospérité 
des  biens  de  la  terre,  selon  Yarron  et  Macrobe.  Des  fêtes 
dites  ((  Ambarvalia  »  avaient  lieu  en  l'honneur  de  Cérès, 
car  les  habitants  des  campagnes^  tremblant  toujours  pour 
leurs  moissons,  s'obstinèrent  à  invoquerlabonne  ce  déesse,)) 
si  bien  que,  vers  le  milieu  du  v^  siècle,  saint  Mamert  éta- 
blit les  Rogations,  différant  peu,  dans  leur  forme,  des 
Ambarvalia  païennes*.  Après  les  Arvales  venaient  les 
Curions  y  prêtres  des  corporations,  chargés  d'accomplir 
les  cérémoaies  religieuses  de  chaque  curie  ^;  les  fécials^ 
qui  n'étaient  pas  des  prêtres  proprement  dits,  mais  des 
hérauts  proclamant  les  déclarations  de  guerre  et  concluant 
les  traités  de  paix  ;  les  sodals^  institués  par  Tibère  pour 
rendre  les  honneurs  divins  à  Auguste  et  à  la  famille  des 
Jules  :  ce  corps  avait  vingt-et-un  membres,  issus  des  pre- 
mières familles  de  Rome  ^ . 

Ajoutons  à  cette  liste  les  Sévirs  Augustaux^  délégués 


1.  Cicero,  Epist.  famiL,  lib.  vi,  cap.  18. 

2.  C.  Dezohry,  Rome  au  siècle  d'Auguste,  lelt.  xxxc.  In-8»,  Paris,  2^  éd., 
1847. 

3.  Cicero,  De  Arusp.  Respons.,  cap  10;  de  Orator.,  lib.  m,  cap.  19;  Fes- 
tus,  au  mol  epoloni. 

4.  A.  Beugnot,  Histoire  de  la  destruction  du  paganisme,  liv.  12,  ch.  1<^% 
in-8°,  Paris,  1835. 

5.  Dion.  Halic,  lib.  ii,  cap.  21  ;  Varro,  lib.  v,  cap.  83. 

6.  Tacit.  Annal.  Lib.  i,  cap.  15  et  54;  Reines,  Inscript.,  lib.  i,  cap.  12. 


280  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

dans  les  niunicipes  et  les  colonies  ;  les  flamineu^  minis- 
tres d'un  dieu  en  particulier,  et  les  victimaires^  employés 
aux  sacrifices,  qui  ressemblaient  à  des  serviteurs  d'autel, 
allumaient  le  feu,  préparaient  les  objets  et  les  instru- 
ments nécessaires,  et  tenaient  la  victime  au  moment  où 
elle  allait  recevoir  du  popa  le  coup  qui  l'abattait,  avec 
un  maillet,  ou  avec  le  côté  non  tranchant  de  la  hache  *. 

L'histoire,  qui  n'a  pu  fixer  avec  certitude  la  situation 
du  clergé  païen  à  Rome,  ne  saurait  espérer  de  la  décou- 
vrir en  Gaule  ;  tout  porté  à  croire,  néanmoins,  que  les 
trois  collèges  supérieurs  gallo-romains  se  composaient  de 
personnages  appartenant  aux  classes  riches,  et  que  l'or- 
dre sacerdotal  entier  se  trouvait  ainsi  lié  aux  familles  no- 
bles d'une  manière  indissoluble.  La  religion  était  donc 
entre  les  mains  des  empereurs  un  puissant  moyen  de  po- 
litique, car  en  servant  l'Empire,  les  prêtres  soignaient 
leurs  propres  intérêts. 

Le  culte  et  la  politique  s'entr'aidant,  l'état  social  de  la 
Gaule  s'harmonisa  peu  à  peu  avec  les  rits  du  paganisme 
romain,  dont  la  forme  extérieure,  aussi  multiple  que 
brillante,  ne  cessait  de  ramener  les  esprits  à  l'idée  de  la 
puissance  divinisée.  Lorsque  Drusus  inaugura  en  Gaule, 
douze  ans  avant  Jésus-Christ,  les  c(  Flamines  Augustales^  » 
il  acheva  de  donner  à  la  religion  païenne  un  caractère 
politique  (Y.  phis  haut,  p.  22i .)  Riches  ou  pauvres,  in- 
distinctement et  à  quelques  exceptions  près,  toutes  les 
classes  l'adoptèrent,  celles-ci  par  entraînement  ou  "par 
force,  celles-là  pour  être  agréables  aux  «  divins  »  empe- 
reurs, ou  pour  devenir  plus  vite  dignes  d'entrer  dans  le 
sénat  romain. 

Rassemblées  à  Lyon,  elles  votèrent  par  d'unanimes  ac- 
clamations un  culte  et  des  autels  aux  nouveaux  dieux  qui 
allaient  protéger  la  Province  2.   On  choisit  les  prêtres 


1.  TU.  Liv.,  lib.  1,  cap.  29;  Valer.  Max.,    lib.  i,  cap.  1,  13;  Fabretti 
Inscrip.  p.  450,  N"  13. 

2.  Strabo,  lib.  iv. 


LE  GALLO-ROMAL\  281 

parmi  les  principaux  citoyens  de  la  capitale  gallo-ro- 
maine, et^  privilège  énorme,  on  les  libéra  de  la  puissance 
paternelle  *.  Pour  eux,  on  éleva  un  temple  magnifique, 
au  confluent  de  la  Saône  et  du  Rhône,  à  l'endroit  qui  est 
aujourd'hui  la  pointe  de  Perrache.  Devant  l'autel,  fort 
large,  il  y  avait  deux  grandes  colonnes  de  marbre,  sur- 
montées de  victoires  colossales.  Les  deux  colonnes, 
sciées  plus  tard  par  les  chrétiens,  formèrent  quatre 
piliers  de  l'église  d'Ainay  2.  On  y  voyait  aussi  une  gi- 
gantesque statue  de  la  Gaule,  qu'entouraient  soixante 
autres  statues  représentant  les  soixante  principales  cités 
chevelues,  dont  les  noms  étaient  gravés  sur  l'autel. 
L'éduen  Yercundaridub,  qui  avait  changé  son  nom  en 
celui  de  Caïus  Julius,  tout  latin,  fut  le  pontife  du  sacer- 
doce des  Flamines  Augustales.  Il  célébra  l'inauguration 
du  temple,  au  milieu  d'un  immense  concours  de  peuple, 
et  une  fête  annuelle  y  fut  instituée  à  perpétuité  ^;  les 
députés  de  la  Gaule  y  vinrent  adresser  leurs  vœux  à 
l'empereur  et  décerner  des  récompenses  nationales  ;  des 
prêtres  y  firent  des  sacrifices  journaliers  pour  la  prospé- 
rité du  prince . 

Là  ne  se  borna  pas  l'enthousiasme  des  flatteurs,  qui 
joignirent  au  culte  d'Auguste  celui  de  Livia-Julia-Au- 
gusta,  sa  femme  *.  Presque  toutes  les  villes  de  la  Nar- 
bonnaise  rivalisèrent  de  zèle  religieux,  pour  honorer  les 
dieux  romains  et  les  Augustes  ;  le  culte  des  Flamines 
Augustales,  plus  répandu  assurément  dans  le  midi  de  la 
Gaule  que  dans  le  nord,  exista  jusque  chez  les  Morins 
(arrondissements  de  Boulogne  et  de  Saint-Omer,  et  par- 
tie de  ceux  de  Saint-Pol  et  de  Montreuil,)  où  d'antiques 
inscriptions  le  rappellent.  Dans  les  temples,  les  cha- 
pelles particulières,  et  les  bois  sacrés  où  les  mystères 


1.  Gaïus,  lib.  i,  130. 

2.  H.  Martin,  Hist.  de  France,  t.  1^%  p.  198,  en  noie. 

3.  D'après  Suét.,  Tite-Live,  D.  Cassiîis,  Juven.,  et  Gruter,  passim. 

4.  Recueil  des  Historiens  de  France,  t.  i^',  p.  137. 


282  MÉM(3IUES  DU   PKUPLK  FRANÇAIS 

druidiques  avaient  eu  lieu,  de  temps  immémorial,  l'en- 
cens fuma,  les  victimes  furent  immolées  et  le  vin  coula, 
pour  honorer,  adorer  le  chef  de  l'Empire  *.  En  un  mot, 
afin  d'être  plus  sûrement  obéis  par  les  Gallo-Romains,  les 
empereurs,  passant  à  l'état  de  dieux,  exif^èrent  surtout 
de  leurs  courtisans  transalpins  la  conversion  au  paga- 
nisme. 

Ceux-ci,  à  leur  tour,  ne  demeurèrent  pas  en  reste  d'a- 
dorations :  ils  aidèrent  les  despotes  romains  à  mettre  sous 
le  joug  les  consciences  des  peuples  vaincus  ;  et  l'on  traita 
de  rébellion,  d'impiété,  de  sacrilège,  tout  regret  de  l'indé- 
pendance perdue.  Le  bourg  de  Luc  (Var,)  ancien  Lucus 
Augusta^  et  la  ville  de  Die  (Drôme,)  ancienne  Dea-Au- 
gusta^  nous  reportent  à  ce  temps  d'oppression  politico- 
religieuse,  où  les  druides,  latinisés,  devinrent  rhéteurs, 
grammairiens,  peut-être  membres  du  sacerdoce  nou- 
veau, en  gardant  leurs  immunités. 

A  peine,  sous  Garacalla,  formèrent-ils  encore  quelques 
associations  secrètes,  en  communion  avec  les  classes  in- 
férieures du  peuple.  Les  druidesses,  seules,  résistèrent  à 
l'entraînement  et  conservèrent  une  telle  réputation  de  de- 
vineresses, qu'Aurélien  ne  dédaigna  pas  de  consulter  une 
d'entre  elles.  Les  antiques  superstitions,  les  traditions 
celtiques  eurent,  par  ces  femmes,  une  existence  latente  ; 
et  chez  les  Gallo-Romains,  en  partie  dévoués  et  fidèles 
au  culte  druidique,  Gwyon  resta  honoré  sous  son  nom  de 
Korrig^  le  nain  (Gorrigus,)  principalement  par  les  nauto- 
niers  de  la  Saône  et  du  Rhône.  On  le  représenta  sous  la 
figure  d'un  nain  tenant  une  bourse  2. 

Mais  l'épuisement  fut  si  complet  parmi  les  populations, 
que  le  nombre  des  récalcitrants,  des  opposants  à  la  divi- 
nisation de  l'empereur,  alla  diminuant  toujours.  L'histoire 
ne  nous  rapporte   qu'un  fait  isolé  de  résistance.  Gaïus 


,  1.  D.  Vameite,  Histoire  générale  du  Languedoc,  t.  II,  p.  d. 
2.  H.  Martin,  Hist.  de   France,  t.*!*'",  p.   204,  en  note;   V.  plus  haut, 
p.  203.     " 


LE  GALLO-ROMAIN  283 

Caligula,  à  Lyon,  déguisé  en  Jupiter  et  assis  sur  un  tri- 
bunal, rendait  des  oracles.  Un  Gaulois  s'approcha-,  regarda 
l'empereur  en  face,  puis  resta  muet  et  immobile.  —  Que 
vois-tu  donc  en  moi?  lui  demanda  Caligula,  flatté  d'un 
tel  étonnement.  —  Tu  me  parais  un  grand  radotage, 
répondit  le  Gaulois.  Le  «  divin  »  empereur  ne  jugea  pas 
à  propos  de  punir  l'audacieux,  qui  était  un  simple  cor- 
donnier *,  et  pouvait  plus  librement  parler  qu^un  grand 
personnage. 

Les  chrétiens,  d'ailleurs,  subirent  des  persécutions, 
surtout  par  ce  qu'ils  refusèrent  d'adorer  les  empereurs  ^; 
et,  sans  doute,  plus  d'un  Gaulois,  opposant  au  paganisme, 
passa  immédiatement  des  croyances  druidiques  à  celles 
de  la  religion  chrétienne. 


IV. 


Le  paganisme  romain,  ressuscitant  à  demi  le  poly- 
théisme gaulois,  avait  vaincu  le  druidisme;  la  religion 
chrétienne  se  trouva  en  face  d'un  seul  ennemi,»  d'un  culte 
dominant,  allié  au  pouvoir  suprême,  et  protégé  d'une 
façon  spéciale  par  tous  les  agents  de  l'autorité.  Militante 
et  persécutée,  quoiqu'elle  se  mît,  ou  peut-être  parce 
qu'elle  se  mit,  à  sa  naisance,  en  dehors  du  pouvoir  poli 
tique,  elle  ne  prêchait  point  la  révolte  ;  mais,  ayant  péné- 
tré d'abord  parmi  les  faibles,  les  pauvres  et  les  esclaves, 
elle  conduisait  peu  à  peu  a  l'affranchissement  de  l'esprit  et 
du  corps,  et  inaugurait  des  principes  de  fraternité,  de 
devoir,  de  résignation,  qui  ressemblaient  fort  à  un  blâme 
perpétuel  infligé  aux  institutions  païennes.  Dans  les  pro- 
vinces, comme  en  Italie,  le  paganisme  s'efforça  de  ranimer 
ses  forces  expirantes    contre  une  religion  déjà  forte  dès 


!.  Dion  Cassius,  lib.  lix,  N»  26. 

2.  Flav.  Josephi  Antiquitates,  lib.  xviii,  cap.  iO. 


28?  MfîMOIRES   DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

son  berceau,  et  qui  devait  accomplir  tôt  ou  tard  une 
révolution  sociale.    * 

Au  i"  siècle,  et  non  pas  seulement  au  iii%  malgré  les 
assertions  de  Grégoire  de  Tours  et  d'autres  historiens  qui 
ont  copié  et  adopté  son  erreur,  le  christianisme  s'intro- 
duisit dans  la  Narbonnaise  *  par  les  prédications  de  Paul, 
évoque  de  Narbonne,  de  Crescens,  de  Sixte^  premier 
évêquede  Reims,  d'Euchaire,  premier  évêque  de  Trêves, 
missionnaires  de  saint  Pierre,  et  par  celles  de  saint  Paul 
lui-même.  Bientôt,  sous  Marc-Aurèle,  au  n®  siècle,  les 
confesseurs  de  la  foi  endurèrent  le  martjre,  dans  les 
villes  de  Lyon  et  de  Vienne. 

A  leur  tête  brilla  Pothin,  vieillard  plus  que  nonagé- 
naire, qui  posséda  une  chaire  à  Lyon  ;  et  avec  Pothin 
figura  une  femme,  l'esclave  Blandine.  Symphorien  périt 
à  Autun,  et  Bénigne  à  Dijon,  en  invoquant  le  Christ. 
Irénée^  qui  remplaça  Pothin  dans  sa  chaire,  puis  dans  son 
siège  épiscopal,  fut  martyrisé  sous  Septime  Sévère,  dès 
les  premières  années  du  iif  siècle.  Vers  240,  le  paga- 
nisme immola  saint  Denis  à  Paris;  vers  247,  saint 
Saturnin  ou  Cernin  à  Toulouse;  en  287,  saints  Crépin  et 
Crépinien  à  Soissons,  saint  Quentin  dans  le  Vermandois  ; 
en  303,  saint  Yictor  à  Marseille,  etc.  Le  succès  des  doc- 
trines de  l'Évangile  irrita  les  autorités  de  l'Empire,  exa- 
spéra les  jurisconsultes. 

Partout  s'éleva  un  cri  de  réprobation  contre  les  nou- 
veaux croyants  :  les  gouverneurs,  les  grandes  familles,  le 
peuple  en  masse,  demandèrent  qu'on  persécutât  les  chré- 
tiens. La  lutte  commença.  Vociférations,  menaces,  coups, 
mauvais  traitements,  emprisonnements,  lapidations, 
déchirements,  tortures,  rien  ne  parut  trop  cruel  contre 
des  gens  que  la  multitude  regardait  comme  des  ennemis  ^, 

Les  Gallo-Romains  ne  comprirent  pas  tout  d'abord  que 
le  christianisme  pouvait  contribuer  à  leur  apporter  l'in- 


1.  L'abbé  Freppel,  Cours  d'éloquence  sacrée  à  la  Sorbonne,  3e  leçon. 
â.  P.  Eusèbe,  Histoire  ecclésiastique,  liv.  iv. 


LE  GALLO-ROMAIN  28o 

dépendance,  par  eux  depuis  si  longtemps  désirée;  leurs 
yeux  se  refusant  à  sa  lumière,  ils  se  révoltèrent  contre 
lui.  Mais  il  possédait  une  force  latente  et  irrésistible, 
que  la  compression  décuplait,  ainsi  que  cela  arrive  d'or- 
dinaire au  début  des  idées  nouvelles.  Il  marchait  toujours. 
Que  lui  importaient  les  persécutions  !  Plus  les  bourreaux 
inventaient  de  supplices,  plus  augmentait  le  nombre  des 
croyants,  volontaires  martyrs.  L'Église  chrétienne  s'enra- 
cina dans  le  pays  ;  l'Évangile  se  répandit  en  tous  lieux  * . 
Aucun  enthousiasme  ne  se  peut  comparer  à  celui  des 
convertis,  que  l'on  rencontrait  jusqu'au  fond  des  palais 
habités  par  leurs  persécuteurs.  La  nourrice  de  Caracalla 
et  la  maîtresse  de  Commode,  Marcia,  pratiquaient,  proté- 
geaient la  nouvelle  religion,  et  il  parait  qu'/Elianus  et 
Amandus,  chefs  des  Bagaudes,  étaient  chrétiens. 

Si  certains  druides  adoptèrent  lâchement,  par  ambition, 
le  culte  païen  de  Rome,  d'autres  prêtres  ou  adorateurs 
d'Hésus,  auxquels  les  empereurs  imposaient  un  humiliant 
polythéisme,  se  laissèrent  sans  doute  toucher  les  premiers 
avec  autant  d'ardeur  que  de  sincérité  par  les  préceptes 
évangéliques.  l^a  poésie  ûe  leur  antique  religion  avait 
plus  d'un  rapport  avec  les  mystères  du  christianisme,  et,  à 
l'aide  du  temps,  il  leur  fut  donné  d'admirer  ce  que  des 
prêtres  convaincus  leur  venaient  prêcher.  Leur  âme  pro- 
fondément attristée,  leur  imagination  durement  contenue 
et  leur  persistant  amour  de  l'indépendance  trouvaient  là 
une  douce  consolation. 

Et  puis,  devant  leurs  yeux  quel  étonnant  spectacle' 
Ceux  qui  les  avaient  subjugués  par  les  armes,  et  les 
avaient  forcés  d'assister  aux  rits  des  ce  Flamines  Augus- 
tales,  »  se  convertissaient  chaque  jour  :  Gaulois  et 
Romains,  tous  ensemble,  acceptaient  .a  morale  de  l'É- 
vangile. 

Les  diverses  phases  de  la  lutte  qui  s'engagea  entre  les 
persécuteurs  et  les  persécutés  offrent  un  bien  vif  intérêt. 

1.  [renée,  Contra  Hicreses,  lib.  i. 


m  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Les  martyrs  mouraient  héroïquement  pour  leur  foi.  Il 
semblait  que  la  douleur  n'eût  pas  prise  sur  eux.  Devinant 
que  l'avenir  dépendait  de  leurs  courageux  efforts,  ils 
souffraient  avec  bonheur.  Le  sang  fécondait  l'idée.  Pour 
un  chrétien  qui  périssait,  il  en  naissait  mille,  entraînés 
par  le  sublime  exemple  du  sacrifice.  Tout  supplice  res- 
semblait à  une  prédication.  Lorsque  Symphorien  fut 
conduit  à  la  mort,  sa  mère  lui  cria,  du  haut  des  murailles  : 
«  Mon  fils  !  mon  fils  !  Symphorien! .. .  Elève  ton  cœur  au 
ciel,  mon  fils;  on  ue  t'ôte  pas  la  vie,  aujourd'hui  on  te  la 
change  pour  une  meilleure  * .  »  Lorsque  l'esclave  Blandine, 
la  dernière  couronnée  parmi  les  confesseurs  de  Lyon, 
affronta  les  fouets,  les  bêtes  et  la  chaise  de  fer  embrasée, 
elle  se  hâta  de  courir  au  supplice  en  sautant,  pleine  de 
joie,  comme  si  elle  se  fût  élancée  vers  le  lit  conjugal,  vers 
le  banquet  des  noces  ^.  Le  vénérable  évêque  Pothin,  faible 
et  infirme,  battu  de  verges^  foulé  aux  pieds,  traîné  dans 
l'arène^  puis  rejeté  au  fond  de  sa  prison  où  il  expira, 
manifesta  son  ravissement,  lui  et  ses  quarante  compa- 
gnons, au  milieu  des  tortures.  Plusieurs  écrivirent  le  récit 
de  leur  martyre,  en  catéchisant  des  bords  de  la  tombe. 
Leur  lettre  portait  cette  suscription  :  «  Les  serviteurs  de 
Jésus-Christ,  qui  habitent  Yienne  et  Lyon,  en  Gaule,  à  leurs 
frères  d'Asie  et  de  Phrygie,  qui  ont  la  même  foi  et  la  même 
espérance  de  rédemption  que  nous,  paix,  grâce  et  gloire 
de  Dieu  le  père,  et  du  Christ  Jésus  Notre  Seigneur  ^  » 

A  rencontre  de  ces  enthousiasmes  sublimes,  chaque 
empereur  se  fit  persécuteur  avec  plus  ou  moins  de  passion. 
Selon  la  mode  romaine,  on  livra  les  chrétiens  aux  bêtes; 
on  donna  le  spectacle,  la  «  représentation  du  martyi^e,  » 
dit  Eusèbe.  Les  exécutions,  souvent,  ressemblèrent  à  de 
véritables  massacres.  Les  guides  montrent  encore,  dans 
Lyon,  métropole  religieuse,  les  catacombes  et  la  hauteur 


1.  Act.  martyr.  In  Symphor.,  p.  72. 

2.  Eusèbe,  Histoire  ecclésiaslique,  liv.  iv. 

3.  Eusèbe,  Histoire  ecclésiastique,  lib.  v,  chap.  i^r. 


LE  GALLO-ROMAIN  287 

qu'atteignit  le  sang  de  dix-huit  mille  martyrs.  Neuf 
mille  personnes  environ,  de  tout  âge  et  des  deux  sexes, 
partagèrent  le  sort  de  Pothin  et  dlrénée,  disciples  de 
Polycarpe,  qui  lui-même  était  disciple  immédiat  de  saint 
Jean.  Uéglise  Saint-Jean,  cathédrale  de  Lyon,  rappelle 
ces  terribles  souvenirs. 

Malgré  les  entraves,  dès  avant  le  règne  de  Constantin, 
pendant  la  période  militante  du  christianisme  gallo-ro- 
main, des  églises  avaient  été  fondées  successivement,  par 
Denis  à  Paris,  par  Gatien  à  Tours,  par  Austremoine  à 
Clermont,  par  Trophime  à  Arles,  par  Paul  à  Narbonne, 
par  Marcel  à  Châlon,  par  Bénigne  à  Autun  et  à  Langres, 
par  Ferréol  à  Besançon,  par  Félix  à  Valence^  et  par  Mar- 
tial à  Limoges.  L'élan  ne  s'arrêtait  pas. 

Combien  de  temps  la  lutte  ouverte  dura-t-elle?  Impos- 
ble  d'assigner  des  dates  ;  mais,  après  les  rudes  persécu- 
tions viennent  les  temps  de  tolérance,  et  les  églises  chré- 
tiennes s'élèvent  de  plus  en  plus  nombreuses  à  côté  des 
temples  païens. 

Le  culte  nouveau  est  célébré  concurremment  avec  l'an- 
cien. Ici  l'on  adore  Jésus,  et  là  Jupiter.  Le  sang  des  mar- 
tyrs a  cessé  de  couler,  et  si  l'autorité  romaine  ne  sympa- 
thise pas  avec  les  chrétiens,  du  moins  se  contente-t-elle 
de  les  éloigner  des  honneurs  et  de  leur  fermer  le  chemin 
de  la  fortune. 

Peu  à  peu,  cet  engourdissement  de  l'esprit  persécuteur 
produit  des  résultats  heureux  pour  le  succès  définitif  du 
christianisme,  aussi  bien  en  Gaule  que  dans  le  reste  de 
l'Occident.  Ce  ne  sont  plus  seulement  les  classes  pauvres 
qui  se  convertissent,  mais  la  population  intermédiaire  et 
plusieurs  grandes  familles  gallo-romaines.  La.  croix  en- 
lin  triomphe  avec  Constantin  ce  le  libérateur,  »  (d'évêque 
du  dehors,  »  c'est-à-dire  l'évêque  laïque,  ainsi  que  ce 
prince  s'appelle  lui-même,  a  Daniel  propheta,  ))  lit-on 
jusque  sur  les  agrafes  militaires  des  citoyens  et  des  sol- 
dats. 

Des  légendes   pieuses  apparaissent,  font  cortège  aux 


288  MÉMOIRES  DU   PEUPLE   FRANÇAIS 

miracles.  Vers  Fan  2oO,  Aphrodise  arrive  à  Béziers, 
monté  sur  un  chameau,  et  le  culte  rendu  a  ce  saint  de- 
vient si  grand,  que  non-seulement  on  le  choisit  pour  pa- 
tron de  la  ville,  mais  que  l'on  constitue  un  fief  pour  l'en- 
tretien de  son  chameau  et  de  ses  successeurs,  usage  qui 
a  duré  jusqu'en  1793  ^  A  douze  kilomètres  de  Nantes, 
une  ville  corrompue  s'élevait  dans  l'endroit  où  se  trouve 
aujourd'hui  le  Lac  de  Grand-Lieu.  La  tradition  prétend 
que  saint  Martin  y  a  vainement  prêché  l'ïlvangile,  vers 
373  ;  qu^il  s'est  plaint  à  Dieu  ;  qu'aussitôt  les  eaux,  ac- 
courant de  toutes  parts,  submergèrent  la  ville,  les  habi- 
tants et  les  prairies  environnantes.  Un  géant,  qui  s'était 
le  plus  opposé  aux  efforts  de  saint  Martin,  est  enchaîné 
au  fond  des  eaux,  avec  les  habitants  ;  les  convulsions  du 
géant  causent  les  agitations  que  l'on  aperçoit  de  temps  ^' 
en  temps  à  la  surface  du  lac  ;  et  les  farfadets,  les  loups- 
garous  qui  égarent  le  voyageur  et  le  mènent  au  milieu 
des  marais  pour  le  tuer,  sont  les  maudits,  dont  le  vrai 
Dieu  reçoit  une  seule  fois  dans  l'année,  à  la  Noël^  un 
hommage  forcé,  au  son  des  cloches  par  eux  agitées  dans 
la  ville  engloutie 2.  Ainsi  chaque  pays  fournit  sa  légende, 
qui  traverse  les  âges. 

Les  chrétiens  avaient  marché  fermes  et  unis  dans 
leur  foi  pendant  les  jours  d'épreuves  ;  ils  se  divisèrent 
aussitôt  qu'ils  possédèrent  à  leur  tour  le  privilège  du 
culte  officiel.  A  peine  la  religion  nouvelle  se  fut  affermie 
et  consolidée  que  les  hérésies  commencèrent,  plus  nom- 
breuses en  Gaule  qu'ailleurs,  à  cause  du  caractère  turbu- 
lent et  léger  de  ses  habitants. 

Arius  avait  soutenu,  à  Alexandrie^  que  Jésus -Christ 
est  une  créature  parfaite  sans  doute  et  très-semblable  à 
Dieu,  mais  non  Dieu  lui-même  ;  le  premier  concile  œcu- 
ménique convoqué  à  Nicée  condamna  sa  secte.  En  Afri- 
que, le  schisme  de  Donat  enlevait  à  l'Église  une  partie  de 


i.  A.  de  Nore,  Coutumes,  mythes,  elc,  p.  74. 

2.  V.  Duruy,  Inlrod.  gêner,  à  l'Hist.  de  France,  p.  8o  et 


LE  GALLO-ROMAIN  239 

ses  forces  :  les  donatistes  refusaient  d'admettre  à  la  com- 
munion les  chrétiens  qui,  durant  la  persécution  de  Dio- 
clétien,  avaient  livré  aux  païens  les  écrits  et  les  vases 
sacrés,  et  que,  pour  cette  raison,  on  nommait  «  tradi- 
teurs.  ))  L'hérésie  des  donatistes  fut  anathématisée  à 
Arles.  Coup  sur  coup,  les  sectes  se  multiplièrent  :  de 
l'enthousiasme  naquit  l'exagération,  et,  de  l'exagération, 
l'erreur.  Au  if  siècle,  on  blâma  les  femmes  gallo-ro- 
maines d'admirer  passionnément  et  de  suivre  en  tous 
lieux  Marc,  disciple  de  Valentin,  qui  les  séduisait  en  pré- 
tendant leur  accorder  le  don  de  prophétie  :  les  sectateurs 
de  Marc,  agissant  comme  lui,  s'intitulaient  ce  Parfaits  » 
et  se  disaient  arrivés  au  sommet  de  la  vertu.  Ils  prê- 
chaient que  le  Diable,  lils  du  dieu  Sabaoth,  avait  eu  d'Eve 
Caili  et  Abel  ^  A  la  Trinité  ils  substituaient  l'Ineffable, 
le  Silence,  le  Père  et  la  Yérité^  en  rejetant  les  sacre- 
ments, et  même  le  baptême. 

Ces  aberrations  grossières  contribuèrent  à  l'accroisse- 
ment d'autres  erreurs  moins  folles,  mais  non  moins  dan- 
gereuses pour  l'unité  de  l'Église  qui,  le  lendemain  du 
triomphe,  tendait  à  augmenter  constamment  son  in- 
fluence. 

Outre  les  Ariens,  les  Donatistes  et  les  Parfaits,  il  y  eut  les 
Pélagiens,  soutenant  que  le  péché  d'Adam  n'a  pas  passé  à 
sa  postérité,  et  n'a  porté  préjudice  qu'à  lui  seul  ;  qu'Adam 
était  sujet  à  la  mort  ;  que  la  grâce  n'est  pas  nécessaire,  etc. 
Les  Manichéens,  eux,  reconnurent  deux  principes  for- 
mateurs du  monde,  l'un  bon  et  auteur  du  bien,  la  lu- 
mière, —  l'autre  mauvais  et  auteur  du  mal,  les  ténèbres  ; 
tous  deux  étenifils  et  indépendants.  Les  disciples  du  Par- 
sisme  adorèrent  le  soleil,  le  feu  et  plusieurs  autres  créa- 
tures. Les  Gnostiques,  se  vantant  de  posséder  des  connais- 
sances extraordinaires,  ne  crurent  ni  au  péché  originel 
ni  à  la  rédemption  des  hommes  dans  le  sens  propre.  Les 
plus  étranges  hérésies   comptèrent  des  adeptes  ;  Saint- 


1.  Irénée,  contra  hœrcses, 

I.  19 


200  MÉMOIRES  DU   PEUPLE  FRANÇAIS 

Augustin  assure  que  de  son  temps  il  en  existait  cinquante- 
huit. 

Le  christianisme,  menacé,  se  réfugia  dans  l'autorité 
des  conciles,  dont  les  décisions,  frappant  ariens,  dona- 
tistes  et  autres,  se  placèrent  à  côté  des  édits  de  tolérance 
rendus  par  les  empereurs  en  faveur  des  chrétiens.  Cette 
autorité  augmenta  de  jour  en  jour,  sous  les  princes  con- 
vertis à  la  foi  nouvelle.  L'influence  gallo-romaine  éclate, 
d'ailleurs,,  dans  ce  fait  que,  sur  quarante-quatre  églises 
représentées  au  concile  de  Nicée,  contre  la  secte  d'Arius, 
seize  appartenaient  à  la  Gaule,  où  les  chefs  chrétiens  se 
mirent  à  attaquer  simultanément  les  hérétiques  et  les  in- 
crédules. 

Toutefois,  loin  de  se  convertir  en  masse  lors  de  la  pre- 
mière prédication  de  l'Évangile  parmi  eux,  les  Gallo-Ro- 
mains, encore  plus  attachés  au  paganisme  que  les  habi- 
tants de  l'Italie,  luttèrent  pour  défendre  leurs  autels, 
principalement  dans  les  villes  opulentes  et  corrompues, 
et  dans  les  pays  les  plus  riches  *.  Le  druidisme  ne  s'ef- 
faça pas  complètement  non  plus.  De  là  quelques  tentati- 
ves isolées  contre  les  idoles,  dans  les  trois  premiers  siè- 
cles. Mais  Constantin,  après  sa  conversion,  respecta 
généralement  la  liberté  de  conscience,  établit  l'égalité 
des  cultes,  tout  en  cherchant  à  placer  le  nouveau  sur  la 
même  ligne  dominante  que  l'ancien.  On  cite  quelques 
lois  publiées  par  lui  contre  les  intérêts  païens,  contre  l'art 
divinatoire  "^  ;  et  celles  qui  ordonnèrent  aux  juges,  aux 
corporations,  aux  habitants  des  villes  (des  villes  seule- 
ment) de  ne  point  travailler  le  dimanche'.  Malgré  cela, 
il  appelait  encore  Jésus  la  (c  Divinité,  »  n'osant  pas 
nommer  cette  divinité  *,  autre  que  celles  de  FOlympe. 
11  employait  le  langage  païen  dans  des  lois  anti- 
païennes. 

1.  Salvianus,  De  Gubernat.  Dei,  p.  132. 

2.  Cod.  Theodos.  Lib.  ix,  Ut.  16,  L.  1  el  2. 

3.  Cod.  Justin,  lib.  m,  tit.  12,  L.  3. 

4.  A.  Beugnot,  Hist.  de  la  Destruct.  du  pagan.  en  Occid.,  t.  Je"",  p.  78. 


LE  GALLO-ROMAIN  291 

Un  demi-siècle  plus  tard,  au  contraire,  Gratien  alla 
jusqu'à  faire  enlever  du  sénat  l'autel  et  la  statue  de  la 
Victoire,  jusqu'à  révoquer  les  privilèges  des  pontifes, 
jusqu'à  refuser  la  robe  pontificale,  en  disant  que  cet  orne- 
ment ne  convenait  pas  à  un  chrétien  *.  Ce  refus  lui  valut 
l'épitliète  de  «  très  chrétien  »  accolée  à  son  nom  par 
saint  Amhroise. 

En  général,  de  quelques  sympathies  que  ces  princes 
entourassent  le  christianisme,  ils  reculaient  devant  l'in- 
tolérance et  ne  privaient  pas  les  païens  de  leur  liberté. 
L'homme  en  eux  était  chrétien,  et  païen  l'empereur,  qui 
ne  rompait  pas  avec  la  partie  considérable  des  popula- 
tions restées  fidèles  à  l'ancien  culte,  faisait  des  compro- 
mis et  tenait  la  balance  entre  les  religions  rivales.  Les 
empereurs  ne  voulaient  pas  surtout  qu'on  employât  la 
force  pour  ramener  les  brebis  égarées  ;  et  ils  pratiquaient 
le  principe  de  Lactance  :  Rien  n'est  si  volontaire  que 
la  religion  2.  En  un  mot,  ils  laissaient  à  chacun  ses 
dieux. 

Suivant  cette  marche  du  pouvoir,  plus  d'un  auteur 
ecclésiastique  admettait  la  tolérance  religieuse,  soit  par 
sentiment  évangélique,  soit  parce  que  le  paganisme  leur 
paraissait  encore  trop  redoutable. 

D'autres,  Julius  Maternus  Firmicus  en  tête,  s^exaltè- 
rent  contre  l'audace  des  païens,  coupables  indignes  de 
pardon.  Firmicus  s'écriait,  à  propos  du  mythe  de  Mi- 
nerve :  «  La  voilà  cette  Pallas  que  l'on  adore  et  dont  le 
culte  est  placé  sous  la  sanction  de  la  loi  pontificale.  On 
révère  son  image  quand  on  devrait  punir  sévèrement  son 
crime...  Très-sacrés  empereurs,  il  faut  appeler  la  de- 
meure de  leurs  dieux  des  tombeaux  et  non  des  temples, 
et  leurs  autels  d'indignes  bûchers...  Coupez  dans  le  vif 
un.tel  scandale,  détruisez-le  entièrement,  opposez-lui  la 
rigueur  des  lois,  pour  que  l'erreur  de  cette  superstition 


i.  Zosime,  lib.  iv,  cap.  36. 

2.  La^tant.  Instit  divinae,  lib.  v,  cap.  11. 


202  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

ne  souille  pas  plus  longtemps  le  monde  romain  * .  »  Ail- 
leurs, il  excitait  la  cupidité  des  empereurs  :  «  Enlevez,  pil- 
lez sans  crainte  les  ornements  des  temples  ;  fondez  ces 
dieux  et  faites-en  de  la  monnaie  ;  réunissez  tous  les  biens 
des  pontifes  à  votre  domaine  ;  après  la  ruine  des  temples, 
vous  serez  plus  agréables  à  Dieu  ^.  » 

Convertir  par  la  persuasion,  telle  était  Topinion  des 
uns;  frapper  les  païens,  pour  achever  le  triomphe  du 
christianisme,  voilà  ce  que  prêchaient  au  pouvoir  certains 
hommes  véhéments  et  indignés. 

Or,  sous  Arcadius  et  Ilonorius,  au  siècle  même  où 
Firmicus  écrivait,  saint  Martin,  évêque  de  Tours,  déclara 
le  premier  la  guerre  à  Tidolâtrie  dans  la  Gaule,  et  devint 
le  fléau  des  païens.  11  avait  servi  dans  les  armées  de 
Fempereur  Julien.  Mais,  selon  la  légende,  Jésus-Christ  lui 
était  apparu,  et  unjour  que  Julien  distribuait  à^es  soldats 
le  ((  donativum,  »  Martin,  quand  son  tour  vint  de  recevoir 
sa  part,  s^écria  :  «  Jusqu'ici  je  t'ai  servi;  permets-moi  de 
servir  Dieu;  je  suis  le  soldat  du  Christ,  je  ne  puis  plus 
combattre.  SiTon  pense  que  ce  n'est  pas  foi  mais  lâcheté, 
je  viendrai  demain  sans  armes  au  premier  rang^  et  au  nom 
de  Jésus,  mon  seigneur,  protégé  par  le  signe  de  la  croix, 
je  pénétrerai  sans  crainte  dans  les  bataillons  ennemis  ^  )> 
Ce  ((  soldat  du  Christ  ))  défendit  désormais  sa  croyance 
avec  Tépée  et  la  parole.  Baptisé  à  Poitiers  des  mains  de 
saint  flilaire  en  3S4,  après  être  entré  dans  les  Gaules  à 
une  époque  incertaine  pour  Fhistoire,  Martin  avait  fixé 
sa  demeure  au  village  de  Ligugé  ;  et,  du  monastère  qu'il  y 
avait  fondé,  il  s'était  élancé  le  marteau  en  main  vers  la 
Touraine  et  la  Bourgogne  pour  abattre  les  temples  païens 
et  les  arbres  druidiques.  Les  environs  de  Poitiers,  où  le 
polythéisme  primitif  avait  gardé  de  très-profondes  racines. 


1.  J,  M.  Firmicus,  De  erroro  profanarum  religionum,  p.    10;  A.  Peug)wt, 
Hist.  do  la  Dostruc.  du  pag  en  Occid.,  liv.  1<^%  chap.  U. 

2.  /.  M.  Firmicus,  id.  p.  59, 

3.  Ex  Sulpicii  Severi  Vilâ  B.  Marlini.  V.  J.  Michekl,  Histoire  do  France, 
t.  [<-'•,  aux  Eclairrissemenls. 


LE  GALLO-ROMAIN  ^n 

n'offrait  pas  à  son  zèle  un  théâtre  assez  vaste  :  il  entreprit 
avec  quelques  hommes  dévoués  une  sorte  de  croisade.  A 
Loroux,  près  de  Manthelan  en  Tour  aine,  à  Autun,  dans  le 
bourg  d'Amboise,  à  Langeais,  à  Chisseaux,  à  Souvé,  à 
Tournon,  à  Candes,  à  Châtres,  le  très-énergique  Martin 
abattit  des  idoles  ou  des  temples,  et  accomplit  des  mi- 
racles *. 

Sa  mission  dans  la  Gaule  eut  un  immense  retentissement. 
On  l'imita.  L'an  400  de  notre  ère,  Févêque  saint  Exupère 
renversa,  aux  environs  de  Bayeux,  l'idole  de  Belen, 
placée  sur  le  mont  Phœnus^  :  de  cette  époque,  sans  doute, 
datent  les  mutilations  de  la  statue  en  marbre  blanc  et  du 
Bacchus  en  bronze  découverts  à  Lillebonne  et  placés  au 
musée  du  Louvre,  saint  Sulpicius,  à  Autun,  se  distingua 
par  son  zèle  contre  les  adorateurs  de  Cybèle,  et  opéra 
des  miracles  ^. 

Ces  expéditions  diminuèrent  le  nombre  des  païens, 
sans  le  réduire  très-sensiblement.  Personne,  dans  l'Ejn- 
pire,  n'ayant  reçu  des  lois  ou^  du  prince  le  pouvoir  de 
parcourir  les  campagnes  pour  abattre  l'idolâtrie,  les 
efforts  de  saint  Martin  et  de  ses  imitateurs  restèrent  indivi- 
duels. L'intolérance  à  l'égard  des  païens  ne  revêtit  point 
le  caractère  officiel,  et  si  les  fidèles  de  l'ancien  culte  eurent 
sujet  de  se  plaindre  à  leur  tour  de  ce  qu'on  les  persécu- 
tait, soit  en  les  outrageant  dans  leurs  croyances,  soit  en 
détruisant  leurs  temples,  soit  en  dévastant  et  pillant  leurs 
sépulcres,  sous  prétexte  qu'ils  faisaient  des  festins  sacrés 
où  ils  maudissaient  le  christianisme  dans  des  conciliabules 
impies  *,  ils  ne  purent  accuser  que  la  partie  exaltée  des 
chrétiens. 

L'autorité  s'attaqua  parfois  seulement  à  certaines  prati- 
ques et  superstitions  dupaganisme,  sans  interdire  d'une  ma- 
nière absolue  le  culte  des  Celtes,  des  Grecs  et  des  Romains, 

1.  Sulpic.  Severi.  Vita  Beati  Martini,  cap,  9,  passim. 

2.  Gallia  Chrlsliana,  l.  XI,  p.  346  et  348. 

3.  Greijor.  Turon.  Gloria  confessorum,  cap.  77. 

4.  Baronii,  Annal.  An.  447,  |  27. 


i9ï  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

qui  disparut  dans  les  villes  plus  tôt  que  dans  les  campa- 
gnes. Les  paysans,  par  routine,  obstination  et  ignorance, 
tinrent  bon  contre  le  christianisme  jusqu'à  la  fin  de  l'Em- 
pire, si  bien  qu'on  appliqualeur  nom  à  l'ancienne  religion, 
—  par/iy^diiens^  paganisme.  Combien  de  folles  croyances, 
terreurs  féeriques  et  idées  superstitieuses,  nous  l'avons 
vu,-  se  perpétuèrent  au  milieu  d'eux  jusqu'à  nos  jours! 

Les  discussions  religieuses  occupèrent  une  large  place 
dans  la  vie  active  des  Gallo-Romains  :  c'est  un  des 
côtés  par  lesquels  le  christianisme  influa  sur  leur  civili- 
sation. 

Dès  qu^une  hérésie  formulait  ses  principes,  on  voyait 
publier  une  foule  de  lettres,  de  messages^  de  relations 
de  voyages,  de  pamphlets,  pour  ou  contre  la  dange- 
reuse nouveauté.  Au  iv*"  siècle,  déjà,  l'activité  intellec- 
tuelle se  développait,  et  quoique  le  clergé  gallo-romain 
en  général  manquât  encore  de  supériorité  d'esprit  et  de 
véritable  grandeur  dans  les  actions,  plus  d'un  prêtre  se 
fit  remarquer  par  son  taleht. 

Quelques  savants  théologiens  avaient  paru;  quelques 
évêques,  reconnus  pour  hommes  de  foi  et  de  lumière, 
étaient  interrogés  sur  certains  points  de  doctrine  ou  sur 
des  scrupules  personnels.  Les  populations,  jusqu'alors 
rudes  ou  asservies  au  paganisme,  ou  agissant  purement 
d'instinct,  demandaient  maintenant  des  conseils  aux 
hommes  les  plus  éclairés.  Souvent,  on  se  laissait  conduire 
d'après  les  chefs  spirituels,  que  l'on  consultait  par 
messages  envoyés  de  tous  les  côtés,  en  Gaule,  au  fond  de 
l'Italie,  et  même  dans  l'OHent.  Deux  femmes,  l'une  de 
Bayeux,  Hédibie,  l'autre  de  Cahors,  Algasie,  entraînées 
par  ce  mouvement  extraordinaire,  rédigèrent  des  ques- 
tions sur  plusieurs  matières  philosophiques,  religieuses 
et  historiques,  demandèrent  Fexplication  de  certains 
passages  des  Saintes  Ecritures,  voulurent  savoir  ce  qui 
constituait  la  perfection  morale,  ^'t  comment  il  fallait  se 
conduire  dans  telles  ou  telles  circonstances  de  la  vie.  Et 
qui  choisirent-elles  pour  leur  directeur  spirituel  et  quoti- 


LE  GALLO-ROMAIN  293 

dien?  saint  Jérôme.  Un  prêtre,  Apodême,  partit  de  la 
Bretagne,  chargé  de  porter  leur  correspondance  àl'illustre 
père  de  l'Église,  qui  habitait  alors  la  Palestine  S 

Plus  efficaces  que  les  expéditions  violentes  contre  les 
idoles,  et  corroborées  par  les  écoles  religieuses  dont  le 
lecteur  a  pu  apprécier  le  puissant  effet,  les  discussions 
sur  les  hérésies,  les  lettres,  traités  et  sermons  du  clergé, 
alimentèrent  l'ardeur  chrétienne  au  fond  des  âmes. 

Puis  le  v"  siècle  nous  montre  des  évêques  voués  à 
Famélioration  des  mœurs  et  au  bonheur  des  Gallo- 
Romains,  jouant  un  rôle  très-considérable  dans  la  société. 
((Un  évêque,  dit  Chateaubriand,  baptisait,  confessait,  prê- 
chait, ordonnait  des  pénitences  privées  ou  publiques,  lan- 
çait des  anathèmesoulevaitdes  excommunications,  visitait 
les  malades,  assistait  les  mourants,  enterrait  les  morts, 
rachetait  les  captifs,  nourrissait  les  pauvres,  les  veuves, 
les  orphelins,  fondait  des  hospices  et  des  maladreries, 
administrait  les  biens  de  son  clergé,  prononçait  comme 
juge  de  paix  dans  les  causes  particulières,  ou  arbitrait  des 
différends  entre  les  villes  :  il  publiait  en  même  temps  des 
traités  de  morale,  de  discipline  et  de  théologie,  écrivait 
contre  les  hérésiarques  et  contre  les  philosophes,  s'occu- 
pait de  science  et  d'histoire,  dictait  des  lettres  pour  les 
personnes  qui  le  consultaient  dans  l'une  et  l'autre  reli- 
gion, correspondait  avec  les  églises  et  les  évêques,  les 
moines  et  les  ermites,  siégeait  à  des  conciles  et  à  des 
synodes,  était  appelé  aux  conseils  des  empereurs,,  chargé 
de  négociations,  envoyé  à  des  usurpateurs  ou  à  des 
princes  barbares  pour  les  désarmer  et  les  contenir  :  les 
trois  pouvoirs,  religieux,  politique  et  philosophique, 
s'étaient  concentrés  dans  l'évêque.  » 

La  manière  de  vivre  de  saint  Hilaire,  en  particulier, 
donnait  le  bon  exemple.  ((  Il  se  levait  de  grand  matin, 
dit  F.  Guizot.  Il  habitait  toujours  dans  la  ville;  dès  qu'il 
était  levé^  quiconque  le  voulait  voir  était  reçu;  il  écoutait 

1.  F.  Guizot,  Hist.  de  la  Civilisât,  en  France,  4«  leçon. 


i9G  MEMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

les  plaintes,  accommodait  les  difTérends,  faisait  l'office  de 
juge  de  paix.  11  se  rendait  ensuite  à  l'église,  célébrait 
l'office,  prêchait,  enseignait,  quelquefois  plusieurs  heures 
de  suite.  Rentré  chez  lui,  il  prenait  son  repas,  et  pendant 
ce  temps  on  lui  faisait  quelque  lecture  pieuse.  11  travail- 
lait aussi  des  mains,  tantôt  filant  pour  les  pauvres,  tantôt 
cultivant  les  champs  de  son  église.  »  La  vie  de  saint  Loup, 
évêque  de  Troyes,  était  à  peu  près  semblable.  Saint 
Patient,  évêque  de  Lyon,  fonda  ou  décora  plusieurs 
basiliques;  après  les  ravages  des  Goths,  depuis  Lyon  jus- 
qu'à Arles,  il  envoya  gratuitement  à  des  villes,  à  des  pays 
entiers,  qui  souffraient  de  la  famine,  des  blés  par  lui 
achetés.  Un  contemporain  l'appelait  «unebonne  année  *,  » 
c'est-à-dire  un  bon  père,  un  bon  prêtre,  et  déclarait  que 
le  moindre  des  prêtres  s'élevait  au-dessus  de  l'homme 
honoré  de  la  première  dignité  temporelle. 

Le  pouvoir  religieux  du  prélat  se  ressentit  de  sa  valeur 
intellectuelle,  attestée  par  de  remarquables  ouvrages  : 
L'exposition  et  la  réfutation  de  la  fausse  science^  les  Cinq 
livres  contre  les  Hére'sies^  par  Irénée  ;  V Eloge  funèbre  de 
Saint- Honorât^  par  Hilaire,  évêque  d'Arles;  les  Lettres^ 
poésies^  discours  et  U Histoire  du  martyre  de  Saint-Génès 
d'Arles^  par  saint  Paulin  de  Bordeaux,  évêque  de  Noie  ; 
les  ouvrages  de  saint  Hilaire  de  Poitiers,  surnommé  par 
saint  Jérôme  <(  le  Rhône  de  l'éloquence,  »  et  regardé  de 
nos  jours  comme  l'Athanase  gaulois  2;  »  celles  de  saint 
Ambroise^  fils  du  préfet  des  Gaules,  créateur  de  l'oraison 
funèbre  chrétienne. 

Au  point  de  vue  philosophique,  plusieurs  membres  de 
l'épiscopat  gallo-romain,  plus  que  tolérants  à  l'endroit 
du  pur  christianisme,  formèrent  une  sorte  de  trait  d'u- 
ni o  entre  les  hommes  de  l'ancien  culte  et  ceux  du  nou- 
veau. Nous  indiquerons  ces  types  curieux  en  retraçant  les 
mœurs  de  la  haute  société. 


i.  Sidon  Apollin.  Epistol.  6  et  13. 

2.  Villemain,  Tableau  de  l'éloquenee  clirèt.  au  iv^'  siècle,  saiîit  Hilaire. 


LE  GALLO-ROMAIN  297 

Enfin,  l'importance  politique  des  évêques  découla,  soit 
du  respect  que  leur  manifestèrent  les  puissants  person- 
nages de  l'Empire  ou  la  vénération  unanime  des  fidèles, 
soit  du  rôle  officiel  qu'on  leur  attribua  dans  l'administra- 
tion générale  de  la  Province.  Sous  Maxime,  par  exemple, 
la  position  de  saint  Martin  devint  unique .  ^impératrice 
le  servait  à  table,  ramassait  et  mangeait  ses  miettes  ;  et 
Ton  vit  des  vierges,  dont  il  avait  visité  le  monastère,  bai- 
ser^ lécher  la  place  où  ses  mains  s'étaient  posées. 

Certes,  le  temps  des  persécutions  des  chrétiens  par 
les  païens  s'eiïaçait  des  souvenirs  du  clergé.  Si  les  prêtres 
du  Christ,  suivant  les  préceptes  de  l'Évangile,  pouvaient 
accomplir  une  foule  de  grandes  et  bonnes  choses,  ils  pou- 
vaient aussi,  éblouis  par  leur  croissante  domination,  user 
de  leur  influence  politique  pour  commettre  à  leur  tour  des 
actes  d'intolérance  contre  les  païens,  et  appeler  la  force  à 
l'appui  de  leur  minorité.  Les  uns  servaient  toujours  le 
despotisme  de  Rome  «  et  portaient  avec  effort  le  poids  de 
l'ombre  impériale  *  ;  »  les  autres,  en  adoptant  les  doctrines 
nouvelles,  n'avaient  pas  complètement  dominé  leurs 
mauvais  instincts,  ni  échappé  à  la  corruption  des  mœurs 
romaines  ;  beaucoup  enfin,  triomphant  bruyamment  et 
avec  orgueil,  s'imaginèrent  que  le  paganisme  était  expiré, 
et  agirent  avec  une  imprudence  telle  que,  à  diverses  re- 
prises il  releva  ses  autels,  ranima  sa  décrépitude,  et 
reparut  ^ur  le  trône  avec  Julien. 

Quoi  que  fissent  les  hommes  les  plus  habiles,  combien 
de  siècles  s'écoulèrent  avant  que  la  minorité  des  chrétiens 
de  la  Gaule  se  changeât  en  majorité  ! 

De  même  que  les  écoles  religieuses  avaient  succédé 
aux  écoles  païennes  en  décadence,  de  même,  à  la  fin  de 
Tépoque  gallo-romaine.  Tordre  ecclésiastique  chrétien 
devint  assez  fort  pour  suppléer  le  régime  municipal  en 
ruines,  et  la  dégradation  des  privilégiés,  des  curiales  et 
des  classes  pauvres. 

1.  Julien,  Misopogon,  p.  361. 


298  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Toujours  peu  puissant,  d'après  la  loi,  car  il  se  fatigua 
par  sa  double  lutte  contre  les  païens  et  les  hérésiarques, 
il  ne  tarda  pas  à  exercer  en  fait  une  autorité  sans  bornes. 
Ce  que  Célestin  1",  pape  depuis  422  jusqu'en  432,  a  dit 
des  évêques,  entrait  dans  la  pensée  des  premiers  fidèles. 
Les  évoques,  établis  par  Jésus-Christ  lui-même  dans  la 
personne  des  apôtres  qu'ils  continuaient,  conservaient  le 
pieux  dépôt  de  la  doctrine  apostolique  et  enseignaient  la 
parole  de  Dieu.  Tous  les  (iallo-Romains  qui  compre- 
naient cette  sublime  mission  imposée  aux  prélats,  accor- 
daient à  ceux  qui  la  remplissaient  avec  conscience  un  dé- 
vouement à  toute  épreuve.  Les  évêques  venus  dès  le 
principe  en  Gaule  étaient  romains,  italiens,  surtout 
grecs.  Plus  d'un,  assez  généreux  pour  oublier  que  leurs 
compatriotes  appesantissaient  le  joug  sur  les  vaincus, 
avaient  prêché  parmi  les  populations  conquises  la  liberté, 
la  fraternité,  les  bons  rapports  d'homme  à  homme  ;  mal- 
gré leur  origine  étrangère,  on  les  avait  aimés  à  cause 
de  leur  vie  sainte,  et  pour  leur  consolante  morale. 

Dès  que  les  masses  eurent  commencé  de  se  laisser  tou- 
cher par  leurs  prédications,  et  que  les  grands  person- 
nages de  la  Gaule  romaine  eurent  adopté  le  christia- 
nisme, un  ordre  ecclésiastique  se  forma  dans  la  Province. 
Elle  fournit  assez  de  prêtres  pour  qu'il  existât  un  clergé 
national. 

Deux  sortes  d'évêques  gouvernaient  l'Église.  Les  uns 
s'étaient  préparés  à  l'épiscopat  par  la  retraite  ascétique, 
la  vie  claustrale  ;  les  autres  avaient  appartenu  aux  classes 
élevées,  riches  et  mondaines  :  ils  étaient  laïques,  presque 
tous  mariés.  La  *gloire  des  premiers  consistait  dans 
l'érudition  et  l'humilité,  celle  des  seconds  venait  de  leur 
nom  et  de  leur  rang,  dont  Féclat  rejaillissait  sur  le  clergé 
en  général.  Plus  l'influence  morale  des  uns  et  des  autres 
s'étendit,  plus  s'agrandit  leur  pouvoir  civil.  A  dater  de 
Constantin,  ils  exercèrent  en  partie  l'autorité  judiciaire , 
et  les  édits  impériaux  défendirent  de  les  appeler  en  jus- 
tice comme  les  autres  citoyens.  Justiciables  de  leurs  col- 


LE  GALLO-ROMAIN  .         299 

lègues  seuls,  ils  eurent  les  magistrats  ordinaires  pour  in- 
férieurs. Ces  privilèges,  d'abord  mal  définis,  furent 
ensuite  constitués  par  des  lois.  Alors  Févêque  prit  part 
au  jugement  des  affaires  publiques.  On  le  chargea  de 
surveiller,  de  dénoncer  les  juges  ordinaires  qui  négli- 
geaient leurs  devoirs,  et  de  poursuivre  certains  délits, 
par  exemple  les  jeux  de  hasard.  Il  concourut  à  presque 
toutes  les  fonctions  de  l'autorité  municipale,  à  l'adminis- 
tration des  fonds,  à  la  perception  de  l'impôt,  à  la  direc- 
tion des  travaux  d'utilité  publique  ;  il  intervint  dans  la 
nomination  des  tuteurs  et  des  curateurs,  avec  droit  de 
conserver  dans  son  église  les  actes  de  ces  nominations  ;  il 
concilia  les  parties,  calma  les  différends,  remplit  enfin,  à 
peu  de  chose  près,  Toffice  du  juge  de  paix  actuel.  Il  pro- 
céda au  choix  des  divers  agents  municipaux,  chargés  de 
ce  qui  se  rapportait  à  Fachat  et  à  la  distribution  des  sub- 
sistances * .  . 

Pour  tout  dire,  il  devint  le  véritable  chef  de  la  cité, 
titre  que  la  loi  conféra  à  lui  seul  ^  ;  et  il  réunit  en  lui 
les  deux  pouvoirs  ecclésiastique  et  séculier.  En  général, 
sa  décision  équivalut  aux  décisions  impériales  ^.  Ces 
attributions  répondaient  à  l'institution  même  des  dio- 
cèses, tels  qu'ils  furent  établis  après  le  triomphe  défini- 
tif du  christianisme.  Les  cités  (civitates)  gallo-romaines, 
jadis  organisées  par  Auguste,  servirent  de  cadre  aux 
diocèses  *;  et  les  divisions  ecclésiastiques  de  Fépoque 
ressemblèrent  assez  aux  circonscriptions  existantes  en- 
core avant  le  Concordat  de  1801  ^  Le  moi  cite\  qui,  au 
premier  siècle  de  l'ère  chrétienne,  signifiait  généralement 
un  peuple,  n'exprima  plus,  à  partir  du  iv%  que  le  chef- 


1.  Cod.  Justin.  NovelL  I,  28,  p.  16. 

2.  Fauriel,  Histoire  de  la  Gaule  méridionale,  t.  P"",  p.  377. 

3.  Eusèbe,  Panégyrique  de  Constantin. 

4.  F.  plus  bas,  ch.  III;  M.  Deloche,  Étude  sur  la.    géogr    histor.   de    la 
Gaule,  p.  61, 

5.  C.  Guérard,  Essai  sur  le  système  des  divisions  teiritorialcs  do  la  Gaule 
sous  les  rois  franks,  p.  76,  in-S»,  Paris,  1832. 


300  MÉMOIRES  DU  PEUPLE   FRANÇAIS 

lieu  du  pays,  la  ville  principale,  la  «  ville  épiscopale.  » 
La  cité  [civitas^)  correspondant  au  grand  pays  (par/us^) 
forma  le  diocèse. 

L'évèque,  élu  par  le  peuple  qu'on  l'appelait  à  diriger, 
devait  faire  consacrer  cette  élection  par  les  suffrages  du 
clergé  et  des  évêques  de  la  Province  ;  et  le  plus  digne,  au 
jugement  de  tous,  obtenait  la  majorité  des  voix. 

Primitivement,  l'épiscopat  n'offrait  que  les  moyens  de 
se  sacrifier  à  la  cause  commune  et  à  l'instruction  de  tous 
les  fidèles.  Les  clercs  vénérables  briguèrent  seuls  l'hon- 
neur de  diriger  un  diocèse.  Le  plus  souvent,  un  évêque 
déjà  sacré,  renommé  parmi  ses  collègues,  présentait  lui- 
même  le  candidat  ;  et,  l'élection  étant  faite,  on  sacrait  le 
prélat  nouveau,  on  lui  imposait  les  mains.  La  nomina- 
tion avait  lieu  ainsi  sans  intrigues,  par  conséquent  sans 
tumulte  :  il  semblait  que  le  peuple  se  donnât  un  père. 

Mais  plus  tard,  quand  l'évèque  posséda  l'autorité  sécu- 
lière, qui,  trop  fréquemment,  le  détourna  de  ses  fonctions 
religieuses  \  des  brigues  condamnables  accompagnèrent 
l'élection  des  prélats.  Le  concile  d'Orléans,  en  549,  défen- 
dit d'acquérir  la  mitre  par  des  présents.  Yain  remède  !  Le 
champ  resta  ouvert  aux  ambitieux. 

Par  exemple.  Patient,  évêque  de  Lyon,  arriva  dans 
cette  ville  avec  plusieurs  évêques  de  la  Province,  qui 
s'étaient  réunis  pour  donner  un  chef  à  l'Église  de  ce 
municipe  où  la  discipline  chancelait,  depuis  la  mort  de 
l'évèque  Paul.  L'assemblée 'des  clercs  trouva  dans  Lyon 
des  factions  opposées ,  de  ces  intrigues  privées  qui  se 
forment  au  détriment  du  bien  public,  et  qu'avait  excitées 
un  triumvirat  de  compétiteurs.  L'un  d'eux,  sans  aucune 
vertu,  étalait  l'illustration  d'une  race  antique  ;  un  autre, 
nouvel  Apicius,  se  faisait  appuyer  par  les  applaudisse- 
ments et  les  clameurs  de  bruyants  parasites,  gagnés  à 
Taide  de  sa  cuisine  ;  un  troisième  s'était  engagé  à  livrer 
les  domaines  de  l'Église  au  pillage  de  ses  partisans...,  s'il 

1.  J.  Naudet,  L'Einpirc  sous  Constantin,  3'  partie. 


LE  GALLO-ROMAIN  301 

parvenait  au  but  de  son  ambition.  Patient  et  Euphronius, 
évêque  d'Autun ,  tinrent  un  conseil  secret  avec  les  évê- 
ques,  leurs  collègues,  avant  de  rien  manifester  en  public; 
puis,  bravant  les  cris  d'une  tourbe  de  furieux ,  ils  impo- 
sèrent les  mains,  sans  qu'il  s'en  doutât  ou  fît  aucun  vœu 
pour  être  élu,  à  un  saint  homme  nommé  Jean,  recomman- 
dable  par  son  honnêteté,  sa  charité  et  sa  douceur.  Jean 
avait  d'abord  été  lecteur,  et  avait  servi  à  l'autel  dès  son 
enfance  ;  puis,  à  la  suite  de  beaucoup  de  temps  et  de 
travail,  il  était  devenu  archidiacre...  11  n'était  donc  que 
prêtre  du  second  ordre,  et,  au  milieu  de  ses  fonctions  si 
acharnées,  personne  n'exaltait  par  ses  louanges  un  homme 
qui  ne  demandait  rien  ;  mais  personne  aussi  n'osait  accuser 
un  homme  qui  ne  méritait  que  des  éloges.  Les  évêques 
le  proclamèrent  leur  collègue,  au  grand  étonnement  des 
intrigants,  à  l'extrême  confusion  des  méchants,  aux  accla- 
mations des  gens  de  bien,  et  sans  qu'on  osât  ou  qu'on 
voulût  réclamer  ^ . 

Souvent  le  hasard  présida  au  choix  d'un  prélat  ;  sou- 
vent on  s'en  rapporta  à  l'avis  d'un  seul  homme,  ou  des 
raisons  frivoles  et  superstitieuses  parurent  décisives. 
Ainsi,  l'évêque  de  Bourges  étant  mort,  les  habitants 
prièrent  Sidoine  Apollinaire,  récemment  promu  au  siège 
épiscopal  de  Clermont,  de  leur  choisir  un  évêque.  11  indi- 
qua Simplicius,  distingué  par  sa  naissance  et  sa  charité. 
Une  autre  fois,  saint  Martin  fut  demandé  pour  adminis- 
trer le  diocèse  de  Tours;  mais,  ne  voulant  pas  sortir  de 
son  monastère ,  il  céda  seulement  aux  instances  d'un 
homme  qui  se  jeta  à  ses  pieds.  On  le  conduisit  jusqu'à  la 
ville,  parmi  des  groupes  de  fidèles  disposés  çà  et  là  sur  la 
route.  Une  foule  immense,  accourue  des  cités  voisines, 
donnait  son  suffrage,  et  un  petit  nombre  refusait  saint 
Martin  pour  évêque,  en  se  fondant  sur  ce  qu'il  était  un 
homme  de  rien,  sans  apparence,  ayant  des  habits  misé- 


i.  Sidon.  Apollin.    Epistol.  Lib.  iv,  Epist.  xxv;  F.  Guizot,  Hist.  de  la 
civilis.  en  France,  3e  leçon. 


:Wi  MUMOîRES  du  PEUPLE  FRANÇAIS 

rables  et  les  cheveux  en  désordre,  la  barbe  sale,  l'aspect 
repoussant.  Cependant,  un  des  assistants  lui  le  psautier 
et  s'arrêta  dès  le  premier  verset  qu'il  rencontra,  —  le 
psaume  :  «  Ex  ore  infantiiim  et  lactentium  perfecisti  lau- 
dem  pr opter  inimicos  ut  destruas  inimicum  et  dcfen$orem.  » 
Justement,  le  principal  compétiteur  de  saint  Martin  s'ap- 
pelait Defcnsor.  Un  cri  s'éleva  parmi  le  peuple,  saint 
Martin  fut  élu  %  et  malgré  son  mérite,  il  ne  dut  sa  nomi- 
nation qu'au  hasard. 

Des  troubles  civils  résultaient  parfois  des  élections. 
Hilaire,  d'Arles,  écarta  sans  scrupule  plusieurs  évêques, 
et  cela  contre  toutes  les  règles  ;  il  en  ordonna  d'autres, 
contrairement  au  vœu  et  au  refus  formel  des  habitants. 
Or,  les  prélats  nommés  de  la  sorte  ne  pouvaient  se  faire 
recevoir  de  bonne  grâce  par  les  gens  qui  ne  les  avaient 
pas  élus  ;  ils  rassemblaient  des  bandes  d'hommes  armés 
avec  lesquelles  ils  allaient  assiéger  ou  bloquer  les  oppo- 
sants, et,  c'était  le  glaive  à  la  main,  que  le  ministre  du 
Seigneur  envahissait  le  siège  où  il  devait  prêcher  la 
paix  ^. 

Les  abus  pénétraient  dans  la  discipline  ecclésiastique, 
aussi  nombreux  que  les  hérésies  dont  lé  dogme  avait 
souffert.  Beaucoup  d'évêques  ne  pouvaient  se  dire,  sans 
blasphémer,  les  continuateurs  des  apôtres.  La  majorité 
vivait  comme  saint  Loup,  évêque  de  Troyes,  d'une  façon 
assez  austère ,  redoutant  le  faste  et  les  splendeurs  du 
monde,  abaissant  son  esprit,  humiliant  son  cœur,  se 
constituant,  en  un  mot,  le  serviteur  de  tous,  et  étant 
aussi  le  surveillant  (smç^&itoî)  moral  de  son  diocèse; 
mais  le  mal  avait«germé  dans  l'épiscopat  et  dans  l'Eglise. 

Plus  le  christianisme  s'étendit,  plus  la  mission  spiri- 
tuelle des  évêques  augmenta  leur  influence  sur  les  mas- 
ses, et  toucha  à  la  vie  sociale.  Ordonner  les  prêtres  et  les 
diacres,  consacrer  l'autel  et   le  saint-chrême,  nommer 


i.  Ex  Sulpicii  Severi  Vitâ  B.  Martini. 
2.  Ph.  Labhe,  Conc.  T.  III,  i401. 


LE  GALL0-R03IAIN  303 

aux  dignités  des  cathédrales,  instituer  les  abbés  et 
abbesses,  confirmer,  excommunier,  infliger  des  péniten- 
ces aux  pécheurs,  tous  ces  droits  que  les  canons  leur 
accordaient,  permettaient  aux  évéques  de  connaître^  diri- 
ger et  maîtriser  les  familles  chrétiennes. 

Au  reste,  plus  d'un  parvenu  dans  l'épiscopat,  élu  par 
l'effet  d'intrigues  déloyales,  n'en  agissait  pas  moins  avec 
candeur  et  onction  évangéliques,  lorsqu'il  exerçait  son 
ministère.  D'autres,  au  contraire,  fort  méritants  au  début_, 
se  laissaient  bientôt  entraîner  par  leurs  passions,  et  trop 
souvent  abusaient  de  leur  caractère  sacré.  Tous  portaient 
comme  titre  d'honneur  le  nom  de  papes  [papœ)  ;  tous 
pouvaient  se  dire  archevêques,  quand  le  pontife  romain 
les  avait  honorés  du  pallium,  étole  de  laine  ornée  sur 
chaque  face  d'une  croix  écarlate  * .  Assemblés  en  conciles 
ou  synodes,  ils  établissaient  des  règles  de  conduite,  im- 
posées aux  fidèles. 

Le  clergé  inférieur,  ayant  les  mêmes  vertus  et  les 
mêmes  vices  que  l'épiscopat,  et  partagé  en  ordres  majeurs 
et  mineurs,  se  mêlait  avec  le  reste  de  la  société.  Dans  les 
ordres  mineurs,  le  clerc  pouvait  se  marier,'si  sa  fiancée 
n'était  pas  veuve,  s'il  n'était  pas  veuf  lui-même  :  les  lec- 
teurs, les  exorcistes,  les  portiers  et  acolytes  qui  compo- 
saient ces  ordres,  se  formaient  une  famille  ascendante  et 
descendante,  d'étroits  liens  de  parenté,  des  rapports  directs 
avec  les  laïques.  Dans  les  ordres  majeurs,  il  fallait  rigou- 
reusement garder  le  célibat. 

Les  membres  mariés  des  ordres  mineurs  qui  devenaient 
prêtres,  diacres  ou  sous-diacres,  devaient  avoir  obtenu 
d'abord  le  consentement  de  leurs  femmes,  et,  d'après  les 
conciles,  renoncer  aux  liens  charnels  et  embrassements 
d'époux  ;  ils  abandonnaient  leur  famille  particulière,  afin 
de  penser  exclusivement  à  celle  de  Dieu,  et  leur  chef 
spirituel  exerçait  l'autorité   sur  leurs  enfants  et  petits- 


i.  D.  Mabillon  et  D.  Ruinart,  Œuvres  posthumes,  publiées  par  Thuillier; 
Dissertât,  histor.  sur  le  pallium,  t.  II,  in-4o,  1724. 


30i  MEMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

enfants.  Les  clercs  des  ordres  majeurs,  ne  possédant  plus, 
en  quelque  sorte,  que  des  ascendants  et  des  collatéraux, 
se  détachaient  des  intérêts  mondains,  pour  se  constituer 
en  milice  sacrée. 

Tout  pour  l'Église,  tout  par  FÉvêque. 

S'agissait-il  de  voyager  ?  Les  clercs  recevaient  de  l'évê- 
que  un  passe -port  appelé  «  lettres  formées.  »  Leur  disci- 
pline, plus  rigoureuse  peut-être  que  celle  des  militaires, 
était  à  coup  sûr  mieux  observée,  car  le  bas  clergé,  majeur 
ou  mineur,  s'efforçait  de  donner  le  bon  exemple;  ses 
membres  ne  revêtaient  Thabit  ecclésiastique  qu'après 
avoir  subi  de  minutieuses  enquêtes  sur  leur  conduite 
passée,  garante  de  leur  moralité  future.  Les  canons 
recommandaient  la  chasteté  aux  prêtres,  qui  devaient 
enseigner  au  peuple  la  manière  de  réfréner  les  passions 
de  la  chair.  Lorsqu'ils  pratiquaient  l'usure,  on  les  dé- 
posait. 

Sur  ce  point,  les  lois  de  l'Église,  en  contradiction  avec 
celles  des  Romains,  relevèrent  beaucoup  le  moral  de  tous 
les  citoyens,  car  elles  commencèrent  par  défendre  expres- 
sément l'usure  aux  clercs,  sans  pour  cela  l'approuver  chez 
les  laïques. 

L'esprit  de  charité  enfin,  plus  ou  moins  pratiqué,  mais 
expressément  ordonné  par  le  dogme  et  surveillé  par  la 
discipline^  pénétrait  le  corps  ecclésiastique,  s'infiltrait  peu 
à  peu  dans  la  communauté  entière  des  fidèles.  C'était  avec 
raison,  malgré  les  infractions  çà  et  là  commises,  qu'un 
évêque  exaltait  la  supériorité  morale  des  chrétiens,  et 
disait  en  parlant  des  païens  :  «  Qu'ils  nous  montrent  les 
captifs  rachetés  par  eux,  les  pauvres  par  eux  nourris  !  » 
En  effet,  l'usage  du  tronc  pour  les  pauvres  est  indiqué 
dans  Tertullien,  saint  Chrysostôme,  saint  Augustin  et 
saint  Paulin  *.  Ainsi  procédait  l'Église  chrétienne,  quand 
l'égoïsme  et  rinsouciance  dominaient  dans  la  société 
païenne. 

i.  Epislola  34. 


I 


LE  GALLO-ROMAIN  305 

Le  clergé  séculier  se  composait  d'évêques  et  de  choré- 
vêques,  —  vicaires-épiscopaux,  espèce  de  prélats  qui,  n'é- 
tant point  ordonnés  évêques,  gouvernaient  sous  l'autorité 
de  ceux-ci  les  paroisses  des  champs  et  des  bourgades 
où  on  les  établissait,  exerçaient  par  délégation  les  fonc- 
tions épiscopales,  et  prenaient  rang  après  Févêque.  Avec 
son  armée  de  prêtres,  diacres  ou  sous-diacres,  avec  tous 
ses  lecteurs,  exorcistes,  portiers  et  acolytes,  il  était  fort 
prépondérant,  chez  lès  Gallo-Romains. 

Mais  le  clergé  régulier,  renfermé  dans  les  monastères, 
remportait  par  les  lumières  de  l'intelligence. 

Les  moines,  principalement  ceux  du  midi^  étaient  les 
philosophes  du  christianisme,  suivant  Theureuse  expres- 
sion d'un  savant  historien.  Ils  vivaient  dans  la  plus  com- 
plète indépendance,  et  leurs  discussions,  leurs  enseigne- 
ments faisaient  surgir  des  idées  nouvelles.  L^ascétisme 
de  certains  moines  les  plongea  parfois  dans  de  sublimes 
folies,  dans  des  extases  ou  des  hardiesses  d'esprit  qui 
imprimèrent  un  mouvement  rapide  à  la  pensée  religieuse. 
Le  clergé  régulier  servait  d^instrument  au  séculier.  Un 
moine,  du  fond  de  son  cloître,  remuait  toute  l'Église  en 
agitant  des  questions  effrayantes  parleur  gravité,  — «lelibre 
arbitre,  la  prédestination,  lepéché  originel  et  la  grâce. 
D'un  monastère  encore  sortait  une  voix  éloquente  pour 
frapper  ou  défendre  les  doctrines  d'Arius  et  de  Pelage. 

Quoi  de  plus  inspirateur  que  ces  retraites  religieuses  î 
saintEucher,évêquede  Lyon,  estimait  .particulièrement  sa 
chère  Lérins^  a  qui  recevait  dans  sesbras  hospitaliers  ceux 
qu^avait  jetés  dans  son  sein  la  tempête  du  monde  »  Cette 
demeure,  abondante  en  fontaines,  parée  de  verdure,  cou- 
verte de  forêts  agréables,  semblait  un  paradis  à  ceux 
qui  rhabitaient  par  son  aspect  et  ses  parfums  * .  Dans 
de  pareils  séjours,  l'indépendance  complète  des  moines 
engendra  bientôt  la  licence  intellectuelle,  parce  que  les 
règles  monastiques  favorisèrent,  ou  tout  au  moins  tolé- 


1.  De  Laude  eremi,  p.  40. 

I.  20 


306  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

rèrent  des  excentricités  surprenantes.  La  dissolution  de 
leurs  mœurs  et  leur  manière  de  vivre,  jointes  à  leur 
façon  de  comprendre  la  religion,  appelèrent  plus  tard  un 
réformateur,  l'illustre  saint  Benoît. 

Comment  les  ordres  réguliers  auraient-ils  échappé  à  la 
corruption?  Généralement,  au  lieu  de  s'enfermer,  les 
moines  gallo-romains  se  mêlaient  avec  le  monde,  vivaient 
comme  des  laïques,  se  montraient  entons  lieux,  prenaient 
part  aux  affaires  ecclésiastiques  et  civiles,  slntroduisaient 
dans  les  familles,  devenaient  les  confidents  des  hommes 
puissants,  partageaient  tous  les  avantages  accordés  aux 
prêtres,  sans  subir  les  rigueurs  disciplinaires  du  clergé  sé- 
culier. Sulpice  Sévère  reprocha  aux  moines  des  villes  leur 
gourmandise,  leur  vanité,  leur  orgueil  et  leur  familiarité 
avec  les  femmes.  Ceux  des  cloîtres  fuyaient  tellement  leurs 
cellules  que  le  concile  de  Yannes  ordonna  de  les  y  faire 
rentrer  à  coups  de  fouet.  Une  loi  d'Honorius  prétendit 
que  leur  zèle  et  leur  religion  étaient  grimaces,  que  leur 
seul  but  était  de  mettre  à  couvert  leur  lâcheté  et  leur 
paresse  *  ;  elle  les  contraignit  d'entrer  dans  l'armée. 

1.  Cod.  Theodos. 


LE  GALLO-ROMAIN  307 


CHAPITRE   III 


l.  Ordre  de  choses  politique  sous  Auguste  et  ses  successeurs;  confédérés, 
libres,  sujets;  droits  politiques  apparents.  Administration  de  la  Gaule, 
depuis  Constantin  :  Préfet  du  Prétoire,  gouverneurs,  défenseurs  des  villes; 
fonctionnaires  de  second  ordre;  subordonnés  divers.  La  curie  et  le  ré- 
gime municipal;  charges  et  avantages  du  Curiale;  magistrats  municipaux  : 
Duumvir  ou  autres,  Édile,  Curateur  de  la  chose  publique;  employés.  Les 
Principaux;  Privilégiés;  Aristocratie  gallo-romaine  en  général, 

IL  Abus  et  exactions;  inijiôts  onéreux;  dépenses.  Plaintes,  désolation,  mi- 
sère. L'usure.  Corruption.  Fléaux.  Vie  publique.  Jouissances  des  riches; 
minorité  «  romanisée;  »  élégance  de  la  haute  société;  lettres,  sciences  et 
arts  ;  objets  de  distraction  ;  amour  du  théâtre. 

m.  Société  civile;  le  droit  romain  en  Gaule;  l'esclavage  sous  toutes  ses 
faces;  esclaves  privés  et  publics;  affranchissement.  Famille  des  hommes 
libres  :  mariage,  concubinat,  divorce;  cérémonies  des  noces;  droits  de  la 
femme  et  du  mari  ;  rôle  de  la  femme  gallo-romaine.  Puissance  paternelle; 
piété  paternelle  et  piété  filiale.  Propriété  :  fonds  slipendiaires  et  tribu- 
taires; colons,  lètes,  bénéfices  militaires;  domaines  divers.  Procédures 
civile  et  criminelle  ;  peines,  prisons,  tortures,  asiles. 


Aux  changements  opérés  dans  les  mœurs  gauloises  pai 
la  succession  des  religions,  il  faut  ajouter  ceux  que  l'atl- 
miriistration  romaine ,  la  politique  des  empereurs  ef 
l'assimilation  des  provinces  déterminèrent,  quand  une 
main  puissante  s'étendit  sur  la  presque  totalité  du  monde 
ancien. 

La  Gaule  fut  administrée  comme  tous  les  pays  qui 
avaient  partagé  son  sort,  et,  comme  eux  aussi,  elle  éprou^  a 
des  fortunes  diverses,  selon  le  caprice  de  chaque  souve 


308  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

rain.  César  et  Auguste,  à  la  manière  des  conquérants 
habiles,  commandèrent  avec  générosité  dans  leur  despo- 
tisme suprême.  Le  premier,  fidèle  à  son  système  d'apaise- 
ment, laissa  debout  certains  monuments  de  ses  défaites, 
élevés  par  les  Gaulois  pendant  leurs  guerres  contre  lui. 
L'épée  qu'il  avait  perdue  un  jour,  en  combattant  Vercin- 
gétorix,  les  Arvernes  la  déposèrent  dans  un  de  leurs 
sanctuaires  druidiques,  et  plus  tard,  quand  il  triompha. 
César  l'aperçut.  «  Laissez-la,  dit-il  en  riant  à  ses  officiers, 
elle  est  sacrée  *.  »  Mais  le  temps  lui  manqua  pour  fonder 
un  ordre  de  choses  politique,  et  lui  suffit  à  peine  pour 
organiser  sa  victoire.  Le  second,  Auguste,  n'ayant  plus 
qu'à  administrer  un  pays  tout  subjugué  par  son  oncle 
et  père  adoptif,  s'imposa  la  tâche  de  centraliser  la 
Gaule,  au  point  de  vue  des  races  et  des  confédérations.  11 
divisa  le  territoire  en  trois  sections  ou  provinces  (Voir 
plus  haut,  p.  217),  et  ne  voulut  plus  de  la  préénjinence 
d'une  nation  sur  les  autres.  Il  les  nivela  .en  les  rendant 
tributaires.  Non-seulement  il  enleva  aux  villes  nationales 
qui  avaient  le  mieux  défendu  l'indépendance  gauloise 
leur  valeur  politique,  mais  il  donna  l'inlluence  à  des  cités 
nouvelles  (Voir  plus  haut,  p.  219). 

Dès  le  principe,  on  compta  la  Gaule  parmi  les  provinces 
dites  impériales,  gouvernées  par  les  lieutenants  du  géné- 
ralissime des  armées  de  l'Empire  {imper ator).  Aussi,  les 
empereurs  s'en  occupèrent  sérieusement,  y  firent  de  fré- 
quents séjours,  tantôt  à  Lyon  ou  à  Vienne,  tantôt  à  Trêves 
ou  à  Lutèce,  et  la  considérèrent  comme  un  instrument  de 
leur  gloire  et  de  leur  fortune.  Nulle  part,  hors  de  l'Italie, 
la  volonté  impériale  ne  se  manifesta  plus  qu^en  Gaule, 
sans  doute  à  cause  de  la  proximité  de  cette  province  et  de 
ses  productions  indispensables  au  luxe  des  despotes 
romains. 

Auguste  se  réserva  d'abord  la  direction  de  tout  le  ter- 
ritoire gaulois  ;  puis  il  rendit  la  Narbonnaise  au  peuple 

1.  Plutarch.  In  Gaesare,  cap.  26. 


LE  GALLO-ROMAIN  309 

et  au  sénat  *.  D'après  son  organisation,  toutes  les  cités 
(civitates)  ou  nations  encore  gauloises  par  leur  caractère, 
leurs  mœurs  et  leurs  coutumes,  se  divisèrent  en  confédérés 
ou  alliés^  —  en  libres  ou  autonomes^  —  et  en  sujets.  Ces 
cités  comprenaient  un  territoire  qui,  souvent,  correspon- 
dait avec  celui  des  anciennes  confédérations.  Les  confé- 
dérés ou  alliés,  c'est-à-dire  les  Marseillais,  les  Yoconces, 
les  Éduens,  les  Carnutes,  les  Rêmes  et  les  Lingons,  con- 
servant leurs  institutions,  ne  durent  à  l'empereur  que  le 
service  militaire,  et  le  stipendium  pour  solder  les  trou- 
pes. Les  libres  ou  autonomes,  se  gouvernant  eux-mêmes, 
jouissant,  comme  les  alliés,  de  leurs  propres  lois,  de  leurs 
magistrats,  de  leur  juridiction,  ne  payaient  pas  de  tribut 
autre  que  telle  ou  telle  contribution  extraordinaire.  Les 
confédérés  et  les  libres  ne  pouvaient  déclarer  la  guerre, 
faire  la  paix,  contracter  alliance,  sans  l'approbation  des 
Romains  :  on  les  assujétissait  à  certaines  juridictions  exi- 
gées par  les  circonstances  2.  LesNerviens,  les  Silvanectes, 
les  Soissonnais,  les  Leukes,  les  Trévires,  les  Meldes,  les 
Ségusiens,  les  Santons,  les  Bituriges  et  la  cité  des  Arver- 
nes  figuraient  parmi  les  nations  libres.  Sous  le  nom  de 
c(  sujets  provinciaux,  »  la  plus  grande  partie  des  peuples 
de  la  Belgique,  de  la  Lyonnaise  et  de  l'Aquitaine,  étaient 
immédiatement  soumis  aux  officiers  impériaux. 

Dans  la  Narbonnaise,  il  existait  des  colonies  tout  à  fait 
romaines,  et  des  colonies  de  droit  latin  et  italique.  Sous 
Auguste  ,  les  habitants  de  Lyon ,  Narbonne ,  Béziers  , 
Fréjus,  Orange  et  Arles,  possédaient  seuls  le  droit  de 
citoyens  romains,  par  conséquent  avaient  seuls  la  pro- 
priété romaine,  le  droit  de  mariage  [connubium]  et  le 
bénéfice  de  la  loi  Porcia  ,  qui  défendait  de  frapper  de 
verges  un  citoyen.  Les  habitants  d'Aix,  Nîmes,  Valence, 
Toulouse,  Vienne,  Auch,  Carpentras,  Cavaillon,  Apt, 


1.  Dion  Cassius,  lib.  liv,  N°  4. 

2.  F.  Laferrière,  Hist.  du  droit  français,  t.  I",  p.  209;  Beaufort,  liv.  vu, 
ch.  VI,  p.  281  ;  H.  Martin,  Hist.  de  France,  t.  K,  p.  199. 


MO  MÉMOIRES   DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

investis  du  droit  latin,  ne  jouissaient  que  d'une  partie 
des  droits  attachés  au  titre  de  citoyens  romains,  avaient 
le  domaine  quiritaire  et  le  droit  de  testament,  sans  le 
privilège  de  n'être  pas  frappés  de  verges,  sans  le  droit 
de  mariage  *.  Les  inégalités  de  ces  deux  droits  disparu- 
rent, à  mesure  que,  par  des  constitutions,  les  empereurs 
établirent  l'uniformité  dans  leur  immense  empire. 

11  plut  à  Auguste,  copiant  César,  d'accorder  aux  Gallo- 
Romains  des  droits  politiques  ;  mais  leurs  successeurs 
jetèrent  ce  masque  de  générosité,  et  la  Province  ne  tarda 
pas  à  comprendre  qu'elle  avait  joui  d'une  liberté  illu- 
soire, et  que  ses  maîtres  l'avaient  trompée.  11  ressort  du 
beau  discours  adressé  par  Civilis  aux  Bataves  ^  que, 
quarante  années  après  le  règne  d'Auguste,  les  droits 
politiques  n'existaient  plus  réellement  en  Gaule.  «  Nous 
ne  sommes  plus  traités  en  alliés  de.  Rome  comme  autre- 
fois, mais  en  esclaves.  Quand  le  gouvernement  daigne-t-il 
venir,  avec  son  cortège  écrasant ,  son  autorité  outra- 
geante? On  nous  livre  aux  préfets,  aux  centurions,  et, 
dès  qu'ils  se  sont  gorgés  de  dépouilles  et  de  sang,  on  les 
change,  et  leurs  successeurs  nous  fouillent  encore  pour 
arracher  de  nouvelles  proies  sous  de  nouvelles  dénomina- 
tions. »  x^utant  la  force  romaine  avait  été  d'abord  tolé- 
rable,  et,  en  certains  cas,  profitable  aux  masses,  autant 
elle  ressembla  au  joug  de  la  servitude. 

Une  époque  vint  où  le  fisc  ne  recula  devant  rien,  — 
prison,  confiscation  et  torture,  pour  arracher  de  l'argent 
aux  contribuables  ;  où  les  grands  propriétaires  firent 
cause  commune  avec  les  oppresseurs  de  leur  pays.  Les 
vainqueurs  voulurent  tellement  annihiler  les  vaincus,  que 
ceux-ci  perdirent  patience ,  et  s'armèrent.  «  0  riche  î 
s'écriait  alors  le  pauvre...  Quand  j'ai  fait  le  sacrifice  de 
ma  vie,  nous  sommes  égaux  !  ^  »  Les  .révoltes  furent  in- 

i.  F.  Laferrière,  Hist.  du  droit  français,  t.  I",  p.  230  et  231  ;  //.  Martin, 
Hist.  de  France,  t.  l^\  p.  199. 

2.  Taciii  Historiar.  Lih.  iv,  cap.  14;   K.  plus  haut,  p.  228. 

3.  Am.  Thierry,  Hist.  de  la  Gaule  sous  l'administ.  rom.,  t.  il,  p.  349. 


LE  GALLO-ROMAIN  31i 

cessantes  contre  le  système  impérial,  la  décomposition 
administrative,  et  la  décadence  des  mœurs  qui  embras- 
saient l'Italie  et  les  provinces,  situation  dont  les  Gallo- 
Romains  souffraient  encore  plus,  à  cause  de  leur  caractère 
natif,  que  les  autres  peuples  de  l'Empire. 

Quelques  détails  vont  faire  connaître  le  corps  politique 
gallo-romain ,  depuis  la  conquête  jusqu'aux  invasions 
barbares  ;  ils  vont  faire  comprendre  les  changements 
opérés  dans  la  patrie  des  Druides  par  l'introduction  du 
régime  municipal. 

Vers  la  fin  de  l'Empire,  quand  les  persécutions  contre 
les  chrétiens  ont  cessé,  les  dix-sept  provinces  dont  se 
compose  la  Gaule  obéissent  chacune  à  un  gouverneur 
particulier,  soumis  aux  ordres  du  préfet.  Six  d'entre  elles 
sont  régies  par  des  consulaires  ;  les  onze  autres,  par  des 
présidents.  Pour  le  mode  d'administration,  il  ne  paraît 
pas  qu'il  existe  de  différence  essentielle  entre  ces  deux 
classes  de  gouverneurs.  Seulement  leur  titre  et  leur  rang 
ont  une  valeur  inégale.  Ils  résident  les  uns  et  les  autres 
dans  la  cité  métropolitaine  de  leurs  provinces  respectives. 
Sous  Constantin  déjà,  le  préfet  du  prétoire  des  Gaules, 
dont  le  pouvoir  s'étend  sur  trois  diocèses  ou  vicariats  : 
Gaule,  Espagne,  île  de  Bretagne,  réside  dans  Trêves, 
capitale  de  la  première  Belgique  pendant  le  règne  d'Au- 
guste. Il  est  le  lieutenant  immédiat  de  l'empereur. 

Dans  chaque  diocèse,  il  y  a  un  vicaire  du  préfet,  — 
vice-préfet.  La  politique  romaine  se  préoccupe  surtout 
d'organiser  sa  domination  au  nord,  où  l'assimilation 
marche  plus  difficilement  qu'au  midi  ;  en  effet,  sous  les 
successeurs  d'Auguste,  Trêves  a  toujours  primé  Lyon. 

Dans  chaque  province ,  le  gouverneur  agit  pour  ainsi 
dire  en  homme  d'affaires  de  l'empereur.  A  lui  cle  veiller 
sur  les  intérêts  du  gouvernement  central,  de  percevoir 
les  impôts,  d'entretenir  les  domaines  publics,  de  diriger 
les  postes  impériales ,  de  recruter  et  administrer  les 
armées^  de  servir  d'intermédiaire  entre  le  souverain  et 
ses  sujets,  et  de  rendre  la  justice  aux  sujets  eux-mêmes. 


312  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

11  possède  toute  juridiction  civile  et  criminelle,  excepté 
dans  les  villes  où  le  droit  italique  a  été  accordé,  et  qui, 
assimilées  aux  cités  italiennes,  jouissent  d'une  organisa- 
tion municipale  indépendante,  ont  à  leur  tête  un  sénat 
et  des  magistrats,  dont  les  attributions  et  les  titres  sont 
en  général  identiques  à  ceux  des  magistrats  d'Italie  *. 

Depuis  l'an  365,  on  a  placé  dans  presque  toutes  les 
YÏiles  unBéÎGnseur  [de fensor)  de  la  cité,  magistrat  nommé 
par  le  peuple  entier  2,  qualifié  aussi  par  les  lois  de 
Défenseur  du  peuple,  chargé  de  protéger  au  besoin  contre 
le  gouvernement  lui-même  les  intérêts  de  la  population, 
de  défendre  les  humbles  contre  les  puissants,  les  contri- 
buables contre  les  exacteurs,  les  curies  contre  l'arbitraire 
des  agents  supérieurs.  En  matière  civile,  il  ressemble  à 
notre  juge  de  première  instance,  et,  pour  certaines  causes 
spéciales,  à  nos  magistrats  de  la  police  correctionnelle  ^. 
Par  son  élection  comaie  par  son  rôle,  le  Défenseur  de  la 
cité  présente  un  caractère  à  la  fois  démocratique  et  chré- 
tien, participant  du  tribunat  antique,  et,  de  plus,  éminem- 
ment épiscopal,  parce  que  c'est  l'évêque,  placé  en  dehors 
de  la  curie,  qui  obtient  les  suffrages  du  peuple,  pour 
devenir  naturellement  son  protecteur. 

La  juridiction  des  gouverneurs  s'exerce  par  un  jiideœ, 
simple  citoyen,  remplissant  l'office  du  juré  moderne, 
décidant  le  point  de  fait,  quand  le  gouverneur  a  décidé 
le  point  de  droit.  Ainsi  s'instruisent  les  procès  jusqu'au 
règne  de  Dioclétien  qui^  en  abolissant  l'institution  du 
judex,  tombée  complètement  en  désuétude  sousJustinien, 
après  avoir  existé  seulement  à  l'état  d'exception,  aug- 
mente les  pouvoirs  du  gouverneur  de  la  Province.  Celui- 
ci,  devenu  maître  de  la  fortune  et  de  la  vie  des  citoyens, 
reçoit  un  traitement  considérable,   partie    en   espèces. 


L  L.  B.  Bonjean,  Traité  des  actions,  t.  1^%  p.   116,  in-8°,  Paris,  1841- 
1844. 

2.  Cod.  Justin.,  lib.  i,  lit.  55,  L.  2. 

3.  M.  Fauriel,  Hist.  de  la  Gaule  mérid.,  t.  I",  p.  375;  Cod.  Theodos.  De 
defensoribus,  L.  1  et  2;  F.  Guizot,  Ilist.  dé  la  civilisât,  en  France,  2«  leçon. 


LE  GALLO-ROMAIN  313 

partie  en  nature.  Sous  Alexandre  Sévère^  il  lui  est  accorde 
vingt  livres  d'argent  et  cent  pièces  d'or  %  (trois  mille  neuf 
cent  treize  francs)  ;  six  cruches  de  vin,  deux  mulets  et  deux 
chevaux,  deux  habits  de  parade,  deux  habits  simples,  une 
baignoire,  un  cuisinier,  un  muletier.  S'il  n'est  pas  marié, 
il  a  droit  à  une  concubine,  parce  qu  il  «  ne  peut  rester 
sans  femme.  »  En  quittant  sa  charge,  il  rend  chevaux, 
mulets,  cuisinier  et  muletier;  mais,  pour  peu  qu'il  ait  bien 
géré,  il  garde  le  reste;  sinon  il  restitue  le  quadruple.  Voilà 
en  quoi  consiste  son  châtiment  ou  sa  récompense.  Sous 
Constantin  encore,  le  gouverneur  reçoit  une  partie  de  son 
traitement  en  nature  :  cet  usage  ne  disparaît  que  vers  la 
moitié  du  v*"  siècle,  époque  où  les  employés  des  bureaux 
seuls  touchent  leur  solde  en  denrées. 

La  puissance  judiciaire  du  gouverneur  ne  s'arrête  pas 
uniquement  devant  les  privilèges  des  villes  qui  jouissent 
du  droit  italique,  ni  devant  l'autorité  populaire  des  défen- 
seurs de  la  cité.  Une  troisième  exception  résulte  de  la 
présence  des  empereurs  dans  la  Province  qu'il  administre. 
Alors  les  villes  se  soumettent  aussitôt  à  l'omnipotence 
réputée  paternelle,  mais  surtout  absolue,  du  maître  qui, 
pendant  son  séjour,  rend  la  justice  en  personne,  ras- 
semble les  citoyens,  ordonne  des  dénombrements  et  des 
recensements,  accorde  des  privilèges,  nomme  des  Gaulois 
sénateurs,  etc.  Le  bon  plaisir  de  l'empereur  l'emporte 
tout  naturellement  sur  celui  de  son  homme  d'affaires. 

'Avec  le  temps,  néanmoins^  l'autorité  personnelle  des 
empereurs  s'éclipse  comme  celle  de  l'Empire;  les  gou- 
verneurs de  la  Gaule  profitent  de  cet  amoindrissement 
dans  le  despotisme  pour  se  créer  une  puissance  propre  et 
presque  indépendante.  Les  rôles  changent.  L'influence 
des  gouverneurs  devient  telle  qu'ils  imitent  les  gardes 
prétoriennes  de  Rome.  Ces  hommes  d'affaires  disposent 
à  peu  près  maintenant  de  la  pourpre  impériale,  et  ils 
portent  leur  orgueil  au  point  d'agir  en  maîtres  suprêmes 

1.  jEUus  Lanipridius,  Histoire  Auguste,  (Alexandre  Sévère),  cap.  41, 


Mi  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

de  la  Province.  Témoin  Aétius  (V.  plus  haut,   p.  242), 

qui  expia  sa  gloire  et  sa  puissance  par  une  mort  cruelle. 

Aux  préfets  du  prétoire  et  aux  gouverneurs  est  confiée 
la  haute  administration,  celle  qui  relève  directement  du 
trône.  Leurs  principaux  agents,  fonctionnaires  de 
moindre  valeur,  occupent  le  second  rang. 

L'un,  Princeps  ou  Primiscrinius  officii^  cite  devant  le  tri- 
bunal du  préfet  les  gens  qui  y  ont  affaire,  rédige  et  dicte 
le»  jugements,  ordonne  l'arrestation  des  prévenus,  rem- 
plit surtout  la  mission  de  percevoir  les  impôts,  et  jouit, 
en  revanche,  de  plusieurs  privilèges.  Un  autre  agent,  le 
Corniciilarius^  dont  la  charge  est  fort  ancienne  et  remonte 
aux  tribuns  du  peuple  i,  publie  les  ordonnances,  lesédits 
et  les  jugements  du  gouverneur  :  son  nom  lui  vient  du 
signe  qui  le  distingue,  —  une  corne,  soit  pour  annoncer 
les  publications,  soit  pour  imposer  silence  pendant  les 
audiences.  Ses  fonctions,  toutes  civiles,  car  il  ne  faut 
point  le  confondre  avec  le  soldat  qu'on  nomme  cornicu- 
larius  parce  que  le  général  lui  à  conféré  une  petite  corne 
distinctive  ^,  ne  durent  pas  plus  d'une  année.  Ainsi  que 
notre  greffier  en  chef,  il  a  sous  ses  ordres  un  bureau 
nombreux  ;  le  Prœco^  héraut  ou  crieur  public,  appelant  le 
demandeur  et  le  défendeur  devant  la  cour  de  justice, 
annonçant  les  noms  des  parties,  proclamant  la  sen- 
tence, etc.,  doit  obéir  au  cornicularius .  Le  troisième 
agents  VAdjutoî'.  est  un  aide  ou  suppléant  dans  les  diffé- 
rents emplois.  Entre  autres  devoirs,  ici,  il  remplit  celui  dé 
faire  arrêter  les  coupables  et  de  présider  à  la  torture  : 
comme  \q  cornicularius^  il  a  un  bureau,  avec  un  sous- 
aide,  [sub-adjuva)^  classé  hii-même  parmi  les  principaux 
employés.  Sous  le  titre  de  Commeiitaricnsis,  un  direc- 
teur des  prisons,  supérieur  à  notre  geôlier  actuel,  mais 
exerçant  les  mêmes  fonctions,  fait  la  police  des  geôles, 
conduit  les  prisonniers  devant  le  tribunal,   leur  fournit 


1.  Valerim  Maximus,  lib.  vi,  cap.  11, 
a.  Tit.  Liv.  Lib.  x,  cap.  44. 


LE  GALLO-ROMAIN  315 

des  aliments  s'ils  sont  pauvres,  leur  fait  appliquer  la 
question,  etc. 

Quand  les  citoyens  veulent  passer  des  contrats  ou  des 
actes  qui  prouveront  en  justice,  écrire  des  testaments,  des 
donations,  ils  s'adressent  pour  la  rédaction  de  ces  actes  à 
des  espèces  de  notaires  appelés  Actuarii  vel  ah  actis.  On 
trouve  là  l'origine  du  notariat  moderne,  partageant  avec 
certains  magistrats,  duumvirs  et  autres,  le  privilège  de 
constater  l'authenticité. 

Des  Numerarii  tiennent  la  comptabilité  de  la  Province. 
Ceux  du  simple  gouverneur,  appelés  Tabularii  (on  pour- 
rait traduire  par  «  Teneurs  de  livres,  »)  sont  au  nombre  de 
deux.  Le  préfet  du  prétoire  en  a  quatre  :  un  qui  règle  les 
comptes  des  revenus  dévolus  au  fisc  ;  un  autre  qui  s'oc- 
cupe des  revenus  publics  ;  un  troisième  chargé  de  rece- 
voir l'or  qu'on  retire  des  provinces,  de  faire  changer  cet 
or  en  monnaie  d'argent,  de  régler  les  comptes  des  reve- 
nus des  mines  d'or;  un  quatrième,  enfin,  qui  veille  aux 
comptes  de  tous  les  travaux  publics,  ports,  murs,  aque- 
ducs, thermes,  etc.  Le  secrétaire  qui  entretient  la  corres- 
pondance a  bien  des  subordonnés  [epistolares)  * . 

Le  rapporteur  qui  transmet  au  préfet  les  requêtes  des 
administrés,  et  qui  rédige  ses  réponses,  porte  le  nom  de 
Référendaire  [Referendarius]^  resté  dans  la  langue  deTad- 
ministration  française.  Les  Exceptores^  écrivant  toutes 
les  pièces  relatives  aux  jugements  du  préfet,  les  lisant 
devant  son  tribunal,  et  obéissant  à  un  Primicier  (Primi- 
cerius)^  ressemblent  à  des  sous-greffiers  ou,  si  on  l'aime 
mieux,  à  des  expéditionnaires. 

Au  service  des  gouverneurs  est  attachée  une  espèce  de 
gendarmerie  :  les  Singularii  ou  Singulares^  qui  forment 
presque  une  garde  militaire,  faisant  exécuter  les  ordres 
des  gouverneurs  dans  les  provinces,  arrêtant  les  cou- 
pables et  les  conduisant  en  prison,  levant  les  impôts 
comme  les  Dz/ce/zâim,  chefs  de  deux  cents   hommes  ou 

1.  Cod.  Justiniaii.,  passim. 


316  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

cohortales,  comme  les  Ccntenarii^  les  Sexagenarii^  etc.  Un 
Primipilus^  officier,  chef  des  cohortales,  distribue  les  vivres 
aux  soldats,  au  nom  du  préfet  du  prétoire,  et  inspecte  ces 
vivres  *. 

Ainsi  nous  retrouvons  dans  la  composition  des  bureaux 
d'un  gouverneur  de  province,  du  temps  des  Gallo- 
Romains,  la  réunion  des  employés  qui  composent  aujour- 
d'hui les  bureaux  d'un  ministère  ou  d'une  préfecture. 
L'administration  politique  et  judiciaire  possède  des 
rouages  assez  nombreux  pour  étendre  l'autorité  romaine, 
de  concert  avec  le  régime  municipal. 

Dans  la  Province  se  constitua  l'ordre  des  Décurions,  la 
où  le  Curie-Sénat,  dont  les  membres  étaient  «  comme  les 
entrailles  de  la  cité,  »  suivant  l'expression  de  Majoriçn^, 
mais  qui  ne  se  conservait  déjà  plus  dans  son  état  originel 
en  Italie,  lorsqu'il  se  fonda  chez  les  Gallo-Romains,  car 
les  empereurs  avaient  surchargé  de  devoirs  la  bourgeoi- 
sie, en  ne  lui  laissant  que  l'apparence  des  droits.  Rome, 
assimilant  certaines  cités  gauloises  à  des  municipes,  et 
leur  accordant  ainsi  une  sorte  d'adoption,  les  obligeait  à 
suivre  les  différentes  phases  de  sa  grandeur  ou  de  sa 
décadence.  Le  magnifique  don  [munus)  de  cité,  qu'elle 
rappelait  incessamment  par  le  mot  de  «  municipe  ^)), 
constatait  surtout  pour  la  Gaule  la  condition  de  pays 
conquis. 

Chaque  membre  de  la  curie  s'appela  décurion,  curiale  * 
ou  sénateur,  sénateur  municipal^  bien  entendu,  qui,  loin 
d'être  un  privilégié,  gémissait  sous  le  fardeau  de  ses 
charges.  Habitant  dans  une  ville,  soit  qu'il  y  eût  pris 
naissance,  soit  qu'il  fût  venu  s'y  établir,  le  citoyen  posses- 
seur d'une  propriété  foncière  de  plus  de  vingt-cinq  arpens 
(neuf  hectares),  et  n'appartenant  pas  à  la  classe  des  pri- 

1.  Notitia  imperii  romani,  dans  le  t.  VII  du  Thésaurus  Antiquitatum  ro- 
rmnarum  de  Grœvius;  F.  Guizot,  Hist.  de  la  civilis.  en  France,  2«  leçon. 

2.  Inter  Novell.  Div.  Major ian.  A.  L.  1. 

3.  Aulu-Gellii  Noctes  attic,  hb.  xvi,  cap.  13. 

4.  Fr.  Roth,  De  Re  municipal!  Romanorum,  p.  63,  not.  xxvii. 


I 


LE  GALLO-ROMAIN  317 

vilégiés,  devint  curiale  ;  son  fils  le  devint  aussi.  Aucun  cu- 
riale  ne  put,  par  un  acte  personnel  et  volontaire,  sortir 
de  sa  rude  condition,  de  son  détestable  esclavage. 

Défense  au  curiale  d'habiter  la  campagne,  d'entrer 
dans  l'armée,  d'occuper  un  emploi  qui  l'eût  affranchi  des 
fonctions  municipales,  sans  avoir  préalablement  rempli 
toutes  ces  fonctions,  depuis  la  plus  humble  jusqu'à  la 
plus  élevée.  S'il  désirait  être  membre  du  clergé,  il  devait 
laisser  la  jouissance  de  ses  biens  à  qui  voulait  le  remplacer 
comme  curiale,  ou  les  abandonner  à  la  curie  même  *. 
Comment,  ainsi  enchaîné,  n' eut-il  pas  pris  en  horreur  la 
chose  publique?  Tout  concourait  à  lui  faire  détester  le 
pays  auquel  on  le  forçait  de  donner  ses  services.  Aussi 
aspirait-il  toujours  à  s'en  affranchir.  Il  fuyait,  entrait  fur- 
tivement dans  l'armée,  dans  le  clergé,  dans  le  sénat.  Mais 
les  lois^  le  cherchant  pour  le  rendre  à  la  curie^  déclarè- 
rent que  ni  la  milice,  ni  le  monachisme,  ni  la  cléricature, 
ni  le  nombre  des  enfants,  ni  les  dignités  achetées  ne  pou- 
vaient en  dispenser  2.  Malgré  les  difficultés,  pourtant, 
une  foule  de  curiales  échappaient  à  cette  tyrannie  organi- 
sée, si  bien  qu'au  dire  de  Libanius,  certaines  localités 
eurent  une  curie  composée  d'un  seul  membre. 

Le  curiale  administrait  les  affaires,  les  dépenses  et  les 
revenus  de  la  cité,  en  répondant  à  la  fois  de  sa  gestion 
individuelle  et  des  besoins  publics  auxquels,  en  cas 
d'insuffisance  des  revenus,  il  pourvoyait  de  ses  propres 
deniers.  Il  était  responsable  sur  ses  biens  des  impôts 
qu'il  ne  recouvrait  pas  ^  ;  il  veillait  à  l'entretien  des  routes 
et  des  étapes  militaires,  et  ce  soin  lui  demandait  beaucoup 
de  temps. 

Nul  moyen  autre  que  la  disparition  n'existait  pour  lui_, 
s'il  voulait  se  soustraire  à  tant  de  charges  onéreuses.  Ne 


1.  Cod.  Tlieodos.  Lib.  xii,  xxii,  xxxiii,  lix,  lxv,  lxxii,  passim. 

2.  Cod.  Theodos.  Lib.  xii,  tit.  1,  passim. 

3.  Digest.  Lib.  1,  tit.  i  ;  Mademoiselle  de  Lézardière,  Théorie  des  lois  poli- 
tiques de  la  monarchie  française,  t.  I".  Preuves,  p.  201,  in-8%  Paris,  1844. 


218  MÉMOIRES  DU   PEUPLE  FRANÇAIS 

pouvant,  sans  une  permission  écrite  du  gouverneur,  ven- 
dre la  propriété  qui  le  rendait  curiale,  ni  s'absenter  de  la 
ville,  fut-ce  pour  un  temps  limité,  il  ne  possédait  pas  li- 
brement ses  biens  ;  et  lorsqu'il  usait  de  la  faculté  de  don- 
ner à  un  autre  sa  procuration  pour  accomplir  ,  ses  fonc- 
tions de  curiale,  cela  ressemblait  à  une  insulte  envers  le 
gouverneur  impérial  :  on  le  déportait  dans  une  île  ou  l'on 
confisquait  son  avoir. 

Appartenaient  de  droit  à  la  curie,  —  1°  le  quart  de  la 
fortune  du  curiale,  lorsqu'il  laissait  des  héritiers  non  cu- 
riales,  une  veuve  ou  une  fille  qui  épousaient  des  étran- 
gers àja  curie,  —  2"  les  trois-quarts  de  sa  fortune,  s'il 
trépassait  sans  enfants.  Dans  le  cas  où,  ayant  fui,  il  mou- 
rait sans  qu'on  l'eût  ressaisi,  tous  ses  biens  étaient  con- 
fisqués au  profit  de  la  curie  * .  Enfin  nu  impôt  tout  spécial, 
l'or  coronaire  [aurum  coroiiarium,)  le  frappait  en  l'hon- 
neur du  prince,  à  l'occasion  de  certains  événements  so- 
lennels. On  sait  que  l'or  coronaire  était  une  somme  d'or 
envoyée  par  les  provinces  à  un  chef  pour  tresser  la  cou- 
ronne du  triomphe,  et  que  parfois  les  proconsuls  extor- 
quaient prématurément  cette  récompense,  dont  les  vain- 
cus payaient  les  frais  ^. 

Par  compensation,  le  curiale  ne  subissait  pas  la  tor- 
ture, excepté  pour  des  faits  très-graves  ;  il  échappait  à 
quelques  peines  afflictives  et  infamantes,  —  les  travaux 
des  mines,  le  carcan,  et  le  châtiment  qui  consistait  à  être 
brûlé  vif  ^.  S'il  tombait  dans  la  misère,  la  cité  munici- 
pale le  nourrissait  ;  s'il  triomphait  des  nombreuses  chances 
de  ruine  offertes  par  la  curie,  il  jouissait  de  quelques  hon- 
neurs, et  souvent  même  il  recevait  le  titre  de  comte 
(cornes^)  comte  de  troisième  ordre  seulement.  Ce  titre  le 
laissait  attaché  à  la  curie,  des  liens  de  laquelle  étaient  af- 


1.  Cod.  Theod.,  lib.  xii,  passim;  Ir.  Uolh,  De  Ke  niunicip.  Homan.  p.  81, 
note  Lxxxv. 

2.  Cicero,  In  Pison.  ca(>.  37;  Cod.  Iheod.  Lib.  xii,  lit.  3. 

3.  C.  Jmtin.  Lib.  ix,  lit.  xli,  L.  11;  Diy.  Lib.  xlviii,  lit.  xix. 


LE  GALLO-ROMAIN  319 

franchis  les  comtes  du  premier  et  du  second   ordre  *. 

Examiner,  décider  certaines  affaires,  nommer  les  ma- 
gistrats et  les  officiers  municipaux,  telles  étaient  les  attri- 
butions de  la  curie.  Ces  attributions  devinrent  à  peu  près 
illusoires,  vers  les  derniers  tem.ps  de  la  domination  ro- 
maine, parce  que,  d'une  part,  le  gouverneur  eut  le  droit 
d'annihiler  les  nominations,  et  que^,  d'autre  part,  les  élus 
purent  se  faire  décharger  du  trop  lourd  fardeau  municipal. 

Nommés  par  la  curie,  ou,  pour  parler  plus  exactement, 
choisis  par  les  gouverneurs,  les  magistrats  municipaux^ 
importants  personnages  de  la  cité  comme  autrefois  les 
Principaux  chez  les  Celtes,  se  divisaient  en  deux  classes. 
Les  uns,  portant  le  titre  de  Magistrats,  obtenaient  des 
honneurs  et  exerçaient  une  juridiction  déterminée  ;  les  au- 
tres étaient  de  simples  employés,  que  les  magistrats  pro- 
posaient eux-mêmes  aux  suffrages  des  curiales. 

Le  Duumvh\  pi?emier  magistrat,  appelé  parfois  aussi 
Quatuovvir,  Dictato7\  jEdilis,  Prœtor^  d'après  le  nombre 
de  ses  collègues,  s'acquittait  d'une  charge  annuelle,  et 
ressemblait  à  un  consul  de  Rome,  à  notre  maire  actuel. 
Quelques  cit-és  conservaient  à  leurs  magistrats  les  plus 
considérables  le  nom  même  de  ceux  qui  administraient 
la  métropole  :  elles  avaient  des  consuls,  dont  le  lieu  d'as- 
semblée s'appelait  ici  sénat,  là  capitole,  par  exemple  à 
Poitiers,  à  Bordeaux,  à  Toulouse,  à  Périgueux,  à  Perpi- 
gnan, etc.  Comme  le  maire  actuel,  le  premier  magistrat 
municipal  des  Gallo-Romains  était  le  chef  de  l'adminis- 
tration, jugeant  en  matière  de  police;  et,  comme  le  notaire 
d'aujourd'hui,  il  donnait  l'authenticité  aux  transactions 
particulières. 

Ensuite  venait  l'Édile,  qui  inspectait  les  édifices  pu- 
blics, thermes,  aqueducs,  arènes,  amphithéâtres,  rues, 
approvisionnements  de  grains,  poids  et  mesures,  etc.  Les 
mœurs  des  femmes,  également  sous  leur  surveillance  ^, 

1.  Cod.  Theod.  Lib.  xii,  t.  I",  L.  7o;  F.  Both.  De  Re  munie.  Rom.  p.  83; 
J.  Naudet,  De  la  Noblesse  chez  ^es  Romaihs,  p.  155,  in-8",  Paris,  1863. 

2.  TU.  Livius,  lib.  vni,  cap.  18,  et  lib  x,  cap.  31. 


320  MÉMOIRE?  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

faisaient  dire  au  proverbe  latin,  quand  une  personne 
s'immis?ait  dans  les  affaires  d'autrui  :  «  Elle  remplit  fort 
bien  les  fonctions  d'édile,  sans  avoir  besoin  des  suffrages 
du  peuple  * .  » 

Les  fonctions  du.  Curator  Reipuhlicœ  Quinquennalis  res- 
semblaient à  celles  de  ce  magistrat  supérieur,  sous  le 
rapport  de  l'inspection  des  édifices  :  il  s'occupait  de  l'ad- 
ministration financière,  affermait  les  biens  de  la  ville, 
recevait  les  comptes  des  travaux  publics,  prêtait  et  em- 
pruntait de  l'argent  au  nom  de  la  cité,  »  etc.  11  était 
nommé  pour  cinq  années,  comme  le  censeur  romain  dont 
il  rappelait  l'institution. 

Ces  trois  fonctionnaires,  —  le  Duumvir  ou  ses  équiva- 
lents, l'Edile  et  le  Curateur,  —  primaient  de  beaucoup 
les  Employés,  parmi  lesquels  on  remarquait  :  le  Sus- 
ceptor,  simple  percepteur  d'impôts  ;  Xlrenarcha^  irénar- 
que,  officier  de  paix;  les  Curatores^  chargés  de  quelque 
service  municipal  particulier,  soit  des  eaux,  soit  des 
rives  ou  des  routes  2;  les  Sciibœ^  subalternes  dans  les  di- 
vers offices^,  et  les  Tabelliones^  remplissant  à  peu  près  les 
fonctions  des  tabellions  d'autrefois,  des  notaires  de  nos 
jours. 

Tel  était  le  régime  municipal,  telle  l'organisation 
presque  uniforme  des  villes  qui  possédaient  un  duum- 
virat  ou  un  consulat;  ainsi  se  régissaient  l'Aquitaine  en 
partie  et  laNarbonnaise  en  totalité. 

Les  cités  de  la  Gaule  Belgique,  de  la  Celtique,  et  d'une 
partie  de  la  nouvelle  Aquitaine,  à  l'exception  de  villes 
libres  ou  alliées  (V.  plus  haut,  p.  309.)  suivaient  le  ré- 
gime social  des  a  Principaux,  »  contenant  l'association 
de  l'élément  gallique  ou  indigène  et  de  l'élément  romain. 
Là,  on  rencontrait  encore,  comme  par  le  passé,  des 
druides,  des  chevaliers  ou   nobles,    qui    formaient   un 


i.  Plante,  Stichus,  Acte  II,  scena  1. 

2.  Ch.  Dezobry,  Rome  au  siècle  d'Auguste,  lettres  LXVII  et  LXVIII. 

3.  D'après   Cic,  Tit.-Liv.,  Hor.  ;  F.  Guizot,  Essais  sur  l'hist.  de  France. 


•      LE  GALLO-ROMAIN  321 

sénat,  nommaient  des  magistrats  pour  l'exercice  actif 
du  pouvoir,  et  transmettaient  à  leur  fils  le  titre  «de  séna- 
teur *. 

Ces  chevaliers  ou  nobles  étaient  devenus,  sous  l'œil 
et  l'approbation  des  conquérants,  les  «  Principaux,  » 
assimilés  aux  curiales  *  romains,  mais  constituant  une 
aristocratie,  de  même  que  la  curie  constituait  une  classe 
moyenne,  jusqu'alors  inconnue  des  Gaulois.  Les  privi- 
légiés avaient  des  droks  nombreux.  Leurs  richesses 
servaient  autant  leurs  intérêts,  que  la  pauvreté  servait 
ceux  du  menu  peuple  ;  le  privilégié  et  le  plébéien  échap- 
paient l'un  et  l'autre  aux  charges  intolérables  de  la  curie . 

Pas  un  sénateur,  pas  un  personnage  dont  la  famille 
avait  fourni  des  sénateurs  ou  des  grands  dignitaires  à 
l'Empire,  pas  un  officier  du  palais,  pas  un  membre  du 
clergé,  pas  un  militaire  des  cohortes,  des  légions,  des 
troupes  impériales  ou  des  corps  de  barbares  auxiliaires, 
qui  ne  fût  exempté  des  fonctions  curiales.  Il  devait  seule- 
ment, dans  certaines  occasions,  l'or  coronaire  en  faveur 
du  prince.  Le  privilégié,  principalement  l'homme  de 
guerre,  vivait  aux  dépens  des  autres  classes;  de  plus, 
selon  le  témoignage  de  Lactance,  le  nombre  des  salariés 
par  l'État  en  arriva  à  dépasser  celui  des  contribuables. 
Regardé  par  le  souverain  comme  un  soutien  de  l'Empire 
déjà  croulant,  le  privilégié  oublia  ses  devoirs  de  citoyen 
noble,  renia  son  origine  celtique,  et  se  mit  à  porter  le  lati- 
clave  et  la  trabée,  manteau  formé  tout  entier  d'étoffe  de 
pourpre,  et  orné  d'une  ou  de  plusieurs  bandes  horizon- 
tales de  cette  couleur  2.  Il  perdit  l'amour  du  pays,  se  lança 
dans  les  orgies  et  les,  abus  de  la  force,  et  ne  flatta  ses 
maîtres  romains  que  pour  acquérir  le  droit  d'imiter  leurs 
vices. 

Certaines    familles,  composées   de  citoyens  romains, 


1.  F.  Laferrière,  Hist.  du  droit  français,  t.  II,  p.  233  et  sulv. 

2.  Servius,  Comm.  ad  Virgil.  OEneid,  lib.  vu,  vers  612;  PUn.  LIb,  viii, 
*ap.  74;  Valer.  Maxim.  Lib.  11,  cap.  2. 

I.  24. 


322  MÉMOIRES  DU  PEUP|-E  FRANÇAIS 

attachaient  ^  leurs  noms  celui  de  Julius^  afin  de  prouver 
leur  zèle.  Assurément,  parmi  les  privilégiés  de  la  plus 
déplorable  espèce,  se  trouvaient  les  amis  des  préteurs  ou 
proconsuls  de  la  Gaule,  qui  venaient  d'Italie,  voya- 
geaient aux  frais  des  provinciaux,  et  s'enrichissaient  de 
leurs  dépouilles.  C'étaient  les  compagnons  {comités)  du 
préteur,  à  qui  leur  titre  d'amis  constituait  en  quelque 
sorte  un  état,  si  bien  que  plus  tard,  le  cornes  ou  comte  fut 
un  dignitaire  ^,  et  que  Constantin  créa  des  comtes  de  pre- 
mier, de  second  et  de  troisième  ordre  2. 

L'aristocratie  gallo-romaine,  sans  doute  calquée  en 
partie  sur  celle  de  la  métropole,  s'attribuait  les  qualifica- 
tions de  Perfectissimes,  Eminentissimes  %  Illustres, 
Egrèges,  Honorables fiSjoec^^^fe), Sénateurs,  Clarissimes, 
Sacerdotaux,  Principaux.  On  disait  «  Sa  grandeur,  » .«  Sa 
Spectabilité  *,  »  etc.,  en  parlant  aux  privilégiés  qui  ne  sa- 
vouraient pas  uniquement  des  jouissances  d'amour-propre, 
mais  dont  les  titres  entraînaient  des  avantages  réels,  — 
admission  aux  audiences  du  prince,  à  ses  réceptions  de 
cour,  à  ses  heures  de  repas,  entrée  libre  chez  les  gouver- 
neur§  de  la  Province,  et  d'autres  immunités  plus  consi- 
dérables. 

Les  églises,  les  temples,  les  autels  du  Seigneur  sem- 
blaient moins  imposants  que  la  demeure  du  moindre  juge 
municipal. 

Franchir  la  porte  des  personnes  illustres,  des  prési- 
dents et  des  prévôts,  n'était  permis  qu'aux  gens  mandés 
pour  affaires  ou  aux  personnes  que  leur  rang  et  leurs 
dignités  y  autorisaient.  Autrement,  si  quelque  téméraire 
avait  l'insolence  d'entrer,  on  le  battait,  on  le  jetait  dehors, 
on  lui  infligeait  un  châtiment  ignominieux  et  dégra- 
dant ^ 


1.  Amm.  Marcell.  Lib.  xv,  cap.  10,  et  lib.  xix,  cap.  13. 

2.  /.  ISaudet,  De  la  noblesse  chez  les  Romains,  p.  149  et  150. 

3.  Eumène,  Panegyiici  Veter.  Lib.  m,  cap.  1. 

4.  Sidon.  Ajiollinar.  Epislol.  Lib.  m,  Epist.  4. 

5.  Salvian.  De  Gubernat.  Dei,  Lib.  iii,  cap.  9. 


LE  GALLO-ROMAIN  323 

Les  empereurs,  pour  se  créer  des  partisans  dans  la 
toule  des  vaniteux,  avaient  imaginé  de  faire  des  émérites 
sans  services  et  des  titulaires  de  fonctions  fictives,  dis- 
tinctions touthonoriques,  aussi  recherchées  par  les  Gallo- 
Romains  épris  des  mœurs  de  l'Italie,  que  les  titres  aux- 
quels s'adjoignaient  des  rétributions  ou  des  privilèges. 


IL 


A  peu  près  faite  à  l'image  de  Rome,  par  son  adminis- 
tration compliquée  et  par  sa  hiérarchie  sociale,  la  Gaule 
ne  garda  pas  cependant  up  ordre  irréprochable. 

Ces  préfets,  ces  gouverneurs  de  provinces,  cette  curie 
tyrannisée_,  ces  magistrats  municipaux,  ces  privilégiés 
qui  donnèrent  tout  d'abord  aux  empereurs  une  immense 
force  d'action,  contribuèrent  ensuite  à  désaffectionner  les 
Gallo-Romains.  Les  services  publics  se  corrompirent  par 
les  abus,  les  rouages  de  l'administration  perdirent  leur 
harmonie  au  v^  siècle,  et  l'excès  du  mal  engendra  promp- 
tement  la  ruine  de  la  domination  impériale . 

La  civilisation^  ou,  plutôt,  la  corruption  des  vainqueurs 
avait  pénétré  l'esprit  des  vaincus  riches  ;  le  «romanisme,  » 
avec  ses  splendeurs  et  ses  misères,  avait  envahi  les  hautes 
classes.  La  généralité  des  habitants  de  la  Gaule,  au  con- 
traire, aimaient  les  souvenirs  du  passé,  les  usages  des  ancê- 
tres, etn^adoptaientque  partiellement  les  mœurs  romaines, 
en  portant  leurs  aspirations  vers  un  avenir  inconnu,  en 
se  liguant  pour  détruire  la  force  centrale,  en  s'aidant  des 
fondations  religieuses,  morales  et  matérielles  du  christia- 
nisme, pour  combattre  sourdement  Tinfillfation  étrangère 
et  ressaisir  leur  nationalité  étouffée  sous  les  faux- 
semblants  d'indépendance.  Après  leur  assujettissement, 
comme  avant,  ils  étaient  fort  aptes  à  la  guerre,  dans 
quelque  âge  qu'on  les  prît;  ils  tenaient  une  grande  place 
dans  les  armées  ;  leur  sang  coulait  à  flots  pour  défendre 


324  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

les  empereurs,  et  leur  travail  enrichissait  leurs  maîtres 
avifles.  Sujets  provinciaux,  ils  gémissaient  sous  le  poids 
des  impôts,  non  moins  que  les  sujets  italiques.  Ils  tra- 
vaillaient pour  payer  la  capitation  ou  taxe  par  tête  [census 
capitis);  et  quand  ils  avaient  répandu  leurs  sueurs,  sou- 
vent on  les  dépouillait  de  leurs  meilleures  terres,  que 
FEmpire  affermait  pour  son  propre  compte  à  des  agri- 
culteurs et  à  des  nourrisseurs  de  bestiaux  en  grand 
[pecuarii)  *. 

Llmpôt  de  la  terre,  le  tribut  public,  au  moins  de- 
puis le  règne  de  Dioclétien,  se  prélevait  suivant  les 
besoins  du  service  :  en  nature,  c'est-à-dire  en  produits 
agricoles  et  de  consommation,  —  blé,  orge_,  huile,  vins, 
fourrages,  lard,  sel,  etc  ;  en  pr.oduits  bruts  ou  manufac- 
turés, —  bois,  charbon,  chaux,  fer,  airain,  habillements  de 
toutes  sortes  ;  en  hommes  et  chevaux  pour  les  armées  ;  en 
espèces  d'or  et  d'argent  qui  tenaient  lieu  de  ces  objets,  et 
qui  en  représentaient  la  valeur.  La  quotité  de  l'impôt 
foncier,  fixée  chaque  année,  était  chiffrée  de  la  main  du 
souverain,  qui  la  répartissait  entre  les  diverses  provinces, 
et  envoyait  à  chacune  en  particulier  l'extrait  du  rôle  qui 
la  concernait,  rôle  que  le  gouverneur  faisait  afficher  dans 
les  endroits  les  plus  fréquentés  de  son  ressort^.  Cette  publi- 
cation des  rôles,  ou  indiction,  avait  lieu  le  premier  mars. 

Payer,  toujours  payer,  voilà  le  sort  du  Gallo-Romain. 
Payer  le  census  soli,  dîme  des  produits  du  sol  ;  payer  les 
'portoria  scripturœ,  decumœ,  etc.,  droits  considérables 
d'entrée  et  de  sortie  que  l'on  percevait  suî*  les  navires  et 
les  matelots  ;  payer  au  gouverneur  des  contributions  en 
vins,  blés  et  chevaux;  ne  pouvoir  voyager  sans  payer; 
ne  pouvoir  exploiter  des  mines  d'or,  d'argent,  de  cuivre, 
de  fer,  de  marbre,  sans  payer  ;  ne  pouvoir  établir  des  sa- 


1.  Ckero,  In  Verr.  Lib.  ii,  cap.  6;  Tit,  Liv.  Lib.  x,  cap.  23;  Varro,  De  re 
rusticâ,  lib.  m,  cap.  1  et  8. 

2.  Cod.   Theodos.  Lib.  xi,  tit.    l,  5  et  10;    Lehuérou,    Hist.  des  instit. 
méroving.,  p.  274  et  275. 


LE  GALLO-ROMAIN  325 

lines^  sans  payer  aux  conducteurs  de  ces  mines  une  taxe 
par  eux  arbitrairement  fixée  ;  ne  pouvoir  enfin,  sans 
payer^  déplacer  des  cadavres. 

C'étaient  là  des  entraves  bien  opposées  au  caractère  in- 
dépendant, à  l'humeur  vagabonde  des  Gaulois.  A  plus 
forte  raison  ceux-ci  furent-ils  profondément  froissés 
lorsque,  dès  les  guerres  civiles  de  Marins  et  de  Sylla,  les 
vexations  se  multiplièrent  dans  la  Province.  Sous  le 
proconsul  Fonteius,  Feutrée  d'une  amphore  de  vin  fut  ta- 
rifée jusqu'à  quatre  deniers  (trois  francs  vingt-huit  cen- 
times,) et  l'amphore  contenait  alors  environ  vingt  litres. 
Fonteius  avait  spéculé  sur  les  subsistances,  et,  pour  ac- 
quitter les  contributions  levées  par  lui,  plusieurs  peuples 
de  la  Gaule  avaient  été  forcés  d'emprunter  aux  usuriers 
romains  des  sommes  s'élevant  à  trente  millions  de  ses- 
terces, ou  à  six  millions  cent  cinquante  mille  francs  de 
notre  monnaie,  selon  l'évaluation  de  Letronne.  Ils  cou- 
raient à  tout  propos  le  risque  de  l'expropriation.  César 
avait  fort  imposé  la  Gaule  chevelue,  tout  en  «  proté- 
geant »  les  villes  et  les  citoyens  ;  Auguste,  pour  répartir 
avec  uniformité  les  contributions,  avait  ordonné  un  re- 
censement général  *  ;  mais,  malgré  les  affectations  habi- 
tuelles de  bonté  chez  ce  prince,  son  impôt  dépassa  celui 
de  César. 

De  siècle  en  siècle,  le  poids  des  charges  augmenta,  au- 
tant que  dans  les  provinces  d'Asie  et  d'Afrique,  où  des 
hommes  corrompus  à  l'excès  avaient  été  envoyés  par  les 
empereurs. 

Majorien  (de  457  à  461)  fit  distribuer  dans  les  villes 
gallo-romaines  des  poids  étalonnés,  types  de  ceux  qui  de- 
vaient servir  pour  asseoir  les  cotisations,  recevoir  l'impôt 
en  nature,  oii  peser  les  espèces  d'or  des  contribuables  2. 
Ces  précautions  prouvaient  le  mal  sans  y  remédier,  ni  ar- 
rêter les  vols  commis  par  les  receveurs  des  deniers  pu- 

1.  TU.  Liv.  Epitome,  lib.  cxxxiv,  cap.  112. 

2.  Cod.  Theodos.  Nov,  Maj. 


326  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

blics,  sur  la  tête  desquels  on  suspendait  vainement,  en 
cas  d'infidélité,  la  menace  du  supplice  des  esclaves.  Le 
mot  ((  exaction,  »  appliqué  d'abord,  mais  non  en  mau- 
vaise part,  à  la  levée  des  impôts  et  à  la  rentrée  régulière 
des  tributs,  devint  par  la  suite  véritablement  odieux,  sy- 
nonyme de  rapine. 

Constantin  dispensa  d'impositions  et  d'autres  charges 
publiques  les  Gallo-Romains  qui  exerçaientdes  professions 
libérales  ou  manuelles  :  ceux-ci  pouvaient  donc  se  rendre 
plus  habiles  et  enseigner  leurs  métiers  à  leurs  fils.  Tels 
les  architectes^  médecins,  orfèvres,  tailleurs,  verriers, 
forgerons,  plombiers,  foulons,  pelletiers,  etc  ;  tels  aussi 
les  constructeurs  de  navires,  que  Julien  et  Constantin 
firent  tous  membres  de  l'ordre  équestre  * .  Les  verriers, 
en  France,  ont  gardé  leur  position  hors  ligne  pendant 
tout  le  moyen  âge,  et  même  jusqu'en  1789. 

Mais  ces  privilèges  en  faveur  de  quelques-uns  ajou- 
taient aux  obligations  des  masses.  De  là,  au  v"  siècle,  une 
désolation  générale  et  des  plaintes  sans  nombre.  «  Ce  qu'il 
y  a  de  plus  affreux,  écrit  Salvien,  c'est  que  le  petit  nom- 
bre proscrit  le  plus  grand.  Ce  sont  ces  gens  pour  qui  la 
perception  des  impôts  est  un  brigandage,  pour  qui  les 
dettes  du  public  sont  une  occasion  de  gain  :  et  ce  ne  sont 
pas  seulement  les  chefs  qui  se  rendent  coupables  de  ces 
excès  ;  les  sous-ordres  veulent  aussi  en  tirer  profit  ;  ce  ne 
sont  pas  seulement  les  juges,  mais  encore  ceux  qui  leur 
sont  subordonnés.  Quelles  sont  les  villes,  quels  sont  même 
les  bourgs,  où  il  n'y  ait  pas  autant  de  tyrans  qu'il  y  a  de 
décurions?  Quel  est  le  lieu  où  les  principaux  citoyens  ne 
dévorent  pas  les  entrailles  des  veuves,  des  orphelins  et 
de  ceux  qui,  comme  eux,  ne  sont  pas  en  état  de  se  défen- 
dre? Aucun  citoyen  n'est  à  l'abri  de  la  violence,  et,  pour 
s'en  garantir,  il  faut  être  d'une  condition  égale  à  celle  des 
brigands...  Ce  qui  devinait  être  une  charge  commune,  ne 


1.  Cod.  Theodos.  Lih.  xiii,  tit.  3  et  4. 


LE  GALLO-ROMAIN  327 

porte  que  sur  les  épaules  des  faibles  ;  ce  sont  les  pauvres 
qui  paient  la  taxe  des  riches.  A  considérer  ce  que  l'on 
exige  d'eux,  on  croirait  qu'ils  sont  dans  l'opulence  ;  si 
l'on  examine  ce  qu'ils  possèdent,  ils  sont  réduits  à  la 
mendicité.  Les  tributs  s'augmentent,  sans  proportion  en- 
tre les  riches  et  les  pauvres.  Voici  comment  cela  se  fait. 
Le  gouvernement  envoie  fréquemment  des  commissaires, 
des  gens  chargés  de  lettres  impériaux  ;  il  les  recommande 
aux  principaux  habitants  des  lieux  ;  et  ceux-ci  leur  dé- 
cernent de  nouveaux  dons,  acceptent  des  superindictions 
(suppléments  d'impôfs,)  et  les  répartissent  en  totalité  sur 
les  pauvres,  qui  n'ont  point  été  consultés.  Ils  sont  pillés, 
ces  pauvres  ;  les  veuves  gémissent  ;  les  orphelins  sont 
foulés  aux  pieds,  au  point  que  beaucoup  d'entre  eux, 
gens  d'extraction,  et  qui  ont  reçu  de  l'éducation,  sont 
forcés  de  passer  chez  les  ennemis  pour  ne  pas  être  écra- 
sés chez  eux  ;  ils  cherchent  parmi  les  Barbares  l'humanité 
romaine,  parce  qu'ils  ne  peuvent  plus  supporter  la  bar- 
barie qui  les  opprime  dans  leurs  foyers  ;  ils  se  réfugient 
chez  des  peuples  auxquels  ils  ne  ressemblent  m  par  les 
manières,  ni  par  le  langage,  ni  par  les  habits  ;  et  ils  n'ont 
pas  lieu  de  se  repentir  d'avoir  passé  chez  les  Goths,chez 
les  Bagaudes,  et  chez  les  autres  Barbares,  qui  occupent 
tant  de  contrées  différentes  :  ils  aiment  mieux  être  libres 
sous  les  dehors  de  la  servitude,  que  d'être  esclaves,  avec 
une  apparence  de  liberté  * .  » 

Au  dire  de  Lactance,  a  tellement  grande  était  deve- 
nue la  multitude  de  ceux  qui  recevaient  en  comparaison  du 
nombre  de  ceux  qui  devaient  payer,  telle  l'énormité  des 
impôts,  que  les  forces  manquaient  aux.  laboureurs,  les 
champs  devenaient  déserts,  et  les  cultures  se  changeaient 
en  forêts...  On  ne  savait  combien  d'emplois  et  d'employés 
fondirent  sur  chaque  province,  sur  chaque  ville,  a  Ma- 
gistri,  Rationales,  »  vicaires  ^es  préfets.  Tous  ces  gens-là 


1.  SalvianuSj  De  gubernatione  Dei,  lib.  v,  cap.  8-9;  V.  plus  haut,  p.  231 
et  242. 


328  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

ne  connaissaient  que  condamnations,  proscriptions,  exac- 
tions ;  exactions  non  pas  fréquentes,  mais  perpétuelles, 
et  dans  les  exactions  d'intolérables  outrap;es...  Mais  la 
calamité  publique,  le  deuil  universel,  ce  fut  quand  le  fléau 
du  cens  ayant  été  lancé  dans  les  provinces  et  les  villes, 
les  censiteurs  se  répandirent  partout,  bouleversèrent 
tout  :  vous  auriez  dit  une  invasion  ennemie,  une  ville 
prise  d'assaut.  On  mesurait  les  champs  par  mottes  de 
terre,  les  pieds  de  vigne.  On  inscrivait  les  bêtes,  on  en- 
registrait les  hommes.  On  n'entendait  que  les  fouets,  les 
cris  de  la  torture  ;  l'esclave  fidèle  était  torturé  contre  son 
maître,  la  femme  contre  son  mari,  le  fils  contre  son  père; 
et_,  faute  de  témoignages,  on  les  torturait  pour  déposer 
contre  eux-mêmes;  et  quand  ils  cédaient,  vaincus  par  la 
douleur,  on  écrivait  ce  qu'ils  n'avaient  pas  dit.  Point 
d'excuse  pour  la  vieillesse  ou  la  maladie  ;  on  apportait  les 
malades,  les  infirmes.  On  estimait  l'âge  de  chacun;  on 
ajoutait  des  années  aux  enfants,  on  en  ôtait  aux  vieil- 
lards ;  tout  était  plein  de  deuil  et  de  consternation.  En- 
core ne  s'en  rapportait-on  pas  à  ces  premiers  agents  ;  on 
en  envoyait  d'autres  pour  trouver  davantage,  et  les  char- 
ges doublaient  toujours  ;  ceux-ci  ne  trouvant  rien,  mais 
ajoutant  au  hasard,  pour  ne  pas  paraître  inutiles.  Cepen- 
dant, les  animaux  diminuaient,  les  hommes  mouraient, 
et  l'on  ne  payait  pas  moins  l'impôt  pour  les  morts*.  » 

Des  malheureux  se  vendaient,  pour  ne  pas  mourir  de 
faim  2  ;  vendaient  leurs  enfants ,  pour  n'avoir  point  à  les 
nourrir,  ou  les  abandonnaient,  pour  ne  pas  les  voir  expi- 
rer entre  leurs  bras  ^.  Ces  petits  orphelins ,  on  les  trou- 
vait dans  les  rues,  sur  les  places  publiques,  dans  les 
chemins  et  les  carrefours  :  encore  tout  couverts  du  sans 


1.  Lactantii  de  Mortibus   persecutorum,  cap.   7,  23.  Traduit  et  cité  par 
J.  iMichelet. 

2.  Conslitutio  XIX,  anno  417,  in  Append.  Cod.  Theod. 

3.  Lactantii  Divinar.  Institut.  Lib.  vi,  cap.  20. 


LE  GAULO-ROMAIN  329 

maternel,   ils  imploraient  par   leurs  cris    la  pitié    des 
passants  *. 

En  conséquence  de  la  misère,  les  campagnes  se  dépeu- 
plaient, le  sol  était  laissé  inculte  ou  retombait  en  friche. 
Les  champs,  dont  le  produit  ne  payait  jamais  les  frais  de 
culture ,  étaient  abandonnés  forcément,  ou  à  pause  de  la 
pénurie  des  cultivateurs,  ployant  sous  le  poids  des  dettes, 
ne  pouvant  ni  diriger  les  eaux  ni  couper  les  bois. 

Aussi,  partout  des  broussailles  et  des  marécages,  au 
lieu  d'habitations  !  A  partir  du  coin  où  la  voie  de  Belgique 
faisait  un  coude,  la  route  militaire  elle-même  était  si 
rocailleuse,  avait  des  pentes  si  rapides,  que  les  charrettes 
demi  pleines  ou  vides  pouvaient  à  peine  passer^.  Après 
la  défaite  de  Carausius,  on  repeupla  Autun  avec  beaucoup 
d'artisans  bretons  ^.  11  fallut  encourager  les  cultivateurs 
par  des  décrets  spéciaux,  céder  des  terrains  sans  condi- 
tion de  redevance,  recruter  des  laboureurs  comme  des 
soldats,  et  permettre  aux  propriétaires  de  réclamer  les 
colons  qui  désertaient  leurs  cultures  * .  Constantin  défen- 
dit aux  officiers  publics  de  saisir  les  esclaves,  les  bœufs, 
les  instruments  aratoires  pour  dettes  fiscales  %  de  sus- 
pendre les  corvées  pendant  le  temps  des  siemailles  et  des 
moissons  ^ 

Quand  le  fisc  avait  épuisé  ses  exigences ,  ou  procédé 
avec  modération,  les  usuriers,  les  «  publicains  »  romains, 
selon  l'expression  consacrée,  pressuraient  les  contribua- 
bles. Le  taux  légal  du  prêt  était  de  douze  pour  cent  ;  huit 
années  d'arrérages  doublaient  le  capital  "^  ;  et  pourtant  la 
loi  dut  intervenir  fréquemment  pour  renfermer  les  créan- 
ciers dans  ces  limites  ^ .  Le  christianisme  proscrivit  l'usure 

1.  Cod.  Theodos.  Lib.  vu,  tit.  7,  De  Eœpositis. 

2.  Eumenis  Grat.  act.  cap.  6  et  7. 

3.  Rec.  des  Hist.  de  France,  t.  1"%  p.  714. 

4.  Cod.  Theod.  Lib.  v,  tit.  1. 

5.  Cod.  Theod.  Lib.  ii,  tit.  30,  L.  1. 

6.  Cod.  Justin.  Lib.  xi,  tit.  47,  L.  1;  Cod.  Theod.  Lib.  viii,  tit.  v,  L.  i. 

7.  Sidon.  Apollinaris  Epistolae,  lib.  iv,  Ëpist.  24. 

8.  Cod.  Theodos.  Lib.  ii,  tit.  33. 


330  MÉMOIRES   DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

et  poursuivit  les  usuriers  :  au  quatrième  siècle,  un  concile 
d'Arles  excommunia  les  clercs  qui  se  livraient  à  l'usure. 

La  misère  ne  le  cédait  qu'à  la  corruption,  à  la  mollesse, 
à  l'oisivefé,  à  l'égoïsme,  aux  vices  importés  d'Italie. 

Les  garnisons  romaines ,  laissées  dans  les  provinces, 
avaient  d'abord  effarouché  l'antique  sévérité  gauloise  par 
leurs  mœurs  et  leurs  habitudes  désordonnées  ;  mais  peu 
à  peu  le  mauvais  exemple  avait  porté  ses  fruits ,  à  des 
degrés  différents,  selon  la  topographie  des  pays  et  le 
caractère  natif  des  populations.  Les  contrées  monta- 
gneuses, l'Auvergne  entre  autres,  conservèrent  plus 
longtemps  l'énergie  primitive  et  la  simplicité  de  la  vie  *. 

L'empereur  Julien  remarqua  aussi  qu'on  ne  voyait 
chez  les  populations  des  Parisii  et  de  leurs  voisins,  ni 
l'insolence,  ni  l'obscénité,  ni  les  danses  lascives  du  théâtre 
grec  :  les  mœurs  italiennes  y  avaient  pénétré  à  peine. 

Dans  le  midi,  au  contraire ,  on  rencontrait  un  luxe 
effréné,  une  corruption  telle  qu'on  eût  pu  se  croire  à 
Rome.  c(  Les  riches  faisaient  de  leur  famille  une  espèce 
de  sérail...,  ils  vérifiaient  en  "leurs  personnes  l'expres- 
sion de  Jérémie,  qui  les  compare  aux  étalons  d'un  haras. 
Les  nobles  s'eâtimaient  chastes  en  quelque  sorte,  lors- 
qu'ils portaient  la  modération  jusqu'à  se  borner  à  un 
petit  nombre  «  d'épouses,  »  car  ils  donnaient  ce  nom  à 
leurs  servantes...  11  y  en  avait  qui  se  choisissaient  parmi 
leurs  esclaves  des  épouses  de  second  ordre,  se  prostituant 
ainsi  à  des  âmes  viles  dont  l'union  les  déshonorait.  »  Les 
cités  de  l'Aquitaine  étaient  remplies  de  lieux  infâmes,  fré- 
quentés par  des  femmes  de  toutes  qualités.  Le  mal  gagna 
les  chrétiens  qui,  à  l'exception  d'un  petit  nombre,  trans- 
formèrent l'Église  en  un  cloaque  de  péchés,  où  se  réunis- 
saient l'ivrognerie,  la  gourmandise,  la  fornication,  l'adul- 
tère, toutes  les  débauches  enfin  ;  et  celui-là  ressemblait  à 
un  saint  qui  était  moins  vicieux  que  le  commun  des  chré- 


1.  C.  Fauriel,  Hist.  de  la  Gaule  mérid.,  t:  I"„  p.  397  et 


LE  GALLO-ROMAIN  331 

tiens  4.  Sulpice  Sévère,  ayant  adressé  des  reproches  à 
une  veuve  qui  s'abandonnait  au  désordre,  souleva  contre 
lui  la  haine  des  moiites  et  des  femmes  2. 

De  là,  peut-être,  par  opposition,  des  idées  de  conti- 
nence absolue  chez  quelques  adorateurs  du  Christ.  Des 
prélats  mariés  vivaient  avec  leurs  femmes  comme  avec 
des  sœurs  ;  mais  plusieurs,  observe  Salvien,  après  s'être 
volontairement  séparés  d'avec  leurs  épouses,  pour  cause 
de  dévotion,  s'abstenaient  de  ce  qui  est  légitime  et  fai- 
saient ce  qui  est  défendu  :  ils  n'usaient  pas  du  mariage  et 
exerçaient  des  rapines.  La  piété  mal  entendue  et  l'amour 
du  plaisir  étaient  en  accommodements  perpétuels.  Aussi, 
quand  les  Barbares  eurent  envahi  Trêves,  les  habitants 
de  cette  ville  déserte  ne  regrettèrent  que  le  cirque  et 
l'amphithéâtre  en  ruines.  c<  Fugitifs  de  la  ville  de.  Trêves, 
vous  adressez  des  suppliques  aux  empereurs,  pour  en 
obtenir  la  permission  de  rouvrir  le  théâtre  et  le  cirque  : 
mais  pour  quel  état,  pour  quel  peuple,  pour  quelle  ville 
parlez- vous  ?  3.  » 

Les  dévastations  de  la  guerre  nationale,  et  celles  de  la 
guerre  civile,  devenue  fréquente,  mirent  le  comble  à  la 
situation  déplorable  des  pauvres.  Les  fléaux  se  succédè- 
rent :  incendies  de  villes,  campagnes  ravagées,  massacres 
d'habitants.  Constance,  l'ennemi  de  Julien  Fapostat,  n'en- 
gagea-t-il  pas  les  Germains  à  piller  la  Gaule  ?  a  Né  Gau- 
lois, s'écrie  Rutilius,  les  champs  paternels  me  redeman- 
dent. Pays  autrefois  si  beau,  si  fertile,  aujourd'hui  défi- 
guré par  les  ravages  de  la  guerre,  et  par  là,  plus  digne 
de  pitié  M  » 

Quelquefois,  des  édits  impériaux,  œuvres  de  caprice  ou 
de  méchanceté  monomane,  aggravaient  les  maux  de  la 
population  :  les  frumentaires  (frumentarii),  fournisseurs 


1.  Salvian.  De  gnbernatione  Dei,  lib.  m  et  vu.     • 

2.  Sulpicii  Severi  Dialog.  DiaL  2,  N»  7. 

3.  Salvianus,  De  gubernatione  Dei,  lib.  vi. 

4.  Rutilius  Numatianus,l\.ineTa.rmm,\ih.  i,  cap.  1. 


332  MÉMOIRES  DU  PEUPLE   FRANÇAIS 

du  blé  des  légions,  messagers  et  espions  des  empereurs, 
spéculaient  sur  la  misère  commune  ;  ils  ne  furent  sans 
doute  pas  innocents  des  famines  nombreuses  qui  désolè- 
rent la  Gaule.  En  arrachant  les  vignes  (V.  plus  haut, 
p.  230),  on  avait  tari  une  source  de  richesses  ;  enfin,  des 
pestes  et  des  inondations,  assez  rapprochées  les  unes  des 
autres,  arrêtaient  le  mouvement  de  la  vie  publique,  d'au- 
tant plus  que  la  fertilité  du  sol  se  ressentait  du  climat  de 
la  Province.  Ce  sol  est  moins  rigoureux  de  nos  jours  qu'il 
ne  l'était  du  temps  de  César,  époque  où  le  Rhône  gelait 
tous  les  hivers ,  où  des  armées  entières  et  leurs  bagages 
passaient,  sur  la  glace,  d'un  rivage  à  l'autre  *. 

Que  de  paniques  motivées,  que  de  tristesses  navrantes 
parmi  les  populations  !  Sous  Julien,  «  on  commença  -à  se 
marier,  à  voyager,  à  célébrer  les  jours  de  fête  et  les  ré- 
jouissances publiques  2.  »  Même  en  ne  prenant  pas  cette 
phrase  au  pied  de  la  lettre ,  tous  les  effets  de  la  corrup- 
tion et  tous  les  désastres  produits  par  des  catastrophes 
fatales  se  laissent  deviner. 

Et  cependant,  la  province  gallo-romaine  était  la  moins 
malheureuse  de  celles  que  Rome  avait  subjuguées. 

En  contraste  avec  les  souffrances  des  classes  pauvres, 
plus  d'un  historien  nous  peint  les  jouissances  délicates  de 
la  haute  société,  et  montre  que,  d'un  côté,  la  misère 
et  l'oppression  existaient,  de  l'autre,  la  richesse  et  la 
corruption.  Ceux  qui  souffraient,  rêvaient  encore  le  retour 
de  l'indépendance  et  restaient  «  Gaulois  ;  »  ceux  qui  pros- 
péraient, adoptaient  les  mœurs  impériales  et  se  «  roma- 
nisaient.  »  Les  premiers  formaient  la  majorité  ;  les 
seconds,  éclatante  minorité,  n'abandonnèrent  la  cause 
des  empereurs,  que  pour  passer  d'un  joug  à  l'autre,  des 
Romains  aux  Franks. 

Il  y  avait  dans  les  Gaules,  à  la  fin  du  ive  siècle  et  au 
v%  un  certain  nombre  d'hommes  importants  et  honorés, 


1.  Mm.  de  la  Soc.  des  Antiq.  de  France,  i"  série,  t.  IV,  p.  342. 

2.  Libanii  Oratio  x. 


LE  GALLO-ROMAIN  333 

longtemps  revêtus  des  charges  de  l'État,  demi-païens, 
demi-chrétiens,  c'est-à-dire  n'ayant  point  de  parti  pris, 
et,  à  vrai  dire,  se  souciant  peu  d'en  prendre  aucun  en 
matière  religieuse  ;  gens  d'esprit,  lettrés ,  philosophes, 
pleins  de  goût  pour  l'étude  et  les  plaisirs  intellectuels, 
riches  et  vivant  magnifiquement. 

Tel  était  à  la  fin  du  iv**  siècle,  le  poëte  Ausone,  comte 
du  palais  impérial,  questeur,  préfet  du  prétoire,  consul, 
et  qui  possédait  près  de  Bordeaux  de  fort  belles  terres  ; 
tels,  à  la  fin  du  v%  Tonance  Ferréol,  préfet  des  Gaules, 
en  grand  crédit  auprès  des  rois  wisigoths,  et  dont  les  do- 
maines étaient  situés  en  Languedoc  et  dans  le  Rouergue, 
sur  les  bords  du  Gardon  et  près  de  Milhau  ;  Eutrope, 
aussi  préfet  des  Gaules,  platonicien  de  profession,  et  qui 
habitait  en  Auvergne;  Consence,  de  Narbonne,  un  des 
plus  riches  citoyens  du  midi,  et  dont  la  maison  de  cam- 
pagne, dite  Octaviana,  située  sur  la  route  de  Béziers, 
passait  pour  la  plus  magnifique  de  la  Province.  C'étaient 
là  les  grands  seigneurs  de  la  Gaule  romaine  :  après  avoir 
occupé  les  fonctions  supérieures  du  pays,  ils  vivaient  dans 
leurs  terres  loin  de  la  masse  de  la  population,  passant 
leur  temps  à  la  chasse,  à  la  pêche,  dans  les  divertisse- 
ments de  tous  genres  ;  ils  avaient  de  belles  bibliothèques, 
souvent  un  théâtre  où  se  jouaient  les  drames  de  quelque 
rhéteur,  leur  client  :  le  rhéteur  Paul  fit  jouer  chez  Ausone 
sa  comédie  de  YExtravagant  [Delirus)^  composait  lui- 
même  de  la  musique  pour  les  entr'actes ,  et  présidait  à  la 
représentation.  A  ces  divertissements  se  joignaient  des 
jeux  d'esprit,  des  conversations  littéraires  ;  on  raisonnait 
sur  les  anciens  auteurs;  on  expliquait ;,  on  commentait; 
on  faisait  des  vers  sur  tous  les  petits  incidents  de  la  vie. 
Elle  se  passait  de  la  sorte  agréable ,  douce,  variée,  mais 
molle,  égoïste,  stérile,  étrangère  à  toute  occupation  sé- 
rieuse, atout  intérêt  puissant  et  général.  Et  je  parle  ici 
des  ,plus  honorables  débris  de  la  société  romaine,  des 
hommes  qui  n'étaient  ni  corrompus,  ni  désordonnés,  ni 
avilis,  qui  cultivaient  leur  intelligence,  et  avaient  en  dé- 


334  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

goût  les  mœurs  serviles  et  la  décadence  de  leur  temps  * . 

Ces  hommes,  h  la  fois  puissants  et  lettréfi,  produisant 
des  ouvrages  remarquables,  et  obtenant  encore  plus  de 
succès  que  leurs  prédécesseurs,  répandaient  le  goût  et  la 
forme  de  la  littérature  latine ,  de  cette  grâce  païenne  qui 
s'inspire  d'Épicure.  Ausone  méritait  sa  réputation,  chez 
les  contemporains,  par  la  Moselle^  les  Parentalia ,  les 
Villes  célèbres,  où  la  versification  est  dure,  où  la  latinité 
manque  de  pureté,  mais  où  abondent  les  faits  curieux, 
écrits  avec  sentiment.  11  arrachait  surtout  les  applaudis- 
sements d'une  cour  dont  les  membres  avaient  l'esprit 
blasé,  aimaient  la  difficulté  vaincue,  les  raffinements  du 
vers,  les  énigmes ,  les  acrostiches,  les  compositions  en 
vers  inégaux,  disposées  de  manière  à  figurer  un  autel,  un 
étendard,  une  flûte  de  Pan  ^  ;  il  brillait  singulièrement 
dans  cette  époque  de  décadence.  Eutrope,  affichant  son 
admiration  passionnée  pour  Platon  et  pour  Plotin  3,  pro- 
pageait les  idé§s  philosophiques,  tournées  vers  un  idéa- 
lisme attrayant.  Consence  possédait  à  fond  les  langues 
grecque  et  latine,  réussissait  dans  l'une  et  dans  l'autre, 
quand  il  composait  ses  vers  agréables  ;  les  citoyens  de 
Narbonne  et  de  Béziers  trouvaient  tant  de  douceur  et 
d'harmonie  dans  ses  poésies,  cju'ils  en  faisaient  le  sujet 
de  leurs  chants  *.  Sidoine  Apollinaire  excellait  dans  la 
littérature  et  les  sciences  ;  malgré  son  style  obscur,  les 
contemporains  exaltaient  ses  poésies,  ses  panégp'iques, 
ses  épithalames  et  ses  lettres  envers. 

Beaucoup  d'autres  écrivains,  parus  au  iv*  et  au  v^  siè- 
cle, et  dont  la  renommée  est  à  peine  parvenue  jusqu'à 
nous,  exercèrent  par  leur  esprit  tout  latin  une  grande  in- 
fluence sur  les  classes  riches.  Pour  eux,  Rome  était  une 
patrie  adoptive,  les  Romains  étaient  des  frères,  malgré 


1.  F.  Guizot,  Hist.  de  la  civilis.  en  France,  3«  leçon. 

2.  Fr.  Ozanam,  Éludes  germaniques,  t.  I",  p.  3o6, 

3.  Sidon.  Apollin.  Lib.  ii,  Episl.  6. 

4.  Histoire  littéraire  de  la  France,  t.  II,  p.  6a4  et  635, 


LE  GALLO-ROMAIN  336 

les  excès  des  proconsuls  et  des  employés  de  l'administra- 
tion fiscale.  Les  poètes  gallo-romains  obtinrent  tant  de 
vogue,  que  certaines  femmes  de  la  haute  société  prirent 
goût  aux  choses  de  l'intelligence ,  et  .s'y  distinguèrent. 
«  Soit  que  tu  loues  la  broderie  de  pourpre  de  ce  vête- 
ment, disait  Ausone  à  sa  femme,  ou  que  tu  aimes  l'élé- 
gance qui  s'y  dessine,  l'une  et  l'autre  sont  l'œuvre  de  la 
gracieuse  maîtresse  qui  le  porte  :  à  elle  seule,  Sabine 
cultive  les  deux  arts  ^ .  » 

La  littérature  latine,  progressant  à  pas  de  géant  depuis 
le  deuxième  siècle,  jeta  les  esprits  éclairés  du  côté  des 
Romains  ;  les  hautes  classes  de  la  société  oublièrent  les 
malheurs  publics,  pour  ne  penser  qu'aux  avantages  de  la 
vie  élégante,  aux  plaisirs  que  leur  procuraient  les  œuvres 
d'architecture,  de  sculpture,  de  peinture  et  de  musique, 
produites  ou  inspirées  par  les  merveilles  de  la  Rome  im- 
périale. 

Des  monuments  nombreux ,  quelquefois  grandioses , 
dans  lesquels  le  style  grec  ou  romain  se  mariait  avec  les 
détails  d'ornementation  tirés  de  la  nature  et  des  coutu- 
mes du  pays,  donnaient  aux  villes  un  aspect  de  plus  en 
plus  imposant.  Les  statues  se  multipliaient  :  il  y  avait  de 
c(  divins  ))  empereurs  à  adorer  !  Plusieurs  étaient  érigées 
en  l'honneur  de  rhéteurs  habiles  et  de  poètes  distingués. 
On  voit  encore  dans  la  bibliothèque  d'Auch  celle  d'Au- 
sone,  ce  représentant  de  la  société  polie  et  relâchée  de 
l'époque. 

Dans  la  première  Lyonnaise  (c'est-à-dire  en  Bour- 
gogne) vivait,  sous  la  période  romaine,  un  potier  nommé 
Pixtilos,  qui  a  signé  beaucoup  de  figurines  parvenues 
jusqu'à  nous.  Sur  certains  vases  se  trouvaient  des  inscrip- 
tions familières,  avec  les  mots  Bibeei  Sitio^ipaT  exemple, 
peints  séparément ,  constituant  une  sorte  de  dialogue  de 
table  2  ;  on  fabriquait  à  Vichy  des  poteries  d'une  beauté 

1.  Ausonii  Epigramm.  xxxvi. 

2.  Duchalais,  Description  des  monuments  de  la  Gaule,  p.  180,  in-8°,  1846  ; 


336  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

remarquable  ,  la  plupart  en  terre  très-fine,  recouverte 
d'un  émail  rouge,  quelquefois  jaune  ^  ;  enfin,  un  four 
romain  à  cuire  les  poteries  a  été  retrouvé  à  Amélie-les- 
Bains  (Pyrénées^rientales).  Les  artistes  assemblaient 
de  merveilleuses  mosaïques  en  marbre  brun  ou  en  terre 
cuite  très-fine  2,  pour  orner  des  arcs  de  triomphe,  des 
basiliques  et  des  thermes. 

La  peinture,  quoique  fort  imparfaite  encore,  prenait 
quelques  développements  :  des  professeurs  de  peinture 
gagnaient  de  bonnes  sommes  en  apprenant  «  à  peindre 
vite  ^  »  et  nous  possédons  des  débris  de  compositions  à 
fresque,  exécutées  avec  un  encaustique  sur  le  bois  ou 
sur  le  mur.  Saint  Paulin,  décrivant  l'église  de  Saint-Félix, 
parle  de  peintures  faites  sur  les  murs  et  sur  la  voûte,  et 
dont  les  sujets  étaient  tirés  de  l'Ancien-Testament,  avec 
une  légende  au  bas,  qui  expliquait  les  figures.  A  peine 
ces  fresques  valaient-elles  les  ornements  des  papiers 
peints  d'aujourd'hui  ;  elles  ne  servaient  que  d'acces- 
soires. 11  y  eut,  pour  les  portraits,  des  essais  d'ébauches 
dont  il  ne  reste  pas  de  traces  ;  mais  l'usage  du  procédé 
sur  le  bois  et  la  cire  ressort  d'une  lettre  de  saint  Paulin 
à  saint  Sévère  *.  Les  évêques  voyaient  des  portraits 
d'évêques,  même  vivants,  dans  les  églises,  puisque  saint 
Paulin  reprochait  à  saint  Sévère  d'avoir  fait  placer  son 
portrait  dans  une  église ,  vis-à-vis  de  celui  de  saint  Mar- 
tin ^ 

Peu  d'art  dans  les  médailles  et  dans  les  monnaies.  Les 
plus  anciennes  médailles  ne  vont  pas  au  delà  du  règne  de 
Tibère.  Nous  pouvons  croire,  cependant,  qu'il  y  eut  un 
bon  nombre  de  monnaies  votives,  parce  que   dans  ces 


A.   de  Longpérier,  Revue   archéol,  6«  année,   p.  5o4  :  B.  de  Monifaucon, 
Anti(j.  expliquée,  t.  111,  p.  145.  • 

1.  Mém.  des  Antiq.  de  France,  t.  xv,  p.  469. 

2.  De  Caumont,  Cours  d'antiquités  monumentales,  t.  Il,  chap.  5. 

3.  Llbanius,  De  profess.  p.  95. 

4.  A.  Martin,  Hist.  morale  de  la  Gaule,  p.  252,  et  suiv. 

5.  P.  M.  Paulini  Epislol.  32. 


LE  GALLO-ROMAIN  337 

pièces  gallo-romaines  il  semble  presque  toujours  que 
les  lettres  aient  été  frappées  une  à  une.  Peut-être  des 
marchands  de  médailles  toutes  nues  se  chargeaient-ils 
d'ajouter  les  [légendes  *.  A  mesure  que  la  puissance 
impériale  s'était  consolidée,  les  colonies  de  la  Gaule 
avaient  en  hâte  abandonné  les  anciens  types  de  leurs 
monnaies  pour  y  substituer  l'imagé  du  souverain  2,  et 
les  pièces  gauloises  avaient  pris  peu  à  peu  la  forme  des 
romaines. 

La  musique  s'enrichissait  dlnstruments  nouveaux, 
introduits  par  les  Romains,  qui  les  avaient  reçus  des 
Grecs .  On  se  servait  de  cymbales,  ressemblant  aux  cymbales 
actuelles  ;  de  la  crotale,  instrument  consistant  en  deux 
cannes  fendues,  ou  deux  pièces  creuses  de  bois  ou  de  mé- 
tal, réunies  ensemble  par  une  poignée  droite,  produisant 
un  bruit  à  peu  près  pareil  à  celui  de  nos  castagnettes, 
quand  on  en  tenait  un  dans  chaque  main  pour  les  faire 
claquer  avec  les  doigts,  et  au  son  bruyant  duquel  dan- 
saient les  courtisanes;  du  sistre  ovale,  sorte  de  crécelle, 
d'origine  égyptienne,  fait  en  lames  de  différents  métaux^  ; 
de  petits  tambourins,  entourés  de  sonnettes  et  de  plaques 
de  métal,  dont  l'usage  s'est  conservé  en  France,  surtout 
dans  les  pays  basques  (tambours  de  basques.) 

Les  principaux  instruments  à  corde  étaient  :  le  barbi- 
ton  %  du  genre  des  lyres,  mais  plus  grand,  qui  était  à  la 
lyre  ce  que  notre  violoncelle  est  au  violon  :  on  en  jouait 
avec  les  doigts  et  avec  un  bâton  d'ivoire  [plectrum) 
court,  ou  avec  un  tuyau  de  plume  ;  —  le  psaltérion  à  dix 
cordes,  qui  se  touchait  aussi  avec  le  plectre  ^  :  on  nom- 
mait psaltrice  la  chanteuse  qui  s'accompagnait  de  cet 
instrument;  —  une  espèce  de  cithare,  pourvue  seule- 
ment de  deux  cordes  formant  un  carré  qui  allait  toujours 


1.  H.  Monin,  Monuments  des  anciens  Gaulois,  p.  6  et  7. 

2.  La  Saussaye,  Numismatique  de  la  Narbonnaise,  p.  166. 

3.  Apuleius,  Metamorpli.  Lib.  xi. 

4.  Horatii  lib.  i,  Ode  i^",  vers  34. 
3.  Flav.  Joseph.  Lib.  vu,  cap.  10. 

I.  '  22 


338  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

en  diminuant.  Quelquefois  la  cithare  avait  quatre  ou 
huit  cordes  :  d'elle  nous  est  venue  la  guitare,  par  l'inter- 
médiaire du  mot  italien  chitarra. 

Certainement,  le  tétracorde  et  Toctacorde  ont  dû  péné- 
trer en  Gaule,  où,  parmi  les  instruments  à  vent,  on  comp- 
tait la  corne  d'aurochs  ;  le  buccin  marin,  grosse  coquille 
percée  à  la  partie  inférieure,  trompette  communément 
employée  par  les  porchers  et  les  bouviers  pour  appeler 
et  réunir  leurs  troupeaux,  ainsi  que  par  les  gardes  de  nuit, 
pour  annoncer  les  heures;  le  sifflet  de  Pan,  sorte  de 
trompette  large  par  le  bas  ;  la  trompette  droite  et  le  lituus^ 
trompette  recourbée  t  cette  dernière,  spécialement  consa- 
crée à  la  cavalerie,  sonnait  la  charge  et  accompagnait  la 
pompe  des  triomphes  ;  les  hommes  qui  en  jouaient  s'ap- 
pliquaient sur  la  bouche  une  espèce  de  mentonnière  en 
cuir  appelée  périthète,  laquelle,  en  comprimant  leurs 
joues,  les  rendait  plus  maîtres  de  leur  haleine.  Uins- 
trumentle  plus  usuel  était  la  flûte,  la  flûte  simple  [zeugo]^ 
droite  ou  courbe,  longue  ou  petite,  car  on  ne  connaissait 
pas  la  flûte  traversière.  Percée  de  quatre  ou  cinq  trous, 
seulement,  dans  l'origine,  elle  en  eut  beaucoup  par  la 
suite,  reçut  le  nom  de  multifora  et  devint  telle  qu'on 
en  put  jouer  dans  presque  tous  les  tons,  avec  Faide  du 
périthète  ^ .  Un  instrument  qui  a  conservé  sa  forme  primi- 
tive, la  tibia  auricularis  des  Gallo-Romains,  est  un  débris 
curieux  mais  discordant  de  l'instrumentation  antique. 
Le  chalumeau  [fistula]^  appelé  flûte  de  Pan  par  Ovide  et 
Yirgile,  fait  de  roseau,  de  canne  ou  de  ciguë,  et  dont  le 
nombre  des  tuyaux  a  varié  depuis,  en  avait  à  cette  époque 
sept  au  plus. 

Quant  à  la  notation  de  la  musique  du  temps,  nous  n'en 
possédons  pas  le, moindre  monument  certain. 

Avec  la  littérature,  avec  les  arts  du  dessin  et  de  la  mu- 
sique, arrivés  au  degré  de  perfectionnement  que  nous 


1.  Chr.  Kalhhrenner,  Hist.  de  la  musique,  t.  I",  in-8°,  Parw,  1822. 


J 


LE  GALLO-ROMAIN  339 

venons  d'indiquer,  les  citoyens  des  hautes  classes  pou- 
vaient et  savaient  se  distraire. 

Le  théâtre,  principalement,  charmait  leurs  loisirs  et 
ceux  de  la  partie  moyenne  de  la  population,  quand  les 
exactions  ne  frappaient  pas  trop  fort. 

Sans  doute  les  saltations  primitives  n'avaient  point  en 
tous  lieux  disparu.  Outre  les  danses  frénétiques  des 
prêtres  qui  honoraient  Cybèle  dans  Autun,  par  exemple, 
quand  cette  déesse  tutélaire  était  promenée  sur  un  char 
par  les  rues  de  la  ville,  au  son  de  la  flûte  phrygienne  et 
des  cymbales,  il  y  avait  encore,  selon  Ausone,  les  danses 
des  Nymphes  et  des  Satyres,  qui  se  perpétuèrent  au  sein 
du  christianisme  et  s'exécutèrent,  le  jour  de  Saint-Lazare, 
Jusque  dans  les  églises.  Mais  à  ces  divertissements,  comme 
aux  festins  accompagnés  de  récits,  avait  succédé  la  pompe 
des  représentations  théâtrales,  d'importation  romaine  : 
vingt-cinq  mille  spectateurs  pouvaient  se  placer  sur  les 
gradins  de  l'amphithéâtre  d'Arles.  Ce  goût,  affaiblissant 
le  culte  des  idiomes  nationaux,  seconda  la  propagation  de 
la  langue,  des  mœurs  et  des  idées  latines  *. 

Les  jeux  païens  du  théâtre  et  du  cirque  l'emportaient 
sur  les  exhortations  de  la  propagande  chrétienne  ;  la  voix 
de  Salvien,  tonnant  contre  l'obscénité  des  spectacles,  écla- 
tait dans  le  désert,  et  s'élevait  encore  vainement  contre  la 
cruauté  des  luttes  de  l'arène,  dans  lesquelles  les  Gallo-Ro- 
mains,  excellents  gladiateurs,  se  complaisaient  à  mourir 
pour  amuser  les  empereurs  ou  les  grands  dignitaires.  Les 
prêtres  chrétiens  excommunièrent  les  acteurs,  parce  qu'ils 
avaient  l'habitude  de  prendre  des  vêtements  de  femme, 
celles-ci  n'étant  pas  admises  sur  la  scène.  Perpétuelle, 
sage,  mais  inutile  disposition!  Les  riches  payaient  ces 
gens  qui  bravaient  les  foudres  de  l'Eglise,  par  vocation 
pour  les  arts,  ou  par  avidité.  Le  concile  d'Arles  ne  déra- 
cina pas  davantage  les  habitudes  prises  par  la  haute  so- 


1.  Ch.  Magnin,  Origines  du  théâtre  moderne,  1. 1",  in-8°,  Paris,  1838. 


340  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

ciété,  lorsqu'il  déclara  exclus  de  la  communion  les  chré- 
tiens qui  conduisaient  des  chars  dans  les  cirques. 


III 


Avant  la  conquête,  les  coutumes  et  usages  locaux  for- 
maient le  droit  gaulois  (Y.  plus  haut,  p.  123  et  suiv.)  ainsi 
que  la  vie  publique;  après  ce  fait  énorme,  l'élément  ro- 
main opère  une  révolution.  Les  lois  règlent  la  vie  civile. 
De  ces  lois,  comme  des  institutions  politiques  et  adminis- 
tratives, comme  des  habitudes  privées,  il  convient  de  faire 
deux  parts,  car  les  droits  gaulois  et  romain  sont  pra- 
tiqués simultanément.  Celui-ci  gagne  sans  cesse  du  ter- 
rain, et  enfin  domine  ;  mais  celui-là,  se  retranchant  der- 
rière son  antiquité,  n'a  pas  entièrement  disparu.  Les  lois 
romaines  ne  détrônent  point  partout  ni  en  tout  les  usages 
gaulois.  L'absence  d'unité,  dans  les  premières,  se  ma- 
nifeste; ici  le  droit  romain  règne  sans  partage;  là  il  cède, 
en  beaucoup  de  cas,  aux  coutumes  locales. 

On  ne  donnerait  donc  qu''une  fausse  idée  des  lois  sui- 
vies par  les  populations,  si  l'on  se  bornait  à  étudier  la  ju- 
risprudence romaine  des  provinces.il  y  faut  absolument 
joindre  les  débris  des  lois  celtiques,  parce  que  le  droit 
impérial  est  en  pleine  vigueur  dans  le  midi,  quand  la  vie 
civile  des  temps  antiques  subsiste  encore  dans  le  nord. 

De  jour  en  jour,  à  la  vérité,  la  multitude  des  rapports 
qui  s'établissent  entre  la  Gaule  et  Rome  tendent  à  niveler 
les  choses  et  les  personnes  ;  les  lois  romaines  deviennent 
la  règle  générale,  et  les  lois  gauloises,  l'exception.  Une 
civilisation  plus  avancée  s'étend  partout;  partout  aussi 
des  transactions,  plus  fréquentes,  plus  sérieuses,  plus 
complexes,  s'accomplissent  naturellement  d'après  les  lois 
romaines,  tantôt  altérées,  tantôt  modifiées  *. 


,    1.  J.  M.  Pardessus,  Mémoire  lu,  le  29  mai  1829,  à  l'Acad.  des  Inscr.  et 
bell.  lettres.  Tome  X  des  Mémoires. 


LE  GALLO-ROMAIN  341 

A  ces  raisons  matérielles  sejoint  rexcellence  des  grands 
principes  de  la  jurisprudence  contenue  dans  les  Pan- 
dectes. 

Le  christianisme  a  fait  son  œuvre  divine  chez  les 
Gallo-Romains  ;  le  droit  romain  y  fait  son  œuvre  humaine. 
Celui-ci  apprend  aux  peuples  que  la  justice  est  la  volonté 
constante  et  perpétuelle  de  rendre  à  chacun  ce  qui  lui 
appartient  ;  que  la  jurisprudence  est  la  science  du  juste 
et  de  l'injuste  ;  que  la  religion  envers  Dieu  et  la  soumis- 
sion envers  les  parents  sont  une  partie  du  droit  des  gens 
qui  régit  tous  les  hommes  ;  que  la  société  civile  ne  peut 
corrompre  le  droit  naturel  ;  que  le  droit  naturel  a  établi 
la  liberté,  chose  inestinable,  «  et  la  plus  favorable  de 
toutes,  tandis  que  l'esclavage  ressemble  presque  à  la 
mort  ;  »  que  le  droit  des  gens  a  créé  la  servitude  contre 
nature,  comme  aussi  l'affranchissement,  ce  retour  à  la 
liberté  naturelle.  En  dehors  du  christianisme,  des  idées 
saines  sur  la  dignité  de  l'homme  s'emparent  de  certains 
esprits  élevés,  et  pénètrent  au  cœur  des  lois.  Dans  le 
Satijricoîi^  Trimalcion  dit  :  «  Les  esclaves  sont  des 
hommes  comme  nous;  ils  ont  sucé  le  même  lait  que  nous. 
Quoique  la  mauvaise  destinée  les  ait  frappés,  je  veux  que 
de  mon  vivant  ils  boivent  une  eau  libre  * .  »  La  législation 
romaine  presciit  de  vivre  honnêtement  et  de  ne  point 
nuire  à  autrui  ;  ellç  déclare  que  la  loi  est  la  reine  des  choses 
divines  et  humaines,  la  règle  suprême  du  bon  et  du 
méchant,,  qui  dirige  toutes  les  actions,  ordonne  à  tous  ce 
qu'il  faut  faire  et  défend  ce  qu'il  ne  faut  pas  faire  ^. 

Pour  les  conventions  et  les  rapports  d'intérêt,  cette 
législation  a  une  valeur  morale  non  moins  incontestable. 
Ainsi  :  11  est  bien  grave  de  manquer  à  sa  foi.  —  On  ne 
doit  pas  déroger  au  droit  public,  ni  blesser  les  bonnes 
mœurs  par  des  conventions  particulières,  ni  imposer  à 
une  personne  d'iniques  conditions.  —  Les   fautes  sont 


i.  Petronii  Satyricon,  cap.  71. 

2.  D'après  Ulpien  Paul,  Gaïus,  Gicéron  et  Sénêque, 


342  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

personnelles.  —  La  loi  punit  le  fait,  et  non  la  seule 
pensée.  —  Mieux  vaut  laisser  impuni  le  crime  d'un  cou- 
pable, que  de  punir  un  innocent.  —  La  peine  est  établie 
pour  l'amendement  des  hommes  et  l'amélioration  des 
coupables  * . 

Voilà  bien  une  raison  écrite,  supérieure  à  l'empirisme 
judiciaire  des  druides  ;  elle  justifie  cette  opinion  que 
<c  Dieu  a  accordé  l'empire  de  la  terre  aux  Romains,  pour 
les  récompenser  de  la  justice  de  leurs  lois  2.  »  Imbu  de 
principes  dont  une  foule  de  nations  ont  successivement 
reconnu  la  supériorité,  le  magistrat  gallo-romain  l'em- 
porte autant,  comme  juge,  sur  son  prédécesseur,  que  le 
prêtre  chrétien  l'emporte,  au  point  de  vue  religieux,  sur 
le  ministre  de  Tentâtes. 

Ce  que  le  droit  romain  a  commencé,  s'achève  avec  la 
morale  du  Christ,  car  les  Gallo-Romains  n'obéissent  pas 
toujours  aux  règles  rigoureuses,  parfois  draconiennes, 
de  la  République  et  des  deux  premiers  siècles  de  l'Empire. 
Les  lois  s^adoucissent,  en  reconnaissant  une  certaine  éga- 
lité parmi  les  hommes.  Avec  le  christianisme  disparaît 
presque  entièrement  la  distinction  que  les  anciens  juris- 
consultes avaient  toujours  établie  dans  la  condition  du 
coupable  pour  graduer  les  peines  ;  et  désormais  on  juge 
sans  se  préoccuper  de  la  personne^.  Nos  ancêtres  «roma- 
nisés»  ne  profitent  pas  de  tous  les  indulgents  rescritsque 
les  empereurs  publient  dans  les  siècles  suivants;  mais 
peu  à. peu,  les  sujets  provinciaux  eux-mêmes,,  quoique 
moins  favorisés  que  les  libres,  voient  leur  condition  s'a- 
méliorer, et,  pour  eux  aussi,  la  législation  s'humaniser. 

Alors  la  servitude  devient  un  établissement  du  droit 
des  gens  par  lequel  un  homme  est  soumis  au  domaine 
d'un  autre  contre  nature  *,  puisque  la  nature  a  établi  une 


1.  D'après  Javolenus,  Ulpien,  Paul,  Trajan,  etc. 

2.  Sancti  Augustini  De  civitate  Dei  Lib.  v,  cap.  15. 

3.  /.  Naudet,  L'Empire  sous  Constantin,  3e  partie. 

4.  DigesL  Lib.  i,  lit.  5,  L.  4,  De  statu  fwminum. 


LE  GALLO-ROMAÎN  343 

certaine  parenté  entre  les  individus  *♦  La  progressiûji  de^ 
bons  traitements  à.Tégard  des  esclaves  ne  s'arrête  plus,  et 
l'alfranchissement  est  rendu  facile,  L'empereur  Claude 
déclare  libre  tout  esclave  abandonné  :  mais  parfois  çelui^ 
ci  mendie  sur  les  routes.  Adrien  défend  au  maître  de  punir 
de  mort  son  esclave,  ou  de  l'emprisonner  dans  sa  maiso^, 
puisqull  y  a  une  prison  publique  ;  les  magistrats  peuvent 
empêcher  un  maître  de  vendre  ses  esclaves  malgré  eux, 
pour  les  vouer  à  ramphitliéâtre  ou  à  la  prostitution. 
Antonin  exige  que  les  maîtres  trop  durs  cèdent  leur^ 
esclaves  sans  conditions  défarorables.  Marc-AurèJ^ 
accorde  à  celui  qui  a  obtenu  une  promesse  d'affranchis- 
sement le  droit  d'en  poursuivre  l'exécution  par  les  voies 
judiciaires.  Constantin  applique  la  loi  sur  les  homicides  au 
maîtrequifait  périr  volontairement  son  esclave  dans  les 
tortures,  s^il  l'a  pendu,  bâtonné,  lapidé,  brûlé,  empoi- 
sonné, livré  aux  bêtes,  etc.,  ^.  Il  interdit  le  supplice  de  la 
croix,  l'usage  des  stigmates  sur  le  front  ou  le  visage  des 
esclaves  :  ces  marques  flétrissantes  consistaient  en 
figures  de  différentes  sortes  d'animaux,  imprimées  sur 
le  front  d'un  esclave  convaincu  d'avoir  volé,  de  s'être 
enfui,  ou  d^avoir  commis  quelque  crime.  Le  même  émper 
reur  va  plus  loin,  et,  ne  déniant  pas  à  ces  déshérités  les 
sentiments  de  la  famille,  il  défend  qu'on  sépare  les  proches 
parents  dans  la  servitude  delà  glèbe. Enfin,  les  ecclésias- 
tiques peuvent  affranchir  les  esclaves  sans  témoins,  et 
même  le  dimanche,  jour  que  les  actes  serviles  ne  doivent 
pourtant  pas  profaner. 

Si  d'un  côté  la  loi  romaine  protégea  l'esclave  contre 
l'arbitraire  et  la  violence  du  maître,  de  l'autre  elle  fixa 
plus  rigoureusement  les  obligations  du  premier,  mal 
définies  par  les  Gaulois,  alors  que  Fesclavage  dépendait 
surtout  de  la  force  des  choses  (V.  plus  haut,  p.  111). 

D^abord  elle  toléra  les  trafiquants  d'esclaves;  puis  les 


1.  Digest.  Lib.  i,  tit.  1,  L.  3,  De  Justitià  et  Jure. 

2.  Cod.  Theod.  Lib.  ix,  tit.  i2,  L.  %. 


344  MliMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

débiteurs  insolvables  devinrent  esclaves  de  leurs  créan- 
ciers *  :  d'après  la  loi  des  Douze  Tables,  s'il  y  avait 
plusieurs  créanciers,  ceux-ci  pouvaient,  à  leur  choix, 
vendre  le  débiteur  ou  le  mettre  en  pièces  pour  partager 
son  corps.  On  fit  esclaves  beaucoup  d'hommes  de  condi- 
tion médiocre,  incapables  d'établir  leur  possession  d'état 
et  de  prouver  leur  droit  d'ingénuité.  Bien  des  colons 
vendirent  leur  liberté  pour  échapper  aux  impôts  ;  et  des 
propriétaires  incorporèrent  leurs  propriétés  à  celles  d'un 
homme  puissant,  se  marièrent  avec  des  femmes  esclaves, 
se  créèrent  par  conséquent  une  famille  servile,  afin  d'é- 
chapper aux  vexations  du  fisc.  Les  esclaves  furent  exposés 
en  vente  sur  la  place  publique  :  ils  avaient  la  tête  rasée 
au  sommet,  et  surmontée  d'une  branche  d'arbre  ;  on  sus- 
pendait à  leur  cou  un  écriteau,  indiquant  les  fonctions 
qu'ils  pouvaient  remplir^. 

Une  répression  sévère  ne  cessa  pas  de  s'attacher  à  leurs 
plus  légers  délits  :  lorsqu'un  esclave  s'enfuyait,  on  lui 
mettait  au  cou  un  collier  ou  même  une  lourde  plaque 
carrée,  percée  de  trois  trous  disposés  pour  recevoir  la  tête 
et  les  deux  bras  ;  une  inscription,  et  les  noms  et  adresse  du 
maître,  gravés  sur  le  métal,  recommandaient  de  ramener 
ce  marron  ^.  L'esclave  qui  commettait  un  adultère  avec 
une  femme  libre  était  brûlé  vif  ;  et  lorsqu'un  maitre,  l'un 
de  ses  enfants,  son  gendre,  sa  femme  ou  son  fils  adoptif, 
étaient  assassinés,  tous  les  esclaves  attachés  à  la  maison 
lors  du  crime  encouraient  la  peine  capitale  *. 

Remarquons,  à  ce  propos,  que  les  esclaves  publics  ou 
fiscalins,  cultivant  les  terres  du  fisc,  ou  fabriquant  des 
habillements  pour  le  compte  de  l'Etat,  avaient  une  condi- 
tion plus  heureuse  que  les  privés,  et  qu'ils  possédaient 
un  commencement  de  vie  civile,  nulle  chez  ces  derniers. 


1.  Tertulliani  Apologelica,  cap.  4. 

2.  D'après  Juvénal,  Sid.  Apollinaire,  Grcg.  de  Tours  et  Ph.  Labbe. 

3.  D'après  /.  Spon,  Mélanges  d'Antiguités,  et  Laurentiiis  Pignor'ms,  D" 
servis...  commentarius,  Amsterdam,  in-12. 

4.  Digest.  lib.  xxix,  tit.  5,  De  Senatmc.  Sillan. 


LE  GALLO-ROMAIN  345 

Affranchi,  Tancien  esclave  avait  toujours  des  devoirs 
très-étroits  envers  le  patron,  qu'il  devait  nourrir  dans 
l'indigence;  et  quand  il  se  montrait  ingrat,  on  le  ramenait 
à  la  servitude,  lui  ou  ses  enfants.  Le  législateur  exigeait 
un  tel  respect  de  l'affranchi,  qu'il  condamnait  à  la  peine 
perpétuelle  des  mines  ou  des  travaux  publics  celui  qui 
osait  demander  en  mariage  sa  patronne,  et  l'épouse  ou  la 
lîUe  de  son  patron  *. 

Il  n'y  avait  de  famille  bien  établie  civilement  que  celle 
des  hommes  libres. 

Le  mariage  en  était  la  base  principale  ;  l'adoption  ou 
affiliation,  qui  a  existé  longtemps  dans  plusieurs  de  nos 
provinces,  notamment  en  Angoumois,  imitait  le  mariage 
et  constituait  aussi  la  familles.  Sous  l'empire  des  lois 
romaines,  le  mariage,  favorisé,  sembla  de  plus  en  plus 
digne  d'honneur;  le  concubinat,  autorisé  seulement,  ne 
produisait  aucun  effet  civil  :  les  enfants  qui  en  naissaient, 
suivaient  la  condition  de  leur  mère,  et  n'étaient  ni  dans 
la  famille,  ni  sous  la  puissance  paternelle. 

Longtemps  le  christianisme ,  loin  d'encourager  le  ma- 
riage, accorda  des  privilèges  aux  célibataires  religieux  % 
et,  peu  à  peu,  déclara  le  célibat  obligatoire  pour  l'état 
ecclésiastique.  Le  gouvernement  romain,  au  contraire,  se 
montrant  très-favorable  aux  justes  noces,  et  même  aux 
seconds  mariages,  pour  activer  l'accroissement  delà  popu- 
lation, concéda  des  privilèges  aux  personnes  mariées,  et 
frappa  le  célibat  de  certaines  interdictions  *.  Il  distingua 
entre  les  gens  mariés  qui  avaient  des  enfants,  et  ceux  qui 
n'en  avaient  pas.  Les  preijiiers  obtinrent  des  récompenses 
diverses,  et  les  seconds  ne  purent  recevoir  que  la  moitié 
de  ce  qu'on  leur  laissait  par  testament.  Dans  la  Gaule,  les 
prohibitions  de  mariage  furent  plus  nombreuses,  sous 

1.  Paul.  Sent.  Lib.  ii,  tiU  19,  |  9  et  tit.  32,  et  Interpr.;  F.  Laferrière, 
Hist.  du  droit  franc.,  t.  II,  liv.  m,  chap.  6. 

2.  Gaii  Epilome,  tit.  4,  Quod  de  adoptivis,  etc. 

3.  Cod.  Theodos.  Lib.  viii,  tit.  16,  L.  1. 

4.  Ortolan,  Législation  romaine,  3«  Époque. 


34G  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

l'influence  des  évêques  chrétiens,  que  d'après  l'ancien 
droit  romain.  Combien  d'empêchements  pour  cause  de 
parenté,  surtout  après  le  concile  d'Agde,  de  ^JOG,  tenu 
contre  les  unions  incestueuses  *  !  L'Étrlise  d'Occident  blà- 
ma  l'union  conjugale  avec  les  hérétiques,  lorsque  ceux-ci 
n'avaient  pas  «  promis  »  de  se  faire  catholiques  ;  toutefois, 
ils  ne  permettaient  pas  de  la  dissoudi'e  ^,  D'autre  part, 
une  loi  de  Yalentinien  (370)  prohiba  sous  peine  de  mort 
le  mariage  entre  les  provinciaux  et  les  Barbares  ^. 

Le  droit  impérial  et  le  christianisme,  qui  professait 
l'indissolubilité  du  mariage,  maintinrent  le  divorce  et  la 
répudiation  dans  de  justes  limites. 

D'abord,  malgré  les  restrictions,  on  divorça  fréquem- 
ment, non  pour  des  raisons  graves,  mais  pour  de  simples 
caprices  ;  puis,  à  partir  de  Constantin  et  d'IIonorius,  l'au- 
torité tint  la  main  à  l'exécution  de  la  loi.  Le  divorce,  de 
plus  en  plus  difficile  à  provoquer,  ne  s'obtint  que  par 
consentement  mutuel.  On  ne  put  le  prononcer  contre  le 
mari  que  dans  les  trois  cas  d'homicide ,  de  magie  et  de 
violation  des  tombeaux  ;  contre  la  femme,  que  si  elle  était 
adultère,  adonnée  aux  maléfices,  ou  proxénète  de  corrup- 
tion * .  Quand  la  cause  du  divorce  venait  du  mari,  celui-ci 
restituait  purement  et  simplement  la  dot,  et  gardait  la 
charge  des  enfants  '\  Mais  on  décida  bientôt  que  les  en- 
fants seraient  laissés  à  l'époux  innocent.  Le  mariage  après 
le  divorce  fut  autorisé,  quoique  la  loi  engageât  les  maris 
séparés  de  leurs  femmes  adultères  à  ne  point  se  remarier 
du  vivant  de  celles-ci. 

La  religion  chrétienne,  remarquons-le  bien,  ne  consa- 
crait pas  l'union  des  époux.  Pour  les  païens,  il  existait 
des  divinités  tutélaires  du  mariage  et  de  la  fécondité,  que 


1.  J.  Sirmundi  Concilia,  anno  506. 

2.  S.  Thomasii  Summa,  Supp.  3«,  p.  9,  59,  art.  I,  Conclusio,  p.  80. 

3.  Cod.  Theodos.  Lib.  m,  tit.  14.  L.  1. 

4.  Cod.  Theodos.  Lib.  m,  tit.  i6,  L.  i  et  2. 

5.  Ulpiani  Regular.  Lib.  vi,  tit.  13. 


LE  GALLO-ROMAIN  347 

l'on  invoquait  probablement  avant  ou  après  les  noces, 
sans  qu'aucune  prescription  civile  et  religieuse  obligeât  à 
le  faire.  Au  v''  siècle  seulement,  le  christianisme  se  mêla 
du  mariage  de  ses  adeptes. 

D'après  l'usage  le  plus  généralement  suivi  par  les 
païens,  au  jour  fixé  pour  les  noces,  les  parents  des 
deux  familles  se  rendaient  à  la  maison  de  la  future,  qui 
se  montrait,  et  que  l'on  conduisait  voilée  chez  son  époux. 
Là  elle  s'arrêtait  sur  le  seuil  de  la  porte,  où  l'époux  ve- 
nait l'enlever,  afin  qu'elle  ne  parût  pas  être  entrée  sans 
résistance  dans  la  maison  conjugale,  dit  Plutarque.  Au- 
sone  ne  parle  pas  de  cette,  coutume,  qui  sans  doute  ne 
s'observait  pas  rigoureusement.  Le  poëte  bordelais  nous 
apprend,  d'ailleurs,  que  l'épouse  allait  se  placer  sur  un 
siège  supporté  par  un  gradin  aux  marches  garnies  d'ivoi- 
re, et  que  bientôt  apparaissait  Tépoux  richement  habillé, 
précédé  de  valets  chargés  de  présents  de  noces.  L'époux 
s'avançait  vers  sa  future  et  l'embrassait. 

L'habitude  antique  de  placer  un  joug  sur  le  cou  des 
fiancés  [conjugium^  en  latin^  mariage)  s'est  perpétuée  çà  et 
là  dans  le  Castrais,  au  jour  des  noces.  A  Angles,  la  mère 
du  mari  remet  un  balai  et  une  cruche  à  sa  bru ,  lorsque  l'on 
conduit  celle-ci  au  domicile  conjugal.  Cela  rappelle  pro- 
saïquement l'invocation  que  les  Romains  faisaient  au  dieu 
Domicius^  pour  inviter  l'épouse  à  bien  soigner  le  ménage. 
Chez  les  habitants  des  Landes,  la  quenouille  de  la  mariée 
est  portée,  tant  que  dure  la  noce,  par  une  vieille  femme, 
—  \di  Pronuba  des  Latins,  —  qui  se  place  entre  les  deux 
époux.  Les  filles  de  riUe-et-Yilaine ,  souvent,  donnent  à 
la  mariée  une  quenouille  au  moment  où  elles  vont  la 
quitter  :  souvenir  de  la  mode  romaine^  alors  qu'on  accom- 
pagnait une  nouvelle  mariée  vers  le  lit  nuptial,  en  portant 
aussi  devant  elle  une  quenouille  et  de  la  laine,,  emblèmes 
de  la  vie  laborieuse. 

D'autres  symboles,  qui  figuraient  dans  les  fêtes  du  ma- 
riage, ont  laissé  des  traces  jusqu'à  nos  jours.  Tel  l'usage 
de  la  ceinture  attachée  par  un  nœud  d'Hercule  (Herculano 


348  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

nodo)^  et  que,  selon  un  historien,  l'époux  avait  seul  le 
droit  de  dénouer  à  la  taille  de  sa  femme.  Dans  le  Lot-et- 
Garonne,  les  compagnes  de  la  mariée ,  quelquefois,  lui 
ôtent  cette  ceinture  ;  souvent  encore  elles  feignent  des 
efforts  inutiles  pour  l'enlever,  et  appellent  à  leur  aide  le 
mari,  qui  y  parvient  sans  peine.  Par  le  symbole  des  noix, 
les  Romains  marquaient  l'enveloppe  qui  protège  l'enfant 
avant  sa  naissance  :  dans  le  canton  de  Kernevel  (Finis- 
tère), aujourd'hui,  on  donne  des  noix  à  la  jeune  épouse, 
pendant  toute  la  première  nuit  de  ses  noces.  Le  marié 
gallo-romain  jetait  des  noix  aux  enfants,  suivant  l'expres- 
sion de  Yirgile  ce  Sparge,  marite,  nuces,  »  et  cela  voulait 
dire  qu'il  renonçait  aux  jeux  de  l'enfance.  A  Gaillac 
(Tarn),  les  noix  sont  le  sujet  d'une  superstition:  les  en- 
fants les  jettent  comme  grêle  sur  le  dos  des  époux^  et  le 
premier  de  ceux-ci  qui  se  retourne  vers  les  agresseurs 
apportera,  dit-on,  le  plus  de  jalousie  dans  le  ménage  *. 

Une  foule  d'objets,  —  argenterie,  colliers,  perles,  cou- 
ronnes d'or  entrelacées  de  pierreries,  etc.,  —  quelquefois 
même  une  esclave,  ajoute  Ausone,  formaient  les  présents 
de  noces.  Le  repas,  qui  terminait  la  fête,  réunissait  de 
nombreux  invités  ^  plaisantant  à  qui  mieux  mieux ,  et 
chantant  des  refrains  à  peu  près  semblables  à  celui-ci  : 
«  0  épouse  digne  d'un  pareil  époux,  sois  heureuse  et 
mère  ;  et  toi,  époux,  éparpille  des  noix,  orne  les  autels, 
et  que  ton  épouse  te  rende  père  de  beaux  enfants  ;  vivez 
heureux  tous  deux  !  »  Enfin  on  dansait  au  son  de  la  flûte 
et  de  la  lyre,  et  l'on  se  promenait  dans  les  appartements 
pompeusement  éclairés  '^.  Les  gens  du  Lot-et-Garonne 
ont  conservé  un  antique  chant  nuptial ,  dont  chaque  cou- 
plet renferme  une  leçon  morale  pour  l'épouse. 

Une  fois  mariée,  la  femme  tombait  sous,  la  dépendance 
absolue  des  parents  alliés,  et  surtout  de  son  mari  ;  elle 
prenait  place  d'enfant  dans  la  nouvelle  famille,  devenait 


1.  A.  de  Nore,  Coutumes,  mythes,  etc.,  p.  90. 

2.  Aug.  Martin,  Hist.  morale  de  la  Gaule,  p.  Ii7. 


LE  GALLO-ROMAIN  349 

comme  sœur  de  ses  propres  enfants  %  et  restait  soumise 
néanmoins  aux  poursuites  de  son  père.  Le  mari  la  répu- 
diait, pour  des  motifs  déterminés  par  la  loi;  quelquefois,  il 
la  tuait.  Yoilà  le  premier  état  du  droit  romain  à  l'égard  de 
l'épouse  qui,  veuve,  devenait  pupille  de  ses  agnats  ou  des 
agnats  de  son  père  2.  Sous  Dioctétien,  la  haute  puissance 
paternelle  sur  la  femme  appartint  au  mari,  qui  perdit  le 
droit  de  vie  et  de  mort,  mais  conserva  la  propriété  abso- 
lue des  biens  de  l'épouse  et  de  tout  ce  qu'elle  acquérait 
pendant  le  mariage.  A  partir  de  Constantin,  la  mère  hé- 
rita de  ses  enfants. 

Ces  dispositions  passèrent  à  peu  près  entières  dans  le 
droit  gaulois,  et  les  vieilles  coutumes  des  Celtes,  jointes 
à  l'esprit  du  christianisme,  ne  tendirent  pas  à  diminuer 
la  dépendance  de  la  femme,  autant  que  dans  la  Grèce  et  à 
Rome. 

Loin  de  là,  les  biens  dotaux  et  extra-dotaux  de  l'épouse 
gallo-romaine  furent  régis  par  l'époux ,  d'une  manière 
assez  étendue  pour  prouver  la  sujétion  de  la  personne  de 
la  femme  au  mari  %  au  point  de  vue  civil. 

Au  moral,  la  position  des  femmes  se  releva,  en  confor- 
mité de  ce  beau  précepte  :  «  C'est  un  devoir  de  secourir 
les  femmes^  de  les  défendre ,  afin  qu'elles  ne  soient  pas 
calomniées  *.  »  Une  loi  punit  de  mort  l'officier  public  qui 
arrachait  de  sa  maison  la  mère  de  famille  pour  la  con- 
duire au  tribunal,  privilège  dont  les  femmes  du  peuple 
ne  jouirent  pas.  Pour  les  peines  portées  contre  l'adultère, 
la  législation  romaine  se  montra  moins  impitoyable  que 
celle  des  Gaulois.  (Y.  plus  haut^  p.  130  et  suiv.)  Le  mari, 
le  père  de  la  femme,  les  étrangers  eux-mêmes  la  pou- 
vaient poursuivre  comme  adultère,  d'après  la  loi  Julia,  qui 
fut  tour  à  tour  abrogée  et  remise  en  vigueur.  Sous  Sévère, 
on  compta,  en  moins  de  trois  mois,  plus  de  trois  mille 

1.  Denis  d'Halicarnasse,  liv.  11,  chap.  25  et  26. 

2.  Gaïus,  Gomm.  Lib.  11,  |  86,  90;  lib.  m,  |  182. 

3.  F.  Laferrière,  Hist.  du  droit  français,  liv.  m,  cbap.  6. 

4.  Digest.  lib.  l,  lit.  17,  L.  110,  De  Regulis  juris. 


350  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

accusations  de  ce  genre  *.  Aussi  Constantin  ne  laissa-t-il 
le  droit  de  poursuite  qu'au  père,  au  frère  et  à  l'oncle  de 
la  femme,  à  ceux  qui  agissaient  sous  l'influence  d'une 
véritable  douleur  ^;  mais  il  appliqua  aux  adultères  la 
peine  des  parricides,  afin  de  venger  les  violations  de  la 
chasteté,  et  il  fit  irrévocablement  condamner  à  mort  le 
ravisseur  d'une  fille  ou  d'une  veuve,  tandis  que  l'an- 
cienne loi  permettait,  une  réparation  par  le  mariage. 

11  ne  décerna,  cependant,  que  la  déportation,  avec  con- 
fiscation de  biens,  contre  le  tuteur  qui  attentait  à  la 
pudeur  de  sa  pupille,  «  quoique  cet  homme  méritât  de 
subir  la  même  peine  qu'un  ravisseur  ^  » 
■  Somme  toute,  les  femmes,  les  mères  eurent  une  exis- 
tence assez  digne^:  plus  d'un  jurisconsulte  recommTmdait 
«  la  piété  envers  la  mère,  suivant  les  sentiments  de  la 
nature.  )> 

Mais,  perdant  cette  influence  extérieure,  presque  poli- 
tique, qu'elles  avaient  exercée  sur  les  Gaulois,  elles  se 
restreignirent  à  la  vie  de  famille,  plus  effacée  et  plus  inti- 
me, fort  retirée,  pour  ne  pas  dire  monotone.  Sidoine 
Apollinaire  nous  représente  une  belle  matrone  d'Aqui- 
taine, dans  l'intérieur  de  sa  maison,  filant  l'or  et  la  soie 
sur  une  quenouille  assyrienne,  ou  faisant  des  lectures 
pieuses.  On  retrouve  là  la  manière  d'être  d'une  païenne, 
coexistant  avec  les  mœurs  du  christianisme.  Parmi  les 
femmes  exceptionnelles,  il  faut  se  rappeler  celle  de  Sabi- 
nus,  Éponine,  exemple  de  constance  et  de  fidélité  conju- 
gale ;  Victoria,  mère  des  camps ,  exemple  d'héroïsme  ; 
quelques  druidesses^  imitatrices  de  Yelléda,  résistant  aux 
persécutions  organisées  contre  le  druidisme  ;  certaines 
néophites,  martyres  pour  le  Christ,  ou  prêchant  la  reli- 
gion nouvelle  ;  enfin  plusieurs  femmes  adonnées  aux  let- 
tres et  aux  arts,  parmi  lesquelles  Eunomia,  fille  du  rhé- 


1.  Pandecies  de  Pothier,  lib.  xlviii,  tit.  5. 

2.  Cod.  Justin.,  lib.  ix,  tit.  9,  L.  30;  Cod.  Theod.,  lib.  ix,  tit.  7,  L.  2. 

3.  Pandedes  de  Pothier,  lib.  xlviii,  tit.  5;  Cod.  Jiistin.,  lib.ix,  tit.  40,  L.  i. 


LE  GALLO-ROMAIN  351 

teur  Nazaire,  de  Trêves,  jeune  chrétienne  du  lye  siècle, 
qui  égalait  son  père  dans  l'éloquence  * . 

Avec  le  temps,  la  capacité  civile  des  femmes  se  res- 
sentit même  de  leur  amélioration  morale.  Après  Dioclé- 
tien,  l'épouse  ne  fut  plus  en  tutelle  que  pendant  sa  mino- 
rité, et  les  mères  se  virent  accorder  quelques  privilèges  : 
l'ingénue  ayant  trois  enfants,  et  l'affranchie  en  ayant 
quatre,  purent  tester  et  disposer  librement  de  leurs  biens. 
Au  contraire,  leur  capacité  civique  et  politique  resta 
nulle,  et  elles  n'eurent  pas  le  droit  d'adopter^  ni  celui 
d'être  tutrices  et  de  s'obliger  pour  autrui  2. 

Moins  absolue  que  par  le  passé,  la  puissance  pater- 
nelle, toujours  forte  et  complète,  appartint  au  père  seul, 
dans  les  pays  où  les  mœurs  galliques  persistèrent,  c'est- 
à-dire  au  nord,  au  centre  et  à  l'ouest  de  la  Province  ;  elle 
fut  exercée  par  l'aïeul  partout  où  le  droit  romain  s'im- 
planta profondément,  c'est-à-dire  dans  la  Gaule  niéridio- 
nale.  Or,  les  pays  de  droit  écrit  ont  longtemps  maintenu 
la  puissance  du  père  sur  la  personne  et  les  biens  des  en- 
fants, mariés  ou  non,  qui  ne  lui  étaient  primitivement 
guère  moins  soumis  que  des  esclaves,  selon  Tétymolo- 
gie  du  mot  latin  familia^  famulia^  venant  de  famulus^ 
esclave.  Plus  tard,  les  parlements  de  Provence,  de  Tou- 
louse et  de  Bordeaux  repoussèrent  obstinément  l'émanci- 
pation par  le  mariage  ;  et  plusieurs  siècles  se  passèrent 
avant  que  le  parlement  de  Paris  pût  imposer  sa  jurispru- 
dence, sous  ce  rapport,  au  Forez  et  au  Lyonnais,  dépen- 
dant de  son  ressort.  Les  pays  de  droit  coutumier  ont  pra- 
tiqué l'émancipation  parle  seul  fait  de  l'union  conjugale  : 
le  Français  du  centre,  du  nord  et  de  l'ouest  de  la  France  a 
d'autant  mieux  conservé  ces  principes  de  la]  coutume  gal- 
lique,  qu'ils  se  trouvaient  d'accord  avec  les  préceptes  du 
christianisme,  et  avec  le  mundium  des  Germains  ou  la 


1.  D'après  Ausone  et  saint  Jérôme. 

2.  E.  Laboulaye,  Recherches  sur  la   condition   civile    et  politique    des 
femmes,  etc.,  in-8%  Paris.  1843. 


352  MÉMOIKES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

main-burnie  des  père  et  mèi^e,  laquelle  finissait  aussi  par 
le  mariage  *.  Sous  Adrien,  un  jurisconsulte  avait  pro- 
clamé cette  maxime  :  c(  La  puissance  paternelle  consiste 
dans  la  piété,  non  dans  Textrême  sévérité.  » 

Un  lils  devait  avoir  de  la  vénération  pour  son  père, 
sous  la  tutelle  de  qui  il  demeurait,  jusqu'au  milieu  des 
camps.  Mais  si  le  père  outre-passait  ses  droits,  son  fils, 
d'après  l'ordre  de  Trajan,  pouvait  être  forcément  éman- 
cipé. Antonin  le  Pieux  autorisa  la  mère  à  garder  ses  en- 
fants auprès  d'elle,  en  cas  de  dureté  irraisonnable  et  de 
mauvaises  mœurs  du  père.  Alexandre  Sévère  réduisit  le 
droit  sur  l'enfant  à  une  simple  correction,  et  confia  au 
magistrat  le  soin  de  peser  les  raisons  et  de  prononcer  la 
sentence^  quand  le  père  de  famille  voulait  infliger  une 
peine  plus  grave.  Dioclétien  et  Maximien  défendirent  au 
père  de  vendre,  donner,  livrer  à  titre  de  gage  leur  en- 
fant. 2.  Mais  cet  usage  ne  fut  pas  déraciné  :  Constantin 
permit  la  vente  d'un  enfant,  seulement  dans  le  cas  de 
grande  misère  chez  les  parents  à  sa  naissance  ^  ;  et  en 
même  temps  il  punit  à  l'égal  d'un  parricide  le  père  qui 
tuait  son  fils. 

Comme  une  loi  de  391  avait,  voulu  qu'on  rappelât 
à  son  état  d'ingénuité,  l'enfant  vendu  sans  restitution  de 
prix,  les  enfants  de  pauvres  furent  exposés  sur  le  grand 
chemin.  Alors  les  conciles  et  les  constitutions  impériales 
encouragèrent  les  chrétiens  à  les  recueillir,  pour  en  faire 
des  esclaves,  tandis  qu'une  novelle  de  Yalentinien  adres- 
sée au  patrice  Aétius  (451)  établit  que  les  enfants  vendus 
ne  recouvreraient  pas  l'ingénuité,  sans  que  les  acheteurs 
reçussent  les  deniers  payés,  plus  un  cinquième  du  prix  *. 
On  espérait  diminuer  ainsi  le  nombre  des  expositions  ;  les 
évêques  et  les  empereurs,  à  cet  effet,  vouaient  les  enfants 

i,  F.  Laferrière,  Hist.  du  droit  français,  liv.  m,  chap.  6;  Jlf.  P.  Bernard, 
Hist.  de  la  puissance  paternelle,  etc.,  p.  40. 

2.  Cod.  Justin.,  lib.  iv,  tit.  43,  L.  1. 

3.  Cod.  Theod.  lib.  v,  tit.  8,  L.  i  ;  Pauîi  Sentent,  lib.  v,  tit.  1.  §  4. 

4.  Cod.  Theodos.  Novellarum  lib.  ii,  tit.  il. 


LE  GALLO-ROMAIN  353 

recueillis  à  la  servitude,  pour  les  soustraire  à  la  mort,  et 
tout  créancier  qui,  sciemment,  avait  reçu  un  enfant  en 
gage,  subit  la  déportation  * .  Le  trésor  nourrit  et  vêtit  les 
tîls  et  filles  de  malheureux;  un  châtiment  rigoureux 
atteignit  les  mères  qui  exposaient  le  fruit  de  leur  infor- 
tune. 

A  l'égard  des  personnes,  le  législateur  comprit  de 
mieux  en  mieux  la  «  piété  paternelle.  » 

Sous  le  rapport  des  biens,  les  mêmes  principes  de  force 
et  de  modération  prévalurent.  L'exhérédation  fut  une 
dernière  forme  de  châtiment  ^  entre  les  mains  du  père, 
que  Constantin  établit  usufruitier  des  biens  maternels 
de  son  fils,  jusqu'à  l'émancipation,  et  tuteur  seulement 
en  cas  de  secondes  noces.  Trajan  retira  au  père  d'un  sol- 
dat tout  droit  au  pécule  castrense  de  celui-ci,  qui  en  put 
disposer  par  testament  d'une  manière  absolue  ^  ;  ce  privi- 
lège du  militaire  s'étendit,  sous  Adrien,  au  vétéran  et  à 
celui  qui  ne  figurait  plus  dans  la  milice  *  ;  Constantin 
assimila  au  pécule  castrense  celui  des  fils  de  famille  qui 
étaient  officiers  de  son  palais  ;  Honorius  attribua  le  pé- 
cule quasi-castrense  aux  fils  de  famille  attachés  à  l'admi- 
nistration des  provinces,  à  l'exercice  de  la  profession 
d'avocat  et  des  fonctions  d'assesseurs  ®. 

En  regard  de  la  piété  paternelle,  on  plaçait  la  «  piété 
filiale,  »  consistant  dans  un  respect  basé  sur  la  dépen- 
dance. ((  Les  enfants,  dit  Salvien,  ne  doivent  diminuer 
en  rien  leur  vénération  pour  leurs  parents,  lors  même 
qu'ils  ont  une  bonne  cause  à  soutenir  contre  eux.  »  La 
loi  romaine  et  le  christianisme  s'accordaient  sur  ce  point. 
Dioclétien  obligea  les  enfants  à  secourir  leur  père  im- 
puissant au  travail,  et  les  constitutions  condamnèrent  le 


1.  Pauli  Sentent.  Lib.  v,  tit,  1, 1 1. 

2.  Troplong,  Mémoire  sur  l'influence  du  christianisme  sur  le  droit  civil 
des  Romains,  Revue  de  Législation,  T.  xiv,  p.  165  et  341. 

3.  Dig.  Lib.  xxik,  tit.  1,L.  1  et  2;  Cad.  Theod.  Lib.  viii,tit.  18,  L.  1  ei  2. 

4.  Insiitutes  de  Justinien,  liv.  ii,  tit.  12, 

5.  F.  Laferrière,  Hist.  du  droit  français,  liv.  m,  chap.  6. 

I.  23 


3B4  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

parricide  à  être  jeté  à  la  mer  ou  au  fleuve  dans  un  sac  *. 

Ces  principes  généraux  du  droit  des  personnes,  tel 
qu'il  se  pratiquait  à  Rome,  s'étendirent  dans  la  Province, 
et,  sur  bien  des  points,  on  les  suivit  concurremment  avec 
les  usage   primitifs. 

Il  n'en  fut  pas  tout  à  fait  ainsi  du  droit  sur  les  choses, 
car  la  propriété,  chezles  Gallo-Romains,  différa  beaucoup 
de  celle  des  Gaulois,  soit  quant  à  son  établissement,  soit 
par  ses  caractères  divers  ou  ses  modifications. 

Rome  conserva  en  Gaule,  comme  dans  les  autres  Pro- 
vinces, son  droit  suprême  de  propriété.  Le  sol  gaulois, 
selon  la  loi  civile,  appartint  au  peuple  romain  ou  à  l'em- 
pereur. Les  particuliers  ne  pouvaient  avoir  sur  les  fonds 
de  terre  qu'une  sorte  de  possession,  d'usufruit  ;  ils 
étaient  soumis  à  une  redevance  qui  se  versait  dans  le 
trésor  public  ou  dans  le  trésor  impérial;  ils  étaient  sti- 
pendiaires  2.  Mais  cette  propriété  de  l'empereur  ou  du 
peuple  romain  n'avait  qu'une  valeur  purement  nominale, 
qui  contentait  l'orgueil  de  la  métropole. 

Pour  les  particuliers,  la  possession^  probablement 
irrévocable  et  perpétuelle,  se  transmettait  par  vente, 
échange,  donation,  succession  ^,  sans  réaliser  néanmoins 
ce  plein  domaine  connu  à  Rome  sous  le  nom  de  «  pro- 
priété quiritaire.  » 

Quand  tous  les  Gaulois  eurent  reçu  le  titre  de  citoyens 
romains,  ils  devinrent  pleinenient  propriétaires  des 
fonds  qu'ils  possédaient.  Ainsi  se  constitua  la  propriété 
générale,  au  profit  des  chefs  ou  notables  qui,  avant  la 
conquête,  avaient  seulement  des  possessions  collectives 
de  fait,  et  vivaient  sur  la  terre  en  état  d'association  avec 
leurs  guerriers  et  leurs  «  dévoués.  » 

Plus  de  fraternités,  alors  (Y.  plus  haut,  p. 108  et  suiv.); 


1.  Cod.  Justin,  lib.  ix,  tit.  17. 

2.  Gaii  Comment.,  Lib.  11,  1 7  et  21  ;  Théophile,  ad  |  40,  Instit.  De  renun 
divisione. 

3.  Cod.  Juslin.,  lib,  m,  tit,  32,  L.  15,  De  rei  vindicaiione. 


LE  GALLO-ROMAIN  355 

le  chef  eut  d'immenses  terres,et  des  clients,  et  des  esclaves, 
selon  la  mode  des  vainqueurs.  Subordonnés  au  chef,  pa- 
tron auquel  les  fonds  parurent  appartenir,  les  clients  se 
transformèrent  en  fermiers.  Nul  doute  que  dans  les  pre- 
miers temps  de  la  domination  romaine,  ces  inférieurs 
n'aient  gardé  une  certaine  force  due  à  leur  origine,  mais 
que  peu  à  peu  les  guerres  et  les  abus  de  toute  espèce 
n'aient  ruiné  leur  primitive  importance.  La  terre  fut  réu- 
nie au  fisc  ou  adjugée  à  de  nouveaux  maîtres  * ,  et  les  clients 
furent  confondus  avec  les  esclaves  de  la  glèbe,  sous  le 
nom  de  colons,  qui  devint  plus  tard  synonyme  de  celui 
d'esclaves,  quand  les  empereurs  eurent  établi  en  Gaule 
une  espèce  particulière  de  colons  barbares  ou  lètes. 

L'amélioration  matérielle  du  pays,  qui  ne  fut  bien  cul- 
tivé qu'après  sa  soumission,  coïncida  avec  l'abâtardisse- 
ment des  indigènes  et  l'introduction  des  peuples  barbares 
au  milieu  des  campagnes,  pour  contribuer  à  la  paix  du 
monde  romain  par  la  culture  et  le  service  militaire. 

En  parlant  des  Franks  et  des  Germains  qu'il  avait  sub- 
jugués, l'empereur  Probus  écrivait  au  sénat  :  «  Tous 
labourent  déjà  pour  vous,  ils  sèment  pour  vous  H  »  C'é- 
taient des  lètes,  dont  l'adoption  par  les  Romains  a  laissé 
des  traces  onomatiques  dans  la  Gaule,  car  ils  ont  donné 
leur  nom  au  Pagus  lœticus,  en  Artois  ;  à  la  rivière  de  Lys 
{Lœtia)  ;  à  la  petite  ville  de  Liessies,  près  d'Avesnes  ;  à  la 
Britannia  Letavia,  en  Armorike  ^  Ces  colons  barbares 
conservaient  leurs  lois  personnelles  sur  le  sol  gallo- 
romain  ;  aussi  le  gouvernement  s'arrangeait  de  façon  à 
réunir  la  plupart  du  temps  dans  une  même  colonie  les 
individus  d'une  même  nation,  —  les  lètes  francks  à 
Rennes  ;  les  suèves  au  Mans  et  ù  Clermont  ;  les  bataves  à 
Arras,  Bayeux  etNoyon;  les  teutons  à  Chartres. 


1.  H.  Martin,  Hist.  de  France,  1. 1«%  p.  245  et  246. 

2.  Vopiscus,  In  Probo,  Histoire  Auguste. 

3.  Rec.  des  Hist.  de  France,  t.  III,  p.  449  ;  E.  de  Labédolliére,  Vie  privée 
des  Français,  t.  I<"",  p.  19. 


356  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Parfois  l'établissement  prenait  le  nom  du  teiTitoire  où 
il  était  fondé,  sans  spécifier  l'origine,  ou  sans  désigner 
les  peuples,  mais  avec  le  titre  général  de  r/entiles;  parfois 
enfin  il  était  mixte,  composé  de  groupes  possédés  par 
deux  nations  différentes  * .  Obtenir  de  l'empereur  une 
concession  pour  lui  et  sa  famille,  émigrer  ensuite  dans 
un  des  villages  dont  l'ensemble  formait  une  préfecture 
administrée  par  un  magistrat  moitié  civil,  moitié -mili- 
taire, i*ecevoir  du  bétail  et  des  instruments  de  culture, 
telle  était  la  condition  du  barbare  admis  en  Gaule  comme 
lète  :  on  alimentait  ce  bétail  par  les  troupeaux  enlevés  en 
temps  de  guerre  sur  l'ennemi  ^. 

Une  fois  installé,  le  lète  trouvait  dans  chaque  préfec- 
ture un  champ  de  manœuvre  pour  les  exercices  militaires, 
et  des  écoles  où  il  apprenait  la  langue  latine  ^  ;  soumis'  au 
recrutement,  il  portait  les  armes  sous  des  officiers  impé- 
riaux. 

A  côté  des  colonies  de  Barbares,  d'autres  posses- 
sions furent  établies,  encore  dans  le  but  de  veiller  à  la 
défense  de  l'Empire.  Elles  remontent  au  règne  d'Alexan- 
dre Sévère.  11  y  avait  entre  ces  «  bénéfices  militaires  » 
et  les  terres  létiques  une  seule  différence,  c'est  qu'on 
constituait  les  premiers  en  faveur  de  chefs  et  de  soldats 
romains ,  quand  les  secondes  appartenaient  à  des  étran- 
gers. Tout  officier  ou  soldat  vétéran  reçut,  avec  son 
congé,  une  portion  de  terre  voisine  des  frontières. 
Esclaves,  bestiaux,  instruments  aratoires,  étaient  donnés 
à  ces  ((  riverains,  »  dont  le  titre  et  les  charges  passaient  à 
leur  famille  *,  dont  les  fils  ne  conservaient  les  bénéfices, 
on  le  sait,  qu'à  la  condition  de  suivre  la  profession  des 
armes.  Pour  les  riverains  comme  pour  les  lètes,  la  trans- 
mission de  la  terre  se  faisait  par  l'hérédité  des  mâles  en 

1.  Am.  Thierry,  Tableau  de  l'Empire  romain,  liv.  vi,  chap.  2,  in-12,  Paris, 

m, 

2.  Vopiscus,  In  ProLo,  Histoire  Auguste. 

3.  Am.   Thierry,  Tableau  de  l'Empire  romain,  liv.  vi,  chap.  2. 

4.  Cod.  Theodos.  Lib.  vu,  viii  et  xiv,  passim. 


LE  GALLO-ROMAIN  357 

excluant  les  femmes,  afin  d'assurer  le  service  militaire. 

Au  nord_,  bien  des  points  de  la  surface  de  la  Gaule  for- 
maient des  héritages  militaires  et  des  terres  létiques, 
tandis  que,  dans  le  midi,  le  principe  de  droit  absolu  de 
propriété  privée  était  plus  développé  selon  la  loi  romaine. 
Au  midi,  le  franc-alleu  existait  en  germe  ;  au  nord,  les 
besoins  et  les  luttes  de  l'Empire  avaient  limité  la  pro- 
priété libre,  et  constitué  des  propriétés  exceptionnelles, 
dans  lesquelles,  surtout  dans  celles  des  riverains,  on  a  pu 
reconnaître  le  type  primitif  des  fiefs. 

La  féodalité  se  manifestait  déjà  en  partie. 

De  toute  antiquité,  «  la  recommandation  »  avait  existé 
chez  les  Gaulois  *  :  les  conquérants,  loin  de  l'abolir,  s'en 
servirentpour  stimuler  les  Barbares  et  les  intéresser  à  la 
défense  de  l'Empire.  Les  lètes,  ne  se  retrouvant  que  chez 
les  Gallo-Romains,  relevaient  du  gouvernement  dont  ils 
tenaient  leur  concession,  comme  les  serfs  de  l'an- 
cienne société  germanique  relevaient  des  particuliers  ; 
de  plus,  ils  étaient  à  la  fois  soldats  et  tenanciers  ^. 

Assez  fréquemment,  ceux  qui  avaient  promis  de  cul- 
tiver les  teiTes  à  eux  concédées,  perdaient  l'amour  du 
travail,  quittaient  leurs  champs  pour  reprendre  la  vie 
vagabonde;  certains  barbares,  au  contraire,  après  avoir 
erré  dans  la  Gaule,  prenaient  possession  de  quelque 
campagne  abandonnée,  de  quelque  ville  à  moitié  déserte, 
s'y  établissaient  par  droit  de  premier  occupant,  faisaient 
cultiver  les  terres  par  desesclaves,  et  se  trouvaient  ainsi 
transformés  en  habitants  du  pays,  sans  cesser  d'être 
Barbares,  avec  la  jouissance  de  leurs  mœurs  propres. 
Peu  nombreux,  indépendants  les  uns  des  autres,  mais 
reconnaissant  d'une  manière  vague  la  suprématie  impé- 
riale, ces  intrus^  qui  endossaient  quelquefois  le  vêtement 
du  soldat,  remplissaient  en  outre  des  fonctions  ou  rece- 


1.  A.  de  Courson,  Mémoire  sur  l'origine  des  institutions  féodales  chez  les 
Bretons  et  chez  les  Germains  ;  lu  en  1847. 

2.  Am.  Thierry,  Tabl,  de  l'Empire  romain^  liv.  vi,  chap:  2. 


358  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

vaient  des  titres^  dont  ils  s'enorgueillissaient  avee  rai- 
son, car  ils  avaient  la  possession  véritable  d'un  sol  dont 
les  empereurs,  n'étaient  que  nominalement  les  maîtres  * . 

Domaine  privé,  sans  cesse  augmenté  par  les  amendes 
et  les  confiscations;  domaine  impérial  et  municipal, 
comprenant  le  trésor  du  peuple  et  de  l'armée,  la  con- 
cession à  la  charge  de  redevance  annuelle,  à  terme  ou 
à  titre  de  location  perpétuelle  [ager  vectûjalis)^  le  fonds 
emphytéotique;  domaine  ecclésiastique,  né  avec  l'éta- 
blissement de  l'église  chrétienne,  formé  d'abord  d'of- 
frandes volontaires,  puis  des  concessions  et  libéralités 
des  empereurs,  des  affectations  de  temples  et  dépen- 
dances au  culte  catholique  2,  des  dons  entre-vifs  et  tes- 
tamentaires, et  des  successions  en  déshérence,  <ai' 
Constantin  accorda  à  tous  les  citoyens  le  droit  de  donner 
par  testament  aux  églises,  et  de  quelques  autres  sources; 
possession  et  prescription,  obligations  diverses,  —  tels 
furent  les  caractères  et  les  modifications  de  la  propriété. 
Les  formes  du  droit,  les  minutieux  détails  de  la 
procédure  civile  des  Romains  en  Gaule,  se  bornaient 
aux  règles  prétoriennes,  et  plus  encore  peut-être  aux 
fantaisies  des  gouverneurs.  La  procédure  civile,  ainsi 
que  le  droit  civil,  se  compliquait,  pour  les  habitants  des 
provinces,  de  formalités  et  de  rigueurs  non  imposées  aux 
Romains.  Plus  tard  seulement,  la  loi  Gombette,  le  Bré- 
viaire d'Alarik  et  les  autres  recueils  de  lois  barbares,  mi- 
rent Gaulois  et  Romains  sur  le  pied  de  l'égalité.  Tantôt 
par  l'influence  des  idées  chrétiennes,  tantôt  par  la  clé- 
mence des  empereurs,  les  formes  de  la  législation  crimi- 
nelle s'adoucirent. 

Les  Gallo-Romains  connurent  l'esclavage  avec  ses  va- 
riétés, et  l'affranchissement,  son  imparfait  correctif,  avec 
ses  restrictions  nombreuses.  Le  mariage,  la  paternité,  les 
secondes  noces,  le  divorce,  le  concubinat,  les  successions. 


1.  F.  Guizot,  Essais  sur  l'histoire  de  France,  Deuxième  Essai. 

2.  Cod,  Tlieodot.  Lib.  xvi,  tit.  x.  L.  20  (Honorius,  an  4io). 


LE  GALLO-ROMAIN  359 

la  vente  et  ses  conditions,  le  testament  et  ses  formalités, 
la  donation  et  ses  empêchements,  la  propriété  et  ses 
mille  modifications,  tous  ces  points  de  la  vie  civile  se  ré- 
glèrent suivant  la  loi  romaine,  que  çà  et  là  contrarièrent 
parfois,  mais  ordinairement  sans  la  primer,  les  vieilles 
coutumes  gauloises. 

Or,  si  l'application  des  principes  du  droit  romain  en 
Gaule  ne  peut  être  que  difficilement  déterminée,  à  plus 
forte  raison  les  formalités  de  la  procédure  civile  échap- 
pent-elles aux  recherches  de  l'historien. 

La  procédure  criminelle  est  mieux  connue.  Elle  res- 
sembla presque  entièrement  à  celle  de  la  métropole,  non 
à  la  procédure  inhumaine  et  impitoyable  des  premiers 
temps,  mais  à  celle  que  les  constitutions  impériales  avaient 
mitigée.  Ainsi  Constantin  proclama  l'égalité  des  accusés 
devant  la  justice,  principe  méconnu  jusqu'à  lui*.  La 
question,  cette  épreuve  cruelle  et  assurément  impuissante 
à  découvrir  la  vérité,  exista  d'abord  dans  toute  sa  force; 
et  on  l'appliquait  aisément;  mais  Dioclétien  en  restreignit 
l'emploi  au  cas  où  des  indices  graves  et  des  preuves  at- 
testeraient l'accusation.  Gratien,  un  siècle  après,  ne  vou- 
lut pas  que  les  esclaves  eux-mêmes  subissent  la  torture, 
avant  qu'une  accusation  régulière  n'enchaînât  l'accusa- 
teur ;  touché  du  malheur  qui  frappe  les  hommes  présu- 
més coupables,  il  défendit  de  prolonger  la  détention 
préalable,  car  «  il  importe,  ou  que  la  peine  soit  prompte, 
ou  que  la  prison  ne  flétrisse  pas  celui  qui  doit  recouvrer 
la  liberté  2.  » 

Constantin  et  GratieA  jetèrent  des  regards  de  commisé- 
ration sur  les  prisons;  ils  en  examinèrent  le  régime,  trop 
dur  aux  innocents  ;  ils  demandèrent  le  nombre  des  dé- 
tenus, la  nature  des  délits,  l'ordre  des  divisions,  l'âge  et 
la  qualité  des  prisonniers.  Longtemps  les  hommes  et  les 
femmes  avaient  habité  pêle-mêle  dans  les  geôles.  Cons- 


1.  Cod.  Theodos.  Lib.  ix,  til.  1,  L.  1. 

2.  Cod.  Justinian,.  Lib.  ix,  tit.  4t   L.  8;  tit.  2,  L.  13;  tit.  4. 


360  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

tantin  prescrivit  la  séparation  des  sexes  * .  Le.gouverneur 
delà  province  était  responsable  des  excès  commis  par  les 
chefs  des  prisons. 

Tout  coupable  condamné  pour  cause  criminelle  ou  ca- 
pitale, pouvait  en  appeler^  excepté  les  homicides,  adultè- 
res, magiciens,  empoisonneurs  et  ravisseurs  2.  Défense, 
par  Constantin,  de  prononcer  le  jugement  d'après  un 
seul  témoignage,  fût-ce  celui  d'un  sénateur  ^  Cet  empe- 
reur interdit  les  mauvais  traitements  envers  les  prévenus, 
—  menottes,  chaînes,  obscurs  cachots  ;  il  tempéra  par 
quelque  indulgence  l'ancienne  loi  Cornelia  qui  confis- 
quait tous  les  biens  d'un  criminel.  Sous  les  Triumvirs,  les 
fils  des  proscrits  touchaient  le  dixième,  les  filles  le  ving- 
tième de  l'héritage  paternel  :  Adrien  accorda  le  douzième, 
Antonin  la  totalité,  et  Marc-Aurèle  la  moitié  *. 

Outre  l'inspection  exercée  par  les  évêques  sur  les  pri- 
sons et  les  procédures,  les  juges,  par  ordre  d'Honorius  et 
de  Théodose,  visitèrent  chaque  dimanche  les  prisonniers, 
les  interrogèrent  pour  vérifier  si  les  gardiens  ne  leur 
avaient  pas  dénié  les  soins  que  la  stricte  humanité  com- 
mande, et  veillèrent  à  ce  qu'on  leur  distribuât  des  au- 
mônes %  Guidé  parmi  sentiment  chrétien,  Gratien  sus- 
pendit l'application  de  la  torture,  pendant  les  quarante 
jours  de  carême  ;  plus  éclairé  encore  dans  sa  religion, 
Valentinien  défendit,  en  ce  saint  temps,  l'exécution  des 
peines  corporelles  *,  et,  durant  plusieurs  années,  il  mit 
en  liberté  tous  les  accusés  détenus,  pour  fêter  par  une 
amnistie  le  grand  jour  de  Pâques  '^ . 

Enfin,  de  même  qu'à  l'époque  païenne  les  coupables 
avaient  efficacement  cherché  refuge  aux  pieds  des  statues 


i.  Cod.  Justinian.  lib.  jx,  lit.  4,  De  custodiâ  reorum. 

2.  Cod.  Theod.  Lib.  xi,  til.  30,  L.  2  et  20. 

3.  Cod.  Theod.  Lib.  xi,  tit.  39,  L.  3. 

4.  Cujacii  Observationes,  lib  vi,  cap.  23. 

5.  Cod.  Theodos.  Lib.  ix,  tit.  3,  De  custodiâ  reorum. 

6.  Cod.  Justinian.  Lib.  ix,  tit.  37,  De  Quœstionibiis. 

7.  Cod,  l'heodos.  Lib.  ix,  lit.  38,  De  Indulgentiis  criminum. 


LE  GALLO-ROMAIN  361 

ou  près  des  autels  de  la  divinité,  le  droit  d'asile,  d'abord 
restreint  par  Tibère  aux  temples  d'Esculape  et  de  Junon, 
passa  au  christianisme.  Le  concile  d'Orange,  en  441,  dé- 
fendit de  livrer  les  esclaves  réfugiés  dans  les  églises,  et 
ordonna  de  les  protéger.  Les  temples  chrétiens  servirent 
d'asiles  aux  débiteurs  ruinés,  aux  curiales  en  défaut,  à 
tous  les  opprimés,  faculté  tutélaire  qui  s'étendit  aux 
parvis,  aux  vestibules,  aux  portiques  de  l'église,  pour 
que  les  réfugiés  ne  mourussent  pas  de  faim  devant  les 
autels  * . 

Ces  indulgentes  constitutions  ne  profitèrent  pas  au- 
tant, sans  doute,  aux  Gallo-Romains  qu'aux  Romains; 
mais  il  en  résulta  quelque  bien-être  pour  la  Province ,  et^ 
plus  tard,  notre  vieille  France  se  ressentit  du  règne  de  la 
«  raison  écrite.  » 

1.  Cod.  Theod.  Lib.  ix,  tit.  45,  L.  4;  Concile  d' Arles j  en  452. 


362  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 


ClIAPITllE  IV 


I.  Vie  extérieure  du  Gallo-Romain  :  les  citadins;  aspect  d'une  ville;  temples, 
basiliques;  thermes,  arcs  de  triomphe,  aqueducs,  colonnes  de  toutes  es- 
pèces; voies  principales  et  secondaires;  colonnes  milUaires  et  autres  me- 
sures de  distance.  Amphithéâtres  :  combats^  d'arône,  naumachies,  courses 
de  chars  et  de  chevaux,  théâtres.  Convois  funèbres;  sépultures.  Vêlements 
des  Gallo-Romains;  moyens  de  transport  pour  les  hommes  et  les  choses. 

II.  La  vie  intérieure.  Le  calendrier;  les  étrennes;  visite  à  un  riche  et  des- 
cription de  son  repas,  de  sa  maison,  de  ses  jeux;  le  carnaval  ;  visite  à  un 
colon  ou  à  un  ouvrier;  nourriture,  ameublement,  costumes.  Voyage  à  tra- 
vers champs  :  une  route;  villas,  relais,  hôtelleries,  châteaux  forts. 

III.  Description  générale  de  la  Gaule  romaine  :  Lutèce  et  ses  environs;  la 
Seplimanie;  la  vallée  de  la  Moselle;  le  pays  d'Arles;  Aquitaine  et  Novem- 
populanie;  la  Limagne :  l'Armorike  de  l'Ouest;  territoires  de  Chartres  et 
d'Autun;  le  Jura;  les  Vosges.  Campagnes  ravagées. 

IV.  Invasions  des  Barbares  en  Gaule;  Alains,  leur  type  physique  et  moral; 
Vandales,  leur  fureur  de  détruire;  Huns,  leurs  formes  effroyables  et  leurs 
vices;  Attila.  Les  Goths,  divisés  en  Gépides,  en  Wisigoths  et  en  Ostrogoths; 
Ataulf,  Eurik;  code  des  Wisigoths;  civilisation  gothique.  Bourguignons 
(Burgundes)  ;  race,  caractère,  lois,  mœurs;  loi  de  Gondebaud  ou  loi 
Gombette;  partage  des  terres.  Barbares  divers  :  Quades,  Sarmales,  He- 
rnies, Saxons,  AUemans,  Suèves,  Lygiens,  Fléaux  des  irruptions. 


C'est  en  voyageant  par  la  pensée  dans  une  ville  et  dans 
une  campagne  gallo-romaine,  successivement,  que  l'on 
peut  observer  quelques  détails  de  la  vie  extérieure. 

Contemplons  donc,  en  parcourant  une  des  cent  quinze 
cités  de  la  Gaule,  car  leur  nombre  s'est  élevé  de 
soixante  environ  à  cent  quinze,  contemplons  la  foule  des 
citadins,  journaliers,  marchands,  industriels,  avec  les- 
quels se  mêlent  des  paysans  et  des  cultivateurs. 


1 


LE  GALLO-ROMAIN  363 

Une  ville,  à  la  fin  du  iv*'  siècle,  présente  une  agglomé- 
ration de  maisons  séparées  les  unes  des  autres  par  des 
ruelles.  Des  murailles  de  granit  l'entourent.  Çà  et  là  des 
tourelles  rondes  ou  carrées,  crénelées,  solidement  bâties 
en  pierres  de  petit  appareil,  avec  des  cordons  de  briques, 
flanquent  cette  enceinte  percée,  de  distance  en  distance, 
de  portes  monumentales,  telles  que  la  Porte  dorée ^  à  Fré- 
jus,  la  Porte  de  France^  à  Nîmes,  et  près  desquelles  se 
tiennent  les  commis  chargés  de  percevoir  les  droits  d'en- 
trée et  de  sortie  *.  Les  murs  de  Langres  sont  même 
décorés,  dans  leur  circonférence,  de  statues  et  de  tro- 
phées 2. 

Après  avoir  franchi  les  barrières,,  on  aperçoit  simulta- 
nément des  rues  étroites,  sales,  mal  pavées,  et  des  monu- 
ments de  toute-espèce,  —  amphithéâtres,  cirques,  arènes, 
arcs  de  triomphe,  colonnes  commémoratives,  thermes, 
aqueducs,  greniers  publics,  basiliques,  ponts,  statues, 
maisons  splendides.  Ici  une  place  immense,  peut-être  la 
seule  qui  soit  dans  la  ville,  sert  quatre  fois  par  mois  pour 
les  marchés,  une  fois  par  an  pour  les  foires  :  elle  s'enor- 
gueillit de  son  Capitole,  palais  de  justice  et  maison  de 
ville  tout  ensemble,  ancien  forum,  où  se  tiennent  encore 
les  assemblées  publiques,  judiciaires  et  commerciales. 
Là,  un  temple  païen  ou  une  basilique  "transformée  en 
église  chrétienne,  dont  la  foule  pieuse  assiège  les  portes, 
offre  à  nos  regards  des  dyptiques  et  des  murs  couverts 
de  fresques. 

Ces  vieilles  constructions  ont  de  la  majesté.  A  Cler- 
mont-Ferrand,  le  temple  Wasso  semble  une  merveille, 
une  œuvre  cyclopéenne,  remarquable  par  son  travail  et 
sa  solidité  ;  il  est  pavé  de  marbre,  couvert  en  plomb,  avec 
doubles  murailles  aux  parois  incrustées  de  mosaïques  et 
de  marbres  multicolores,  et  ayant  environ  treize  mètres 
d'épaisseur.  Le   Germain  Ghrocus,  voulant   abattre  ce 

1.  Coà.  Thcodos.  Lib.  ix,  lit.  22,  L.  1. 

2.  L.  Batissier,  Éléments  d'archéologie  nationale,  p.  237. 


364  MÉMOIRES  DU   PEUPLE  FRANÇAIS 

nionument,  sous  le  règne  d'Aurélien,  employa  le  fer,  le 
feu  et  la  sape  * .  Le  sol  des  temples  s'élève  au-dessus  des 
terrains  qui  les  environnent  ;  des  escaliers  de  cinq,  'sept  ou 
neuf  marches,  régnant  tout  autour,  leur  servent  de  base 
et  conduisent  aux  portiques,  remplis  d'hérétiques,  de 
lépreux  et  de  mendiants.  On  voit  bien  leur  structure  et 
leur  forme,  par  un  jour  mystérieux,  du  aux  vitraux 
coloriés  ^.  Une  foule  de  statues  de  bronze  et  de  marbre 
les  décollent;  il  existe  sous  le  portique  un  baptistère,  et 
une  fontaine  où  les  fidèles  se  lavent  les  mains  et  le 
visage  ^  De  tout  cela  résulte  une  masse  grave  sans  pesan- 
teur, haute  sans  proportions  gigantesques,  riche  par  ses 
soutiens  les  plus  nécessaires,  qui  se  changent  en  orne- 
ments *  :1e  temple  de  Livie,  à  Vienne,  et  surtout  la  mai- 
son carrée  de  Nîmes,  peuvent  passer  pour  des  modèles 
du  genre. 

Les  basiliques,  originairement  affectées  aux  réunions 
de  marchands  et  de  négociants,  mais  où  se  tiennent  à 
présent  des  cours  de  justice,  ressemblent  beaucoup  à  un 
hôtel  de  ville  et  aune  bourse  moderne.  Moins  belles  que 
les  temples,  sous  le  rapport  de  l'architecture,  elles  ont 
plus  d'espace,  et  leur  sont  généralement  préférées  pour 
les  assemblées  chrétiennes. 

Quelques  églises,  de  construction  récente,  expressé- 
ment destinées  au  culte,  forment,  les  unes  un  parallé- 
logramme terminé  par  une  abside  semi-circulaire,  les 
autres  une  croix  avec  deux  ailes,  un  chœur,  un  triple 
portail  tourné  à  l'orient,  et  une  sacristie.  Aux  jours  de 
fête  religieuse,  la  lumière  des  cierges  illumine  le  chœur, 
que  remplissent  les  fumées  de  l'encens.  Des  toiles 
blanches,  des  voiles  peints  décorent  la  nef  et  le  parvis  *. 
On  entend  la  voix  des  enfants,  des  vierges,  des  religieuses, 


1.  Gregor.  Turon.' Hist.  eccles.  Francorum,  lib.  i,  cap.  30,  3i  et  32. 

2.  Sidon.  Ai)ollinaris  lib.  ii,  Epist.  dO. 

3.  P.  Meropii  PauUni  Natalia,  cap.  9. 

4.  L.  May,  Temples  anciens  et  modernes,  in  8",  PariSy  1774. 

5.  Greg.  Turon.  Hist.  eccles.  Lib.  ii,  cap.  21. 


LE  GALLO-  ROMAIN  365 

des  veuves,  des  moines  et  des  hommes  voués  à  la  conti- 
nence *,  qui  communient  sous  les  deux  espèces,  en  sui- 
vant le  rit  des  agapes,  et  apportent  à  l'autel  des  eulogies, 
offrandes  de  pain  et  de  vin,  bénites  par  le  prêtre,  puis 
divisées  entre  toute  l'assistance.  D'ordinaire,  le  commu- 
niant hume  le  vin  du  calice  avec  un  chalumeau  d'argent; 
usage  qui  s'est  conservé  très-longtemps  chez  les  béné- 
dictins, dans  les  abbayes  de  Saint-Denis  et  de  Cluny^. 

Admirons,  là-bas,  un  somptueux  édifice  appelé 
Thermes,  ayant  les  apparences  et  les  formes  d'un  palais. 
Il  renferme  des  bains  froids,  non  plus  seulement  des  bains 
chauds,  malgré  l'étymologie  de  son  nom. 

Une  multitude  de  désœuvrés  se  rendent  à  ces  bains, 
organisés  avec  un  luxe  oriental.  Suivons. 

Dans  la  plupart  des  salles,  on  remarque  des  peintures 
licencieuses.  Les  bains,  doubles  le  plus  souvent,  notam- 
ment lorsqu'ils  sont  publics,  possèdent  le  côté  des  hommes 
et  le  côté  des  femmes.  Un  foyer  commun  entretient  leur 
chaleur.  Les  plus  complets,  formés  de  trois  enceintes 
comprises  l'une  dans  l'autre,  offrent  dans  la  première 
des  portiques  pour  se  promener,  des  salles  destinées  aux 
athlètes,  et  des  exèares  %  c'est-à-dire  des  chambres  d'as- 
semblée, de  conversation,  munies  de  bancs,  où  les  philo- 
sophes et  les  savants  viennent  discuter.  Dans  la  seconde 
enceinte,  on  trouve  de  jolies  promenades,  plantées  de 
sycomores  et  de  platanes,  et  des  xystes,  galeries  pour  les 
exercices  gymnastiques  des  jeunesgens  ;  dans  la  troisième, 
on  voit  les  bains  proprement  dits. 

L'ensemble  de  la  décoration  des  thermes  se  compose 
de  tableaux,  bas-reliefs,  statues,  bustes  remarquables. 
Ne  nous  étonnons  donc  pas  qu'on  aitdécouvert  l'admirable 
groupe  de  Laocoon  dans  les  hdins  de  Titus,  et  dans  les 


1.  s.  Victricius,  De  laude  sanctorum,  cap.  3.  EdiL  Lebeuf. 

2.  A,  L.  Millin,  Antiquités  de  Paris,  T.  1*%  chap.  5;  Beatus  Bhenanus, 
notes  sur  Tertullien. 

3.  ViifmiuSy  Lib.  v,  cap.  9  et  11;  Cic.  De  nat.  deorum,  lib.  i,  cap.  G. 


366  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

thermes  de  Caracalla  l'Hercule  Farnèse,  le  Torse  antique, 
le  Taureau  Farnèse,  la  Flore  et  les  Deux  Gladiateurs. 

Hommes  et  femmes  ne  se  baignent  plus  pêle-mêle, 
comme  sous  les  premiers  Césars,  car  Adrien  a  ordonné 
la  séparation  des  sexes.  Mais  tout  le  monde  est  entière- 
ment nu  *,  sans  obéir  aux  mesures  de  police  que  la  loi 
Censoria,  Marc-Aurèle  et  Alexandre,  successivement,  se 
sont  efforcés  d'introduire  dans  les  bains,  où,  deux  fois  en 
hiver,  cinq  ou  six  fois  en  été,  passé  midi,  et  avant  le 
repas  du  soir,  les  amateurs  se  transportent  2,  les  uns  par 
besoin,  les  autres  pour  suivre  la  mode,  contenter  leur 
curiosité,  rencontrer  des  connaissances  ou  des  amis,  et 
souper  avec  des  parasites  au  ventre  ajffamé,  comme  dit 
Martial. 

Ils  prennent  une  robe  spéciale  et  un  petit  vase  plein 
de  parfums;  s'ils  ne  sont  pas  accompagnés  d'esclaves  qui 
puissent  leur  rendre  tous  les  soins  de  toilette,  ils  déposent 
en  entrant  leurs  vêtements  dans  une  salle  ou  des  cap- 
saires  ^  remplissent  le  rôle  de  gardiens.  De  là  les  bai- 
gneurs vont  vers  l'unctoire  *,  éléothèse^  où  les  oigneurs 
les  couvrent  de  parfums.  L'onction  étant  administrée,  ils 
se  livrent  à  divers  exercices  dans  le  sphéristère^  salle  de 
paume.  Enfin  ils  se  baignent.  Des  esclaves,  aquarii^  notés 
pour  leurs  mœurs  licencieuses  %  versent  de  l'eau  chaude 
sur  leur  tête  et  leurs  épaules. 

Passons  sur  l'office  des  épileurs  et  des  masseurs,  sur 
les  divertissements  variés  des  baigneurs,  sur  les  repas 
qu'ils  font  au  sortir  de  l'eau, 'sur  les  séances  à  la  biblio- 
thèque ^ 

L'importance  des  thermes  se  prouve  par  les  ruines 
mêmes  de  ces  vastes  monuments  :  partout  où  il  y  a  des 


1.  D'après  Val.  Maxime,  Suét.,  Sénèque,  Martial,  Juv.  et  Plutarqne. 

2.  Vilruvius,  lib.  v,  cap.  10. 

3.  Digeste,  lib.  i,  tit.  15,  L.  3,  |  5. 

4.  Vitruvius„  lib.  v,  cap.  H. 

5.  Juv.  Sat.  VI,  vers  332;  Festus,  au  mol  Aquarioli. 

6.  A.  Seneca,  De  tranquillitate  animœ.  cap.  9. 


LE  GALLO-ROMAIN  367 

sources  minérales  chaudes,  on  a  fondé  des  bains,  à  Vichy 
par  exemple,  à  Néris,  au  Mont-Dore,  à  Aix  en  Pro- 
vence, etc.  Ces  établissements  jouissent  d'une  grande 
réputation  à  cause  de  leurs  propriétés  médicales.  Sous  la 
période  gauloise  ou  gallo-romaine,  la  fontaine  thermale 
à' Aquœ  Segestœ^  cliez  les  Ségusiens,  dans  la  ville  de  ce 
nom  (aujourd'hui  Fonsfort-Saint-Galmier),  possède  des 
eaux  qui  guérissent  de  la  gravelle.  Les  thermes  de  Yichy, 
aux  effet  sérieux,  après  avoir  été  très-fréquentés  pendant 
les  deux  premiers  siècles,  commencent  à  perdre  beaucoup 
de  leur  vogue,  dans  le  troisième*,  chez  les  Gallo-Romains 
qui  ont  connu  comme  nous  les  eaux  minérales  de  Beau- 
vais,  Coutances,  Cauterets,  Cherbourg,  Die,  Reims, 
Lisîeux,  Rouen,  Digne,  Uzès,  et  autres  situées  dans  les 
Pyrénées,  les  Vosges,  l'Auvergne,  etc.  ^;  les  sources  de 
Celles  ou  Selles  (commune  de  Rampon,  près  de  la  Voulte)  ^  ; 
enfin  les  eaux  de  Sylvanès  (Aveyron)  :  ces  dernières  n'ont- 
elles  pas  un  Sylvain  pour  génie  protecteur,  et  n'en  ont- 
elles  pas  reçu  leur  nom? 

K  quelque  distance  de  nous,  une  troupe  de  soldats  en- 
tourent un  arc  de  triomphe,  le  plus  beau  que  l'on  ait 
élevé  en  Gaule,  celui  d'Orange  (Vaucluse,)  qui  a  vingt- 
deux  mètres  sept  cent  trente  millimètres  de  hauteur^  sur 
vingt-et-un  mètres  quatre  cent  cinquante  millimètres  de 
longueur.  Il  présente  un  parallélogramme  percé  de  trois 
arcades,  au-dessus  desquelles  règne  un  entablement  sup- 
porté par  quatre  colonnes  corinthiennes  cannelées.  Un 
élégant  fronton  couronne  les  deux  du  milieu  ;  l'arc  est 
terminé  par  un  attique  de  bellea  proportions,  orné  de  bas- 
reliefs  représentant,  au  nord  et  au  midi,  un  combat  de 
fantassins  et  de  cavaliers.  De  tous  côtés  apparaissent  les 
bas-reliefs,  —  trophées,  épées,  casques,  cuirasses,  bou- 


1.  Mcm.  de  la  Société  des  Antiq.  de  France,  T.  XV,  p.  471. 

2.  Études  archéologiques  sur  les  eaux  thermales  et  minérales  de  la  Gaule 
à  l'époque  romaine,  par  l'abbé  Greppo,  1  vol.  in^»,  1846,  passim. 

3.  Pâtissier,  Manuel  des  eaux  minérales,  p  341. 


368  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

cliers,  rames,  proues  de  navire.  Quelle  richesse  d'archi- 
tecture et  de  sculpture  !  Quelle  délicatesse  d'ornements  ! 

Plusieurs  villes  gallo-romaines,  Carpentras,  Cavail- 
lon,  Reims,  possèdent  des  arcs  de  triomphe  remarqua- 
bles, qui  mériteraient  une  description  au  même  titre  que 
l'arc  d'Orange.  On  place  ordinairement  un  quadrige  sur 
la  plate-forme  de  l'attique,  et  des  statues  surmontent  les 
piédestaux  en  saillie  à  droite  et  à  gauche. 

Mais  quels  sont  ces  rangs  d'arcades,  avec  des  canaux  en 
pierre  et  en  maçonnerie,  qui  s'étendent  par  là,  h  l'ho- 
rizon, d'une  colline  à  l'autre?  Merveilleuses  construc- 
tions ,  vrais  miracles  au-dessus  de  toute  estimation!  *. 
Approchons. 

Beaucoup  plus  utiles  que  les  palais,  ces  monuments 
sont  des  aqueducs,  qui  conduisent  les  eaux  à  travers  un 
pays  inégal.  Ne  signalons  pas  le  mérite  caché  des  aque- 
ducs souterrains  qui  percent  les  montagnes,  que  l'on  a 
creusés  dans  les  entrailles  de  la  terre,  bâtis  avec  des 
pierres  de  taille  et  des  moellons,  et  que  couvrent  des 
voûtes  immenses,  ou  simplement  de  grandes  dalles. 
Les  aqueducs  «  apparents,  »  au  contraire,  contribuent  à 
l'embellissement  d'une  ville  et  de  ses  environs.  Ainsi, 
près  de  Nîmes,  le  pont  du  Gard,  qui  a  quarante-et-un 
mille  mètres  de  longueur,  conduit  dans  la  ville  les  eaux 
des  fontaines  d'Eure  et  d'Airan ,  et  franchit  une  vallée 
au  fond  de  laquelle  coule  la  rivière  du  Gardon.  Deux 
rangs  de  grands  arcs  et  un  de  petits,  tous  à  plein  cintre, 
le  composent.  Fondé  sur  le  roc,  construit  avec  d'énormes 
pierres  placées  à  sec,  il  supporte,  au-dessus  du  troisième 
rang  d'arcades^  un  canal  pour  le  passage  des  eaux,  et, 
dans  la  retraite  formée  au  premier  étage,  il  offre  une 
voie  pour  les  piétons.  L'eau  qui  sort  de  l'aqueduc  est 
reçue  dans  des  réservoirs,  avant  de  se  distribuer  dans  la 
ville. 
1    Lyon,  Fréjus,  Vienne,  Néris,  Saintes, fLujues,  Jouy- 

{.  Pllnius,  Hist.  nat.  Lib.  xxxi,  cap.  d. 


LE  GALLO-ROMAIN  369 

aux- Arches  (Moselle,)  ont  des  aqueducs  renommés,  d'une 
importance  telle  que  de  nombreux  édits  établissent  des 
règles  pour  leur  construction  et  leur  conservation,  pour 
l'administration  et  le  classement  des  eaux  qu'ils  condui- 
sent * . 

Parfois  nos  regards  s'arrêtent  sur  des  colonnes  monu- 
mentales, d'une  hauteur  moyenne,  et  que  l'on  ne  peut 
comparer  aux  aqueducs,  sous  le  rapport  du  travail  et  de 
l'utilité.  Mais  elles  nous  plaisent  par  leurs  élégantes  pro- 
portions, par  la  perfection  des  détails.  On  monte  au  som- 
met de  quelques-unes  par  un  escalier  en  spirale  ou  en 
limaçon,  placé  au  centre.  Les  colonnes  ce  honorifiques  » 
perpétuent  la  mémoire  d'un  grand  citoyen,  et,  surmontées 
de  la  statue  d'un  homme  célèbre,  elles  rappellent  sa 
glorieuse  existence.  D'autres  consacrent  le  souvenir  d'un 
grave  événement  :  elles  portent  des  statues  ou  des  ani- 
maux, des  dates  historiques  ou  des  articles  de  lois^ 
des  trophées  ou  des  inscriptions  de  dénombrement  de 
troupes. 

Les  grandes  voies  principales  de  la  Province,  d'oii  se 
détachent  une  foule  de  rameaux  secondaires  et  conver- 
geant, selon  toute  apparence,  à  la  colonne  milliaire  dorée 
qu'Auguste  dressa  au  haut  du  forum  romain,  sont  sur- 
tout destinées  au  service  public  et  au  transport  des  ar- 
mées. De  là  leur  nom  de  chaussées  ou  ce  levées  publiques 
militaires  »  [aggera^  sirata  en  latin  ;  estrades,  estrées,  en 
vieux  français.) 

11  s'y  trouve  des  relais  de  poste  toujours  prêts,  selon 
les  ordres  impériaux.  Les  établissements  ou  bureaux  de 
poste  ont  d'abord  été  desservis  par  déjeunes  soldats  fort 
ingambes,  portant  les  lettres  d'un  bureau  à  l'autre  ;  mais 
le  besoin  de  célérité  a  exigé  qu'on  se  servît  de  voitures, 
relayant  à  chaque  station,  pour  l'usage  des  princes  et  des 
gouverneurs  de  province,  ou  des  personnes  munies  d'une 


4.  Coà.  JusliHian.  lib.  xi,  lit  42,  De  Aquœductu. 


3T0  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

permission  spéciale  * .  Les  antiques  forêts,  impénétrables 
dans  certaines  parties,  ont  été  entamées  par  la  hache,  et 
sillonnées  par  ces  chaussées  dont  nous  admirons  encore 
quelques  imposants  vestiges,  soit  en  Flandre,  soit  en 
Bourgogne,  en  divers  lieux  du  nord  et  du  centre  de  la 
France  ^. 

Des  colonnes  milliaires  [milliaria,]  placées  à  distances 
fixes,  de  mille  en  mille  pas,  mesurent  ces  longs  chemins 
appelés  avec  raison  ce  les  rênes  de  l'Empire,  »  et  dont 
Rome  se  préoccupe  sans  cesse  ;  elles  marquent  la  distance 
de  l'endroit  où  elles  s'élèvent,  par  rapport  à  la  ville  voi- 
sine. Cylindriques,  hautes  d'environ  un  mètre  soixante- 
dix  centimètres,  sur  soixante  centimètres  de  largeur,  elles 
ont  une  corniche  arrondie  et  portent  une  inscription  où 
brille  le  nom  de  César,  du  consul  ou  de  l'empereur  qiii  a 
fait  construire  ou  réparer  la  voie. 

Observons  que  trois  unités  de  mesure  itinéraire  exis- 
tent en  Gaule.  Dans  le  pays  marseillais,  sur  les  rivages 
de  la  Méditerranée,  la  borne  milliaire  marque  les  stades 
grecs  (huit  stades  grecs  valent  un  mille  romain)  ;  dans  le 
reste  de  la  Province,  on  adopte  l'usage  du  mille  romain, 
qui  se  compose  de  mille  pas  ;  dans  la  Gaule  proprement 
dite,  à  partir  de  la  Lyonnaise^,  on  n'admet  que  la  lieue 
gauloise,  comprenant  quinze  cents  pas  romains  ^. 

Bientôt  le  son  des  instruments  de  cuivre  se  fait  enten- 
dre. 11  y  a  combat  d'animaux  et  de  gladiateurs. 

Courons  aux  arènes  de  Nîmes,  construites  sous  l'em- 
pereur Adrien.  L'amphithéâtre  a  la  forme  d'un  ovale  par- 
fait, dont  le  grand  axe  mesure  cent  trente-trois  mètres 
trente-huit  centimètres,  et  le  petit,  cent  un  mètres  qua- 
rante centimètres  de  longueur.  La  façade  extérieure  pré- 
sente un  rez-de-chaussée,  un  premier  étage,  et  unattique 
qui  sert  de  couronnement.  Deux  entrées,  à  l'extrémité  du 


d.  Sueton.  In  Tib.  Aug. 

2.  H.  Martin,  Hisl.  de  France,  t.  P%  p.  200,  d'après  Hérodole. 

3.  D'Anville,  Traité  des  mesures  itinéraires  anc.  et  mod.  in-S",  Paris,  i769. 


LE  GALLO-ROMAIN  371 

grand  axe,  conduisent  dans  l'arène;  deux  autres  entrées, 
à  l'extrémité  du  petit,  donnent  accès  dans  leavisorium,» 
ou  ensemble  de  gradins.  Le  rez-de-chaussée  et  le  premier 
étage  ont  chacun  soixante  arcades;  trente-cinq  gradins 
s'élèvent  les  uns  au-dessus  des  autres.  Le  public  entre  ou 
sort  par  des  escaliers  et  des  vomitoires  {vomitoria)  qui  y 
mènent  *  ;  ramphithéâtre  de  Nimes  peut  contenir  jusqu'à 
vingt-quatre  mille  deux  cents  spectateurs,  ce  qui  donne 
une  idée  de  sa  grandeur. 

Au  point  de  vue  de  l'art,  sa  beauté  ressort  des  pilastres 
décorant  le  rez-de-chaussée,  et  des  colonnes  engagées 
placées  au  premier  étage.  Sa  valeur,  sous  le  rapport  de 
la  solidité,  tient  à  d'énormes  pierres  de  taille,  assemblées 
sans  mortier  ni  ciment,  mais  reliées  entre  elles  par  des 
crampons  de  fer.  Un  programme  de  spectacle  [munerarius 
libellus)^  affiche  ou  bulletin  annonçant  les  noms  des  gla- 
diateurs 2,  nous  initie  à  la  représentation. 

D'après  l'usage,  chacun  de  nous  se  place  sur  les  gradins. 
Les  personnages  de  marque  ont  leur  stalle  réservée  dans 
la  galerie  supérieure  [podium)  qui  enveloppe  immédiate- 
ment l'arène  ainsi  nommée  parce  qu'on  y  répand  du 
sable  pour  empêcher  les  pieds  de  glisser  ^. 

La  représentation  commence.  Nous  assistons  à  un 
combat  d'animaux  entre  eux  [venatio]^  ou  à  un  combat 
d'hommes  [bcstiarii)  contre  des  animaux,  ou  enfin  à  un 
combat  de  gladiateurs  à  pied  et  à  cheval  [muniis)  :  en 
Espagne,  on  dit  encore  funcion  de  toros^  combat  de  tau- 
reaux, dans  le  même  sens  que  le  mot  latin  mmius.  Quel- 
que riche  citoyen  fait  célébrer  ces  jeux  sanglants  :  l'em- 
pereur Gratien,  un  jour,  ordonna  de  lancer  cent  lions 
dans  l'amphithéâtre,  et  les  tua  tous  avec  des  armes  de 
jet.  Tantôt  des  lions  et  des  panthères,  en  liberté,  s'entre- 
déchirent  ;  tantôt  de  monstrueux  éléphants  épouvantent 

1.  Macrobii  Saturnal.  Lib.  vi.  cap.  4. 

2.  TrebelUus  Pollio.  Claude,  cap.  5. 

3.  Suelone,  Néron,  cap.  11;  Juvenal,  Satir.  iv,  vers  100. 


372  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

les  Spectateurs  par  leurs  luttes  gigantesques;  tantôt  des 
bêtes  féroces  de  toute  espèce  remplissent  les  airs  de  leurs 
cris  et  de  leurs  rugissements.  Ou  bien  on  voit  s'avancer 
des  gladiateurs,  —  prisonniers  de  guerre,  esclaves  con- 
damnés, hommes  libres  désespérés  par  la  misère. 

Ces  gladiateurs  se  partagent  en  classes  différentes, 
avec  des  noms  caractéristiques,  indiquant  les  armes  et  les 
costumes  dont  ils  se  servent,  ou  leur  façon  particulière  de 
combattre  ^  Au  moment  de  se  livrer  bataille,  ils  passent 
devant  la  loge  de  l'empereur.  «  Morituri  te  salutant!  » 
Sois  salué  par  ceux  qui  vont  mourir!  s'écrient-ils,  en  lui 
présentant  leurs  armes.  Puis  ils  s'attaquent  avec  le  bâton, 
avec  des  armes  émpussées  ou  de  bois,  avec  des  armes 
meurtrières.  Aussitôt  qu'un  gladiateur  a  reçu  une  bles- 
sure, sa  vie  dépend  d'un  signe  du  peuple;  quand  il  est 
tué,  des  esclaves  entraînent  son  corps  avec  un  crochet  de 
fer,  par  la  porte  de  la  mort,  jusque  dans  un  charnier 
[spoliarhim)  2;  mais  préalablement,  un  fonctionnaire 
habillé  en  Mercure  l'a  touché  avec  un  fer  chaud,  pour 
bien  s'assurer  qu'il  a  expiré. 

Là  ne  se  bornent  pas  les  jeux.  Tout  à  coup  l'arène  se 
convertit  en  un  lac  artificiel,  et  l'amphithéâtre  devient 
une  naumachie  ^  ;  on  représente  des  scènes  nautiques, 
des  batailles  navales  :  ce  ne  sont  que  combats  entre  des 
galères  montées  par  des  gladiateurs.  Il  existe  à  Metz  et  à 
Saintes  des  restes  de  naumachies. 

Nouveau  changement  :  l'amphitéâtre  devient  un  cirque. 
Voici  commencer  les  courses  de  chars  et  de  chevaux,  — 
divertissements  qui  ont  lieu  dans  des  hippodromes, 
monuments  tout  spéciaux,  vastes  emplacements,  ayant 
la  forme  de  carrés  longs,  et  présentant,  à  une  de  leurs 
extrémités,  une  borne  qu'il  faut  atteindre. 

Quarante-deux  amphithéâtres  connus  couvrent  le  sol 

1.  A.*Rich,  Diction,  des  antiquités  rom.  et  grecq.  au  mot  Gladialores. 

2.  D'après  Sénèque,  Lampride  et  les  Inscript,  de  Gruter. 

3.  Suéluiie,  Jules  César,  Claude  et  Néron. 


LE  GALLO-ROMAIN  373 

de  la  Gaule,  à  Fréjus,  Arles,  Saintes,  Nîmes,  Néris, 
Orange,  Narbonne,  Reims,  etc.  A  Bordeaux,  le  Palais 
Gallien,  —  à  Bourges,  la  Fosse  des  arènes,  —  à  Cahors, 
les  Cadurques,  —  à  Chenevières^  la  Fosse  aux  Lions,  — 
à  Grand  (Vosges),  le  château  Julien,  excitent  l'admiration 
des  voyageurs.  Le  nombre  des  cirques  proprement  dits  est 
moins  considérable  :  Bavay  (Nord),  Levroux  (Indre),  Lyon, 
Orange,  Paris,  Vienne  et  Arles  en  possèdent.  Dans  la 
dernière  de  ces  cités,  comme  à  Lillebonne  (Seine-Infé- 
rieure), Orange,  Arles,  Vienne,  Néris,  Fréjus,  Saintes, 
Vaison  (Yaucluse),  Mandeure  (Doubs),  Drevant  (Cher)  et 
Locmariaker  (Morbihan) ,  nous  rencontrons  aussi  de  beaux 
théâtres,  où  les  plaisirs  que  l'on  prend,  plus  calmes  que 
ceux  du  cirque,  n'offrent  pas  moins  de  charmes. 

Deux  parties  fort  distinctes  composent  un  théâtre. 
L'une,  tracée  sur  un  plan  demi  circulaire,  contient  les 
bancs  des  spectateurs  étages  au-dessus  les  uns  des  autres: 
l'économie,  les  commodités  pour  l'exécution  ont  généra- 
lement fait  établir  cette  portion  de  cercle  dans  le  flanc 
d'une  colline  dont  la  pente  favorise  la  pose  des  gradins . 
L'autre,  rectangulaire,  comprend  la  façade,  l'avant-scène, 
les  salles  des  acteurs,  etc.,  en  un  mot  ce  qui  ne  renferme 
pas  la  masse  des  spectateurs.  Le  plus  ordinairement,  il 
n'y  a  pas  de  toit;  l'intérieur  de  l'édifice  est  à  ciel  ouvert  : 
ou  bien  on  étend  au-dessus  du  public  et  des  personnages 
de  la  scène  une  grande  voile  [velarium)  teinte  en  pourpre 
et  ornée  de  dessins,  d'une  part  attachée  à  des  mâts, 
d'autre  part,  fixée  aux  murailles  *.  L'extrémité  de  la 
seconde  partie  est  quelquefois  décorée  extérieurement  d'un 
portique  plus  ou  moins  étendu,  contenant  des  prome- 
nades découvertes,  et  des  galeries  où  se  réunissent  les 
désœuvrés  élégants  2. 

Certaines  places  privilégiées  (l'orchestre,  orchestra)  se 
rapprochent  fort  de  ce  qu'on  nomme  aujourd'hui  parterre. 


1.  Juvenal,  Satir.  iv,  vers  123. 

2.  A.  Rich,  Diction,  des  antiq.  rora.  et  grecq.  au  mot  Theatrum. 


374  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Ici,  un  sénateur  s'assied;  là,  un  chevalier;  plus  loin,  tel 
ou  tel  jeune  homme  appartenant  à  une  famille  illustre. 
Derrière  se  place  la  classe  moyenne  ;  dans  les  hauteurs  se 
réfugie  la  classe  infime. 

On  paie  entrée,  à  moins  que  Fempereurne  fasse  donner 
au  peuple  une  représentation  gratuite.  Chaque  place, 
numérotée,  est  indiquée  par  une  ligne  gravée  sur  la 
pierre  du  gradin.  Un  «  désignateur  »  nous  conduit  à  celle 
que  l'on  nous  a  réservée  *  :  son  office  ressemble  à  celui 
des  ouvreuses  de  loges  actuelles. 

Les  comédiens  fonctionnent  en  plein  jour;  ils  inter- 
prètent une  comédie  de  Plante  ou  de  Térence,  peut- 
être  aussi  l'œuvre  d'unpoëte  gallo-romain,  le  Delinis  par 
exemple,  écrit  par  ce  rhéteur  Paul  qui  assistait  aux  réu- 
nions littéraires  d'Ausone  (V.  plus  haut,  p.  333.) 

De  nombreuses  machines,  dont  les  dénominations 
empruntées  à  la  langue  grecque  indiquent  assez  l'origine, 
—  tours  à  foudroyer,  grues  pour  enlever  dans  l'air  les 
héros  et  les  chars,  machines  à  apparition,  trappes  multi- 
pliées, ainsi  que  des  décorations  habilement  faites, 
les  unes  tournant  sur  un  pivot,  les  autres  formant  ta- 
bleaux, et  se  combinant  parfois  de  manière  à  opérer  des 
changements  à  vue,  rendent  les  représentations  très- 
attrayantes.  La  voix  des  acteurs  retentit  dans  tout  le 
théâtre,  grâce  aux  masques  dont  ils  se  couvrent,  comi- 
ques, tragiques  et  satiriques,  suivant  les  genres  de  pièces 
et  les  personnages  [personœ]  ;  si  bien  que  les  spectateurs 
devinent  immédiatement  la  qualité  et  la  condition  de 
l'acteur  qui  paraît  sur  la  scène.  Les  premiers  masques 
étaient  d'écorce  d'arbre;  mais,  sous  l'Empire,  on  fabrique 
des  masques  en  cuir,  en  bois  et  en  cuivre.  De  plus,  tou- 
jours pour  renforcer  la  voix  des  acteurs,  des  vases  de 
bronze  ou  de  terre  (echea)-^,  placés  dans  des  niches,  pro- 
curent de  la  sonorité  au  théâtre. 


1.  Plauti  Pœnulus,  Prol.  19. 

2,  Vitruvius,  Lib,  v,  cap.  8. 


LK  GALLO-ROMAIN  375 

Spectateurs  que  nous  sommes,  pendant  les  ni^  et  iv^  siè- 
cles, nous  ne  voyons  plus  des  tragédies  lugubres  ou  des 
comédies  licencieuses  jouées  en  Gaule  par  les  acteurs  que 
Tibère  a  chassés  de  l'Italie,  mais  en  général  des  panto- 
mimes, tirées  d'histoires  d'amour,  de  fables  mytholo- 
giques et  de  la  légende  de  Bacchus.  On  néglige  les 
anciens  auteurs  ;  les  pièces  grecques  et  romaines  n'inté- 
ressent plus  guère  que  la  classe  tout  à  fait  lettrée.  Quel- 
ques bouffonneries  grossières,  obscènes,  scandaleuses 
même,  sont  à  la  fois  mimées  et  parlées  devant  nous,  à 
l'occasion  des  jeux  floraux,  qui  ont  commencé  avant  la 
fin  d'avril,  et  se  célèbrent  avec  des  représentations  aussi 
désordonnées  en  Gaule  qu'en  Italie.  Salvien  les  rejette 
avec  horreur,  car  on  ne  peut  y  assister  sans  rougir.  Quel 
que  soit  d'ailleurs  le  spectacle  qu'on  nous  offre,  les  ac- 
teurs, suivant  l'usage,  retirent  leurs  masques  et  s'inclinent 
en  entendant  les  sifflets  du  public,  sans  jamais  essuyer 
leur  front,  cracher  ni  s'asseoir.  A  la  fin,  ils  disent  aux 
spectateurs  :  Maintenant,  citoyens,  applaudissez  «  (nunc 
plaudite,  cives  ;)  »  et,  quand  les  applaudissements  ont 
éclaté,  tous  se  confondent  en  salutations. 

Notre  France  possède  encore  des  vestiges  qui  permet- 
tent de  reconstituer  par  la  pensée  les  lieux  de  luxe  et  de 
plaisirs  ;  mais  leur  découverte  ne  prouve  pas  que  là  où 
un  grand  bâtiment  était  destiné  soit  à  des  représentations 
dramatiques,  soit  à  des  jeux  publics,  ils  existât  une  popu- 
lation considérable.  Les  théâtres  et  les  cirques  eurent 
probablement  une  utilité  permanente,  servirent  de  salles 
de  mairie,  de  bourses,  peut-être  de  halles  et  de  marchés. 
Çà  et  là  nous  retrouvons  les  ruines  de  ces  monuments, 
sans  pouvoir  connaître  même  les  noms  des  villes  qui  les 
renfermaient,  parce  que,  sur  les  théâtres  et  dans  les 
cirques  de  ces  localités,  nulles  au  point  de  vue  historique, 
les  représentations  scéniques  étaient  fort  rares  *.  Cela 
explique  le  grand  nombre  de  ces  lieux  où  nos  ancêtres 

1.  p.  Mérimée,  Revue  archéologique,  vi«  année,  p.  551  et  552.  * 


376  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

se  réunissaient,  aussi  bien  pour  leurs  affaires  communes 
que  pour  leurs  plaisirs. 

Plus  d'une  fête  et  plus  d'un  divertissement  ont  laissé 
des  traces  profondes.  Le  1"  mai,  en  Provence,  les  habi- 
tants choisissent  de  jolies  petites  lîlles,  qu'ils  habillent 
de  blanc,  qu'ils  parent  d'une  couronne  et  de  guirlandes 
de  roses.  C'est  la  fête  de  la  a  Mayo,  »  qui  n'est  autre  que 
la  «  Majuma  »  romaine,  négligée  pendant  un  certain 
temps,  mais  rétablie  par  Honorius  et  Arcadius.  Elle  se 
célébrait  en  l'honneur  de  Vénus,  chère  aux  peuples  de  la 
Narbonnaise,  déesse  à  laquelle  on  avait  élevé  deux 
temples  aux  environs  d'Antibes  *.  Selon  d'autres  histo- 
riens, la  Mayo  représentait  la  déesse  Flore.  Les  Gallo- 
Romains  plaçaient  la  jeune  fille  sur  un  théâtre  orné  de 
guirlandes,  quand  nos  Provençaux  actuels  lui  dressent 
dans  la  rue  une  estrade  jonchée  de  fleurs,  ou  la  promè- 
nent par  la  ville.  Chaque  localité  a  de  nombreuses 
mayos,  dont  les  compagnes  réclament  une  offrande  de 
tous  les  passants. 

La  «  Charité,  Caritach,  »  àBéziers,  est,  pense-t-on,  un 
débris  de  la  fête  de  Bacchus  qui  avait  lieu  dans  la  même 
ville,  sous  la  domination  romaine  ;  et,  à  Limoux  (Aude), 
les  «  Meuniers,  »  cavalcade,  imitation  de  la  Caritach,  ont 
probablement  la  même  origine. 

Quant  à  la  fête  des  «  Olivettes  »  chez  les  Provençaux, 
ainsi  nommée  parce  qu'elle  coïncide  avec  la  récolte  des 
olives,  tout  porte  à  croire  qu'elle  date  de  César,  et  qu'elle 
est  une  allégorie  de  ses  différends  avec  Pompée.  Seize 
jeunes  gens,  vêtus  à  la  romaine,  guidés  par  un  roi,  un 
prince,  un  consul,  un  général,  un  colonel  ou  un  capitaine, 
défilent  au  milieu  d'une  musique  guerrière,  accompagnée 
de  chants,  et  de  danses  qui  se  terminent  par  une  imita- 
tion de  la  cavalerie,  en  chevauchant  les  épées  et  par  une 
passe  en  cercle.  On  a  encore  exécuté  cette  danse  à  Auba- 
gne  (Bouches-du-Rhône),  devant  le  comte  de  Provence 

•|.  H.  Bouche,  Ghorographie  et  Hist.  de  la  Provence,  liy.  ii,  ch.  1. 


LE  GALLO-ROMAIN  377 

(devenu  Louis  xviii),  en  1777,  et,  en  1814,  devant  le 
comte  d'x4rtois  (Charles  x),  son  frère. 

Dans  les  Basses-Pyrénées,  le  «  saut  basque  »  nous  re- 
porté d'aujourd'hui  à  la  danse  des  Saliens,  à  Rome  :  les 
hommes  se  mettent  en  rond  et  dansent  sur  place  ;  de 
temps  à  autre  ils  font  volte-face,  en  poussant  le  cri  qu'on 
nomme  en  basque  kikissaï  * . 

La  fête  de  saint-Caprais,  à  Toulouse,  suit  de  près  les 
vendanges  :  son  origine  paraît  remonter  aux  «  vinalia  » 
ou  aux  «brumalia,  »  fêtes  instituées  par  Romulus,  pour 
honorer  Bacchus.  De  nos  jours,  la  foule  des  Toulousains 
s'élance  alors  vers  une  prairie  voisine  de  la  ville,  et  y 
goûte  le  vin  nouveau.  Anciennement,  dans  cette  réunion 
figurait  un  Silène  escorté  par  des  buveurs  armés  de  bou- 
teilles ;  près  de  lui  on  portait  la  barbe  et  les  cornes  d'un 
bouc,  et  l'on  jetait  du  vin  dessus  2. 

Ainsi  se  sont  traditionnellement  continuées  des  réjouis- 
sances profanes,  à  côté  d^usages  chrétiens.  Nous  les  te- 
nons de  nos  ancêtres,  et  ces  souvenirs-là  suffisent  à  re- 
nouer la  chaîne  des  temps. 

Quelques  jeux,  principalement  les  «jeux  franciques,  » 
fondés  par  Constantin,  peu  après  son  élévation  à  l'em- 
pire, et  célébrés  le  13  des  calendes  d'août  en  commémo- 
ration de  sa  victoire  sur  les  Franks,  ont  disparu,  frappés 
de  réprobation  par  les  populations  chrétiennes. 

Dans  un  tout  autre  ordre  d'idées,  la  France  garde  à  sa 
surface  des  restes  non  moins  précieux,  qui  nous  font  re- 
voir les  noms,  et  parfois  les  ossements  d'illustres  Gallo- 
Romains. 

Tout  ce  qui  concerne  les  sépultures  se  rapporte  à  la 
vie  extérieure.  Plaçons-nous  donc  sur  le  passage  d'un 
convoi  funèbre,  pour  assister  aux  cérémonies  qui  l'ac- 
compagnent; caries  sépultures  ont  une  véritable  impor- 
tance  dans  la  Province,   à  dater   de  l'époque  où  les 


1.  Alf,  de  Nore,  Coutumes,  mythes,  etc.,  p.  17  etpassim. 

2.  A.  (le  Nore,  Coutumes,  mythes,  etc, 


378  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

coutumes  romaines  y  ont  pénétré.  Autant  les  convois  fu- 
nèbres sont  solennels,  autant  les  tombeaux  se  distinguent 
par  la  majesté  de  l'architecture. 

Un  citoyen  vient  d'expirer  :  son  plus  proche  parent  a 
recueilli  son  dernier  soupir  avec  sa  bouche,  et  il  lui  a 
fermé  les  yeux.  Ce  corps  inanimé,  placé  contre  terre,  a  d'a- 
bord été  lavé  et  parfumé  par  des  esclaves  ;  puis,  revêtu 
d'une  robe  de  choix,  il  a  été  posé  sur  un  lit,  dans  le  ves- 
tibule de  la  maison  mortuaire,  les  pieds  hors  de  la  cou- 
che. On  a  mis  dans  sa-  bouche  une  obole,  pour  payer  le 
passage  de  l'Achéron,  suivant  les  idées  grecques  et  ro- 
maines. Le  défunt,  conformément  aux  exigences  de  son 
rang  et  de  sa  fortune,  est  porté  au  bûcher  sur  un  bran- 
card, par  ses  parents,  ses  affranchis,  ses  esclaves,  ou.  par 
des  fossoyeurs. 

Regardons.  Le  convoi  funèbre  défile. 

Des  musiciens,  joueurs  de  flûte,  suivis  de  pleureuses, 
ouvrent  la  marche  *.  A  Mareuil  (Somme),  dans  le  siècle 
dernier,  le  jour  des  funérailles  on  retrouvait  les  pleu- 
reuses ((prœficae,reputatrices  etlamentatrices»  de  l'anti- 
quité, avec  quelques  restes  épars  des  superstitions  drui- 
diques ;  on  en  retrouve  même  dans  plusieurs  parties  de 
la  Montagne-Noire ;,  avec  cette  différence  que  les  pleu- 
reuses actuelles  suivent  le  cercueil  au  lieu  de  le  pré- 
céder. 

Mais  remontons  les  âges. 

Après  les  musiciens,  qui  forment  la  tête  du  cortège, 
viennent  des  histrions,  des  bouffons,  et  l'archimime, 
chargé  de  représenter  le  personnage  du  défunt,  d'imiter 
ses  gestes  et  de  rendre  sa  physionomie  ^  ;  puis,  c'est  le 
tour  des  licteurs  et  des  affranchis.  La  réunion  des  parents 
et  des  amis  accompagne  le  mort^  que  l'on  conduit  au  ci- 
metière hors  de  la  ville,  près  des  portes,  sur  le  bord 
d'un  gi'and  chemin. 


i.  Plinii  Hist.  natur.  Lib.  x,  cap.  60. 
2   Sueton.  Vespasianus,  cap.  i9. 


LE  GALLO-ROMAIN  379 

Arrivés  près  du  bûcher,  car  on  brûle  les  corps,  et  l'on 
n'a  renoncé  presque  généralement  à  la  combustion  que 
vers  le  v^  siècle,  les  parents  embrassent  le  cadavre,  im- 
bibé d'huiles  aramatiques.  La  hauteur  du  bûcher  répond 
à  l'importance  du  personnage  *.  Quand  les  flammes  com- 
mencent à  s'élever,  chacun  détourne  le  visage  ;  on  éteint 
le  feu  avec  du  vin,  et  l'on  recueille  les  cendres  dans  des 
urnes  de  terre  cuite,  de  picirre  ou  de  verre.  Accablés  par 
la  douleur,  les  parents  brûlent  ce  qui  a  appartenu  au 
mort,  jettent  des  parfums  sur  le  feu,  immolent  quelque- 
fois des  animaux,  pour  rendre  les  Dieux  propices  ;  puis, 
ils  assistent  à  un  repas  des  funérailles^  comme  cela  se 
pratique,  de  nos  jours,  en  Normandie,  et  dans  le  Lot-et- 
Garonne,  où  ceux  qui  reviennent  au  logis  du  défunt  pour  ce 
repas,  se  lavent  les  mains  avant  d'entrer  dans  la  maison. 
Les  parents  renouvellent  un  service  pour  le  mort  au  bout 
de  la  neuvaine. 

Chez  les  GallorRomains,  aussi,  des  fêtes  commémora- 
tives  nommées  Novendalia ,  Vicennalia  et  Tricennalia, 
honoraient  la  mémoire  de  ceux  qui  avaient  cessé  de  vi- 
vre. Le  9  des  calendes  de  mars,  ils  célébraient  les  Feralia^ 
à  l'intention  des  mânes.  Les  survivants,  alors,  visitaient 
les  sépulcres  de  leurs  parents  et  amis,  les  couvraient  de 
fleurs,  y  récitaient  des  prières,  et  y  offraient  un  festin 
(silicernium^)  où  l'on  ne  servait  guère  que  du  miel,  des 
gâteaux,  du  lait  et  du  vin.  De  là  date  le  Feretra  de  Tou- 
louse, qui  se  passe  en  cette  ville,  pendant  les  cinq  der- 
niers dimanches  de  carême,  dans  les  cinq  faubourgs  où 
étaient  les  plus  anciens  lieux  de  sépulture.  Le  jour  de 
chaque  Feretra,  le  Saint-Sacrement  demeure  exposé  dans 
l'église  du  quartier  en  fête  ;  le  prêtre  prononce  un  ser- 
mon, donne  la  bénédiction  ;  et  ce  quartier  devient  une  es- 
pèce de  foire  où  tous  les  habitants  de  la  ville  accourent. 
Feretrum,  en  latin,  signifie  bière,  cercueil.  Comment  dou- 
ter de  l'origine  du  Feretra  toulousain,  puisque  les  chré- 

1.  Lucani  Pharsalia,  lib.  viii,  vers  768. 


380  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

tiens  ont  conservé  la  plupart  des  usages  adoptés  par 
l'ancien  culte,  —  embaumements,  encens,  torches,  psal- 
modies, offrandes,  sacrifices  et  repas  ^  ? 

En  accomplissant  les  cérémonies  funèbres,  si  les  assis- 
tants se  roulent  à  terre  et  font  parade  de  leurs  larmes, 
comme  le  prétend  Lucien,  c'est  un  mystère  qu'il  importe 
peu  de  pénétrer.  Ostensiblement,  leur  sincérité  éclate. 

Plusieurs  espèces  de  tombeaux,  les  uns  très-simples, 
les  autres  élevés  à  grands  frais,  témoignent  de  leurs  re- 
grets profonds  ;  des  inscriptions  expriment  avec  poésie, 
parfois  avec  uiie  éloquence  touchante,  les  sentiments  des 
parents  et  amis.  On  sait  aussi  la  scrupuleuse  religion  des 
Romains  pour  que  les  morts,  en  .quelques  circonstances 
qu'ils  succombent,  soient  au  moins  couverts  d'un  peu  de 
terre,  coutume  qu'ils  cherchent  et  parviennent  à  commu- 
niquer aux  Gaulois. 

D'abord,  tout  citoyen  de  Rome  pouvait  être  enterré 
chez  lui  ;  mais  la  loi  des  Douze  Tables  y  a  mis  obstacle 
dans  l'enceinte  des  villes  ;  et,  par  raison  d'hygiène,  appa- 
remment, on  ne  tolère  plus  la  sépulture  privée  que  dans 
les  campagnes,  au  milieu  d'un  jardin.  Avant  le  christia- 
nisme, d'ailleurs,  point  de  cimetières  proprement  dits  : 
aux  riches  seuls  les  monuments  funéraires  ;  les  pauvres  et 
les  esclaves  sont  jetés  pêle-mêle  dans  des  fosses  communes, 
espèces  de  voiries  [puticuli  2.)  Là  où  des  tombeaux  s^élè- 
vent,  on  voit  des  arbres  toujours  verts,  des  blocs  cubiques, 
des  pyramides  et  des  colonnes.  Des  inscriptions  montrent 
les  emplacements  funéraires  ^  Dans  la  suite,  lorsque 
les  chrétiens  ont  établi  plus  d'égalité  entre  les  morts, 
ces  inscriptions  indiquent  les  sépultures  de  familles  di- 
verses, placées  dans  des  lieux  déterminés  et  généraux. 

Désormais,  il  se  forme  des  cimetières,  les  uns  païens, 
ks  autres  chrétiens,  d'autres  mixtes  peut-être.  Plusieurs 


1.  D.  Martin,  De  antiquis  Ecclesiœ  ritibas,  lib.  m,  cap.  14. 

2.  Horat.  Satir.  Lib.  i.  sat.  8. 

3.  Baph,  Fabretti,  Inscript,  antig.  p.  17. 


LE  GALLO-ROMAIN  381 

légendes  tombalçs  sont  ainsi  rédigées  :  Ici  repose  en  paix, 
formule  que  nous  avons  conservée,  ou  :  Que  la  terre  te 
soit  légère^.  Celles  des  païens  débutent  généralement  par 
une  dédie  ace  aux  mânes  du  défunt  :  D.M.  S.  [Diis  manihus 
sacrum)^  ou  seulement  :  D.  M.(i)2V5  w?«méi^5).Sur]aface 
antérieure  des  sarcophages  chrétiens,  on  sculpte  parfois 
des  scènes  bibliques  : — Passage  de  la  Mer  Rouge,  David 
combattant  Goliath,  le  Bon  Pasteur,  Jésus  ressuscitant 
Lazare,  le  Christ  au  milieu  des  Apôtres^.  Une  foule 
d'emblèmes,  colombe,  dauphin,  cheval  au  galop,  ancre, 
navire  toutes  voiles  au  vent,  les  lettres  grecques  7>;  la 
croix,  l'alpha  et  l'oméga,  Vascia  empruntée  au  paga- 
nisme (V.plus  haut  p.  139),  figurent  sur  les  monuments 
des  premiers  chrétiens. 

Les  tombeaux  affectent  la  forme  de  cippes,  de  tables 
de  marbre,  de  piédouches  surmontés  d'un  bassin,  etc. 
Ici  nous  apercevons  les  restes  d'un  mausolée  collectif, 
qui  reçoit  les  restes  d'un  très-grand  nombre  d'individus 
appartenant  ou  non  à  la  même  famille;  là,  des  sépultures 
pour  les  membres  d'une  maison,  avec  les  affranchis  des 
deux  sexes  %  consistent  en  une  rangée  de  niches  [colum- 
haria)^  disposées  de  manière  à  contenir  chacune  deux 
urnes,  comme  des  pigeons  dans  leurs  nids.  Aussitôt 
qu'a  disparu  l'usage  de  brûler  les  morts,  on  les  dépose 
dans  des  cercueils  de  différentes  matières,  la  tête  tournée 
vers  l'Orient  *  ;  cercueils  le  plus  souvent  confectionnés 
en  bois  avec  garnitures  de  fer.  Des  coffrets  de  bois  dou- 
blent parfois  des  cerceuils  de  plomb;  ou  bien  on  se  sert 
de  sarcophages  de  même  métal  et  en  pierre.  Il  a  été 
trouvé  à  Availles  (Vienne)  un  cercueil  gallo-romain 
fabriqué  de  planches  tenues  par  de  longs  clous  de  fer^  et 
recouvert  ensuite  avec  des  tuiles  à  rebord  ;  et,  près  de  la 

1.  Inscriptions  de  Gruter,  passim. 

2.  Scijj.  Maffei,  Galliae  anliquitates,  lettre  xxxviii,  Vérone,  1734;  L.  Baiis- 
sier,lUs\.  de  l'art  monumental,  p.  342. 

3.  Cicero,  De  officiis,  lib.  i,  cap.  17;  Ausoiiii  Epitaph.  Ueroum,  xxxvn. 

4.  Scip.  Maffei,  Galli»  anliquitates. 


382  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

villa  de  Saint-Médard-des-Prés  (Vendée),  dans  le  pays 
des  anciens  Piétons,  des  savants  ont  étudié  un  tombeau  en 
planches  de  noyer.  C'était  celui  d'une  femme  artiste 
gallo-romaine,  qui  s'était  fait  descendre  dans  une  fosse 
de  deux  mètres  de  profondeur,  avec  quatre  vingt-sept 
vases  et  tout  son  mobilier  de  peinture.  Sa  figure  regar- 
dait l'Orient*.  Enfin,  des  tombes  récemment  découvertes 
près  de  Bergerac  (Dordogne)  ont  laissé  voir  sous  la  tête 
des  morts  trois  sortes  de  graines  :  l'héliotrope  d'Europe, 
le  trèfle  et  le  bluet^. 

Mais  rentrons  dans  l'enceinte  d'une  ville,  pour  conti- 
nuer à  étudier  la  physionomie  des  populations. 

Deux  sortes  de  gens  parcourent  les  rues  :  promeneurs 
et  affairés.  Tous  ayant  adopté  le  costume  romain,  js'ils 
sont  riches,  et,  s'ils  sont  pauvres,  gardé  le  costume  gau- 
lois, révèlent  par  l'extérieur  leur  position  sociale.  L'un 
porte  le  «  colobium,  »  tunique  à  manches  larges,  courtes 
et  flottantes  %  que  recouvrent  tantôt  une  «  lacerna,  »  un 
surtout,  manteau  ample,  non  complètement  fermé,  mais 
ouvert  en  avant  et  attaché  par  une  agrafe  sous  la  gorge, 
tantôt  une  «  penula,  »  manteau  de  feutre  entièrement 
fermé.  Un  bonnet  de  feutre  ou  de  peau  de  mouton 
[pileum,  2^ilcus),  coiffure  ordinaire.^  consiste  en  un  bonnet 
rond  sans  bords^,  collant  ou  demi-collant  à  la  tête.  Le 
pied  est  renfermé  dans  un  «  calceus  »  de  cuir  noir,  atta- 
ché par  des  courroies  ;  dans  une  «aluta,  »  bottine  en  peau 
de  chèvre  montant  jusqu'aux  mollets,  préparée  avec  de 
l'alun,  qui  la  rend  douce  et  souple,  et  lui  donne  son  nom  ; 
dans  une  «  solea,  »  variété  de  sandales,  de  la  forme  la 
plus  simple  possible,  composée  d'une  semelle  placée 
sous  la  plante  du  pied  et  attachée  au  moyen  de  cordons 
qui  passent  sous  le  cou-de-pied,  comme  la  sandale  du 


1.  B.  Fillon,  Description  du  tombeau  et  de  la  villa  d'une  femme  artiste 
gallo-romaine,  découverts  à  Saint-Médard-des-Prés  (Vendée),  p.  28. 

2.  Notice,  par  M.  Jouannet,  dans  V Annuaire  de  la  Dordogne,  1833. 

3.  Servius,  ad  Virgilii  iEncid.  Lib  ix,  vers  616. 


LE  GALLO-ROMAIN  383 

capucin  actuel  *  ;  dans  un  ce  sandalium,  »  sandale  pourvue 
d'une  empeigne  qui  couvre  les  doigts  et  la  partie  anté- 
rieure du  pied,  mais  laissant  à  découvert  le  cou-de-pied 
et  le  talon;  dans  un  «  soceus,  »  enfin,  simple  chaussure 
de  cuir  ou  de  bois  sans  attaches,  mais  couvrant  entière- 
ment le  pied.  Le  murrobatharien  a  parfumé  les  souliers 
de  la  femme  riche,  et  le  patagiaire  lui  a  vendu  la  bande 
d'étoffe  parsemée  de  feuilles,,  de  petites  pièces  d'or  ou  de 
pourpre,  qui,  cousue  au  haut  de  sa  tunique  vers  les 
épaules,  descend  des  deux  côtés  jusque  sur  son  sein^.  En 
Gaule  comme  à  Rome,  on  cite  le  proverbe  dont  parle 
Cicéron  :  ce  Calceos  mutare,  »  changer  de  souliers  ou 
changer  d'état,  parce  qu'on  devine  la  position  sociale  d'un 
homme,  dès  qu'on  a  vu  sa  chaussure. 

Un  autre  passant  porte  le  «  sagum  »  généralement 
adopté  par  les  Romains,  le  manteau  blanc,  carré,  agrafé 
sur  la  poitrine,  serré  à  la  hauteur  de  la  taille  par  une 
ceinture.  Un  troisième  a  préféré  le  «  sagum  »  gaulois, 
casaque  à  larges  manches,  ouverte  par  devant,  et  faite 
d'étoffe  ou  de  peau.  Un  quatrième  s'affuble  de  l'antique 
bardocucul,  objet  des  épigrammes  de  Martial  et  des  traits 
satiriques  de  Juvénal. 

La  plupart  des  gens,  à  cheveux  courts,  à  barbe  longue 
et  épaisse,  se  font  remarquer  par  la  propreté  de  leurs 
vêtements,  et  par  la  recherche  de  leur  toilette,  où  sou- 
vent l'or  étincelle.  A  peine  entrevoyons-nous  maintenant 
quelques  hommes  des  anciens  jours,  tatoués  à  la  manière 
de  leurs  devanciers,  soit  pour  protester  contre  les  temps 
nouveaux,  soit  par  habitude  invincible. 

Chez  la  femme,  particulièrement,  la  différence  des 
vêtements  dénote  celle  des  fortunes.  Si  l'une  se  contente 
de  la  chemise,  de  la  tunique  large  et  plissée,  dentelée 
par  le  bas^  du  tablier  court  et  des  sandales  ^,  l'autre  se 

1.  Festus,  au  mot  Solea;  Isidore  de  Séville,  Origin.  Liv.  xix,  cap.  34,  li  ; 
Aulu-gell.  Noctes  atticae,  lib.  xiii,  cap.  21. 

2.  Plauti  Aulularia,  acte  III,  scène  o,  vers  66. 

3.  D'après  un  bas-relief  découvert  à  Langres,  en  1672. 


384  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

charge  de  tuniques,  dont  la  supérieure,  sans  manches, 
est  ornée  ou  non  de  broderies  et  contenue  par  une  cein- 
ture à  la  hauteur  de  la  taille,  puis  par  deux  agrafes  sur 
les  épaules.  Cette  élégante  se  revêt  en  outre  d'un  man- 
teau qui  lui  couvre  à  demi  la  tête,  du  pallium  broché 
d'or.  Une  autre,  en  litière,  marche  avec  un  cortège  de 
tisserands,  de  cuisiniers,  de  domestiques,  de  clients, 
d'oisifs  et  d'eunuques  :  un  bonnet  phrygien  laisse  admi- 
rer sa  lu^^uriante  chevelure,  attachée  avec  la  «  vitta,  » 
ruban  ou  bande  que  les  patricienoies  seules  ont  le  droit 
de  ceindre,  entrelacée  de  bandelettes  ou  retenue  par  un 
réseau,  et  disposée  avec  beaucoup  d'art.  Souvent  ses 
cheveux  sont  teints  en  rouge  ou  trempés  dans  la  couleur 
jaune  ;  parfois  ses  nattes  brunes  sont  cachées  sous  la 
blonde  chevelure  enlevée  à  des  esclaves  germains,  et  par- 
semée de  poudre  d'or  * .  Sa  figure  resplendit,  grâce  aux  raf- 
finements de  la  coquetterie,  et  la  blancheur  de  sa  peau 
demeure,  malgré  les  ans,  entière,  incomparable. 

A  l'endroit  le  plus  compacte  de  la  foule,  près  des  ther- 
mes, des  temples,  des  amphithéâtres,  un  grand  nombre 
de  curieux  descendent  de  cheval  ;  ou  bien  ils  sortent  d'une 
litière  supérieurement  conditionnée  et  portée  par  des  es- 
claves, dans  laquelle  ils  étaient  étendus  sur  des  coussins  de 
plume  ou  de  peau,  afin  de  pouvoir  commodément,  après 
avoir  tiré  les  rideaux,  lire,  écrire,  sommeiller  même.  Les 
femmes  quittent  leurs  basternes  dorées,  espèces  de  palan- 
quins dont  les  brancards  sont  soutenus  par  deux  chevaux, 
deux  mulets  ou  deux  bœufs,  voitures  fermées,  et  à  l'in- 
térieur garnies  de  peaux  ou  de  paille.  Elles  s'y  tenaient 
mollement  couchées  sur  un  (c  pulvinar,  »  grand  coussin 
de  soie  embaumé  de  roses  ^.  Une  carruque,  véhicule  des 
fonctionnaires  militaires  et  civils,  stationne  le  long  des 
murs  de  tel  monument  que  les  citadins  remplissent  et 


1.  Ovide,  cilé  par  Mary  Lafon,  Hkt.  du  Midi  de  la  France. 

2.  Cicero,  Tuscul.  Lib.  iv,  cap.  2;  Petron.  Satyr.  cap.  135;  Seneca,  De  Ira, 
lib.  m,  cap.  37. 


LE  GALLO-ROMAIN  385 

entourent  :  riche  équipage  à  deux  roues,  à  deux  chevaux, 
orné  de  ciselures  et  d'incrustations  de  toutes  sortes,  des- 
servi par  des  coureurs  et  un  cocher.  Du  mot  carruque, 
conservant  le  sens  général  de  voiture,  vient  le  mot  italien 
carrozza^  le  français  carrosse^  et  l'anglais  carriage.  Un 
équipage  roule  derrière,  traînant  un  dignitaire  de  l'État. 
C'est  le  ((  carpentum,  »  voiture  oblongue  à  quatre  roues, 
suspendue,  dont  l'extérieur  et  l'intérieur  étonnent  par 
leur  luxe,  dont  un  toit  plat  surmonte  la  caisse,  sinon  une 
capote  pourvue  de  rideaux  qui  se  tirent^.  A  côté,  un 
((  pétorrit  »  (en  langue  cqWac^q petorrit,  aller  vite,  ou,  en 
breton,  2Kto)\  quatre,  rot^  roues)  2,  et  un  «essède  d  (en 
celtique  essedum),  le  premier  découvert  et  léger,  à  quatre 
roues,  le  second  à  deux  roues  et  à  deux  chevaux,  servent 
pour  le  transport  des  curieux.  L'essède,  généralement 
destiné  aux  reines  et  aux  princes  captifs,  est  parfois  un 
char  de  combat  chez  les  Gaulois  et  les  Bretons  ^  :  son  con- 
ducteur s'appelle  essedarius  *.  Le  «  pilentum,  »  chariot  à 
quatre  roues,  couvert  d'une  arcade  d'étoffe,  peut  passer 
pour  voiture  de  fête  ;  et  un  peu  plus  loin,  enfin,  le 
c(  cisius,  »  véhicule  léger  à  deux  roues,  construit  de  bois 
et  d'osier,  attelé  de  mules,  se  repose  après  avoir  fait  cinq 
mille  six  cents  pas  par  heure  %  traîné,  à  l'occasion,  par 
deux  chevaux  de  volée  %  comme  cela  se  pratique  encore 
pour  le  calessin  de  Naples. 

Ces  divers  équipages  vont  bien  lentement,  mais  ils 
n^en  épargnent  pas  moins  de  la  fatigue  au  Gallo-Romain 
qui,  dans  les  campagnes  surtout,  utilise,  pour  le  travail 
et  le  plaisir,  la  rheda  ou  reda^  voiture  découverte  d'ori- 
gine gauloise  (primitivement  reta),  char  à  quatre  roues 


1.  ProperL  Lib.  iv,  El.  8,  vers  23;  Apul.  Met»  Lib.  x,  p.  224. 

2.  Aulu-GelL  Lib.  xy,  cap.  30;  Quiniil,  lib.  i,  cap.  5;  Fesius,  au  mot  Pe- 
iorritum. 

3.  Roget  de  Belloguet,  Gloss.  gaulois,  au  mot  Essedum. 

4.  Cœsaris  Comment,  de  Bell  gall.,  lib.  iv,  cap.  24. 

5.  Cicero,  pro  Roscio,  cap.  7;  Phil.  Lib.  ii^  cap.  31. 
G.  Auson.  Epist.  viii, 

I.  25 


i 


m  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

dirigé  par  un  a  rhedarius,  »  spacieux,  pouvant  contenir 
nombreuse  compagnie  avec  armes  et  bagages,  et  res- 
semblant d'après  toute  probabilité  au  char-à-bancs 
français  :  rctte  se  dit  encore  dans  les  montagnes  du 
Jura!  *.  Le  ce  sarracum,  »  chariot  de  paysans,  trans- 
porte des  familles  entières  2,  ou  conduit  des  denrées  au 
marché;  le  «covinus,»  simple  char,  et  non  plus  le  char 
armé  de  faux  des  Bretons  ^,  remplit  son  office  pour  les 
besoins  des  habitants  aisés. 

Puis,  des  voitures  spécialement  affectées  au  transport 
des  marchandises,  encombrent  parfois  les  rues,  menacent 
la  foule,  écrit  Juvénal.  Ce  sont  charettes  à  roues  massives, 
de  formes  variées,  et  pleines  de  bois,  de  fumier,  de 
paille,  etc.;  à  Fusage  des  citadins.  Il  y  a  la  «  benna,  » 
grand  vase  ou  panier,  dans  lequel  on  met  des  denrées 
ou  des  bouteilles  de  cervoise.  Un  bas-relief  gallo-romain 
de  Dijon  représente  un  de  ces  paniers  posé  sur  des 
roues  et  attelé  de  deux  chevaux,  de  manière  à  former 
un  fourgon  d'osier  :  on  reconnaît  la  banne  des  char- 
bonniers de  nos  jours.  Bannette,  benaton^  etc.,  signi- 
fiant corbeille,  panier,  sont  restés  dans  le  patois  bour- 
guignon *.  Les  pierres,  les  marbres,  en  un  mot  les 
lourdes  charges,  se  transportent  dans  le  camion,  et  les 
fardeaux  plus  légers,  dans  le  traîneau. 

Cette  longue  énumération  des  voitures  principales  en 
usage  pour  les  personnes  et  pour  les  choses,  témoigne 
d'une  activité  remarquable  dans  les  villes. 


1.  Quintilianus ,   lib  1,  cap.  5;   Fortunati  Carm,  Lib.  m,   Garni.  2:2 
Cieero,  pro  Milone,  cap.  10;  lettres  à  Alticus,  vi,  u 

2.  Clcero,  Fragm.  in  Pisone;  Quintil.  Lib.  viiij  cap.  3. 

3.  Martialis  Epigram.  Lib.  xii,  Ep.  24;  Pompon.  AUla,  lib.  m,  cap.  6, 

4.  Roget  de  Belloguet,  GIoss.  gaulois,  au  mot  Berina. 


LE  GALLO-ROMAIN  387 


II 


Une  visite  dans  les  maisons  nous  révélera  la  vie  inté- 
rieure. Mais,  pour  aller  nous  asseoir  à  quelque  foyer 
domestique,  choisissons  une  époque  très-solennelle  de 
l'année,  celle  des  étrennes,  et  observons,  tout  d'abord, 
que  le  calendrier  de  Jules  César  comprend  douze  mois, 
divisés  en  trois  cent  soixante  cinq  jours  six  heures. 

Le  premier  mois,  placé  sous  l'invocation  de  Janus,  le 
dieu  à  double  face,  qui  voit  fuir  l'année  écoulée  et  arriver 
l'année  nouvelle,  s'appelle  Januarius,  janvier.  Depuis  un 
temps  immémorial,  il  donne  lieu  à  des  fêtes  où  les  usages 
romains  se  mêlent  avec  les  druidiques  (Y.  plus  haut, 
p.  177),  et  les  druidiques  avec  les  chrétiens,  caries  chré- 
tiens célèbrent  Noël,  jour  de  la  Nativité  de  Jésus-Christ 
(23  décembre),  comme  une  extension  des  saturnales  *. 

Par  tout  l'Empire,  durant  les  calendes  et  nones  de 
janvier,  païens  et  chrétiens  s'abandonnent  à  la  joie  la 
plus  extravagante  :  aussi,  en  réformant  le  calendrici, 
Théodose  a-t-il  conservé  les  calendes  de  janvier  parmi 
les  jours  fériés^. 

Le  second  mois,  Februarius,  février^  est  consacré  aux 
«  Februa  »  ou  sacrifices  expiatoires,  et  aux  Lupercales, 
en  l'honneur  de  Pan,  prétendues  fêtes  de  purification, 
auxquelles  la  Purification  chrétienne  (2  février)  a  été 
substituée  par  la  suite.  Le  nom  de  Mars  appartient  au 
troisième,  parce  que^  originairement,  il  tenait  le  premier 
rang,  et  qu'on  avait  cru  devoir  lui  donner  pour  patron 
le  père  présumé  de  Romulus.  Le  quatrième,  Aprilis 
(avril),  mois  de  Yénus,  indique  l'entrée  dans  le  printemps. 
Le  cinquième,  mois  des  aïeux,  Maïus  (mai)_,  précède 
celui  de  la  jeunesse,  Junius  (juin.)  Le  septième,  Julius 


1.  C.  Leher,  Dissertations  sur  les  saturnales  françaises,  p.  206, 

2.  Cod.  Theodos.  Lib.  ii,  tit.  8,  L.  2. 


:m  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

(juillet,)  consacre  le  souvenir  de  Jules  César,  comme  le 
huitième,  Augustus  (août),  rappelle  le  divin  Auguste, 
dont  on  célèbre  la  fête  aux  calendes,  fête  que  les  chré- 
tiens ont  remplacée  par  celle  de  saint  Pierre-ès-Liens  * . 
Les  mois  de  septembre,  octobre,  novembre  et  décembre, 
qui  terminent  la  série,  tirent  leurs  noms  de  leur  position 
par  rapport  à  celui  de  mars. 

Le  premier  jour  de  chaque  mois  s'appelle  calendes,  le 
cinquième,  nones,le  quinzième,  ides;  mais,  par  suite  de 
la  différence  qui  existe  entre  l'année  civile  et  l'année 
solaire,  dans  le  calendrier  de  Jules  César,  tous  les  mois 
n^ont  pas  une  division  en  calendes,  noues  et  ides,  à  des 
jours  invariables.  Les  nones,  —  cinquième  jour  de  jan- 
vier, février^  avril,  juin,  août,  septembre,  novembre  et 
décembre,  deviennent  le  septième  de  mars,  mai,  juillet  et 
octobre  ;  les  ides,  —  quinzième  jour  de  mars,  mai,  juillet 
et  octobre,  —  deviennent  le  treizième  des  autres  mois. 
De  la  sorte,  l'année  solaire  est  moins  longue  que  l'année 
civile  :  au  xvi^  siècle  de  l'ère  chrétienne,  en  1S82,  elle 
aura  dix  jours  de  trop,  inconvénient  auquel  le  calendrier 
grégorien  devra  obvier. 

Pour  les  Gallo-Romains,  le  jour  civil  compte  de  minuit 
à  minuit;  le  jour  naturel  est  inégal  et  suit  les  saisons;  la 
nuit  se  partage  en  quatre  parties  de  trois  heures  chacune, 
—  prime,  tierce,  sixte  et  noue '^.  Le  premier  jour  de  la 
semaine,  «diessolis  »  (plus  tard  dominica  dieSy  jour  du 
Seigneur,  dimanche),  reçoit  son  nom  du  soleil;  le  second, 
de  la  lune,  sa  sœur,  rfe  lunœ,  lundi;  le  troisième,  de 
Mars,  aies  Martis,  mardi  ;  le  quatrième,  de  Mercure,  dies 
Mercurii,  mercredi  :  le  cinquième,  de  Jupiter,  dies  Jovis^ 
jeudi  ;  le  sixième,  de  Yénus,  sa  fille,  dies  Fe;?m5,  vendredi; 
et  le  septième,  de  Saturne,  dies  Saturnin  samedi. 

Les  chrétiens  voient  avec  peine  qu'on  donne  aux  mois 
et  aux  jours  des  noms  qui  rappellent  le  paganisme.  Saint 


1.  A.  Beugnot,  Hist.  de  la  destruct.  du  pâg.,  liv.  xii,  chap.  l•^ 

2.  Gt/6.  Homme,  Instruction  sur  l'ère  de  la  République,  1''  partie,  §  o. 


LE  GALLO-ROMAIN  389 

Augustin  recommande  de  nommer  le  dimanche  dies 
Domïnicus  (jour  du  seigneur),  et  non  Dies  Solis  (jour  du 
soleil  ^  :  )  le  dernier  prend  seul  dans  l'usage  cette  appella- 
tion chrétienne,  et,  chez  les  peuples  du  midi,  on  fête 
encore  le  jeudi,  comme  jour  dédié  à  Jupiter  2. 

Célébrons  donc  les  calendes  de  janvier,  quoique  Ter- 
tullien,  et  après  lui  saint  Ambroise,  aient  défendu  aux 
chrétiens  de  s'en  occuper,  quoique  saint  Augustin  et  saint 
Chrysostôme  traitent  ces  fêtes  de  «diaboliques.  »  Com- 
ment, dans  la  province  romaine,  négliger  le  «jour  des 
étrennes?  »  Les  mains  pleines  de  présents,  et  portés  en 
litière  par  des  esclaves,  nous  nous  dirigeons  d'abord  vers 
le  logis  qu'habite  un  membre  du  sénat  de  la  ville,  vers  un 
véritable  palais,  car  des  portiques  soutenus  par  cent 
colonnes  décorent  quelquefois  cette  demeure  ^. 

*  Près  des  portes,  il  y  a  des  assises  de  pierre,  servant  de 
bancs  pour  les  piétons  et  de  montoirs  pour  les  cavaliers, 
avant  l'usage  des  étriers.  Dès  que  nous  avons  traversé 
une  cour  plantée  d'arbres  (c'est  Varea)^  ovl  l'on  admire 
un  portique  et  des  statues,  nous  entrons  dans  un  vesti- 
bule, entièrement  pavé  en  marbre  ou  en  dalles  de  bronze, 
et  fermé  par  des  portes  d'airain,  qu'ornent  parfois  des 
coquillages  incrustés  et  des  pierres  précieuses.  Les  por- 
tiers, se  tenant  dans  un  corridor,  nous  laissent  pénétrer 
jusqu'à  l'avant-logis,  qui  s'ouvre  à  tout  le  monde,  et  se 
compose  d'une  cour  rectangulaire,  ornée  de  colonnes, 
recouverte  d'un  toit,  et  entourée  de  plusieurs  pièces  de 
service,  parmi  lesquelles  le  logement  des  hôtes.  Les 
esclaves,  qui  veillent  à  l'entrée  de  l'appartement,  nous 
ont  bientôt  annoncés  au  maître  de  la  maison. 

En  peu  de  temps  nous  avons  vu  une  pièce  qui  se  trouve 
au  fond  de  l'avant-logis,  en  face  de  la  porte  principale, 


1.  Augustini  Opéra,  T.  vi,  p.  141.  Cilé  par  Beugnot. 

2.  Conciliorum  t.  v,  p.  1031. 

3.  Marlialis    Ub.  v,  opig,  13. 


390  MÉMOIRES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

et  qui  renferme  les  images  des  ancêtres,  les  généalogies, 
]es  archives  de  famille. 

Notre  hôte  nous  a  conduits  tour  à  tour  dans  le  cahinet 
des  Dieux  Lares  (c  lararium  »  *  ;  dans  le  péristyle,  grande 
cour  au  milieu  de  laquelle  hrille  un  parterre  de  fleurs 
rafraîchi  par  un  bassin;  et  dans  les  divers  appartements, 
—  chambre  à  coucher  peuplée  d'esclaves,  petit  salon, 
boudoir,  galeries  de  tableaux  et  de  sculptures,  biblio- 
thèque, grand  salon  de  réception,  chfipelle  domestique. 
Tout  cela  est  orné  de  mosaïques,  de  fresques,  de  boiseries 
peintes;  meublé  de  fauteuils,  d'escabeaux,  d'armoires, 
de  coffres  et  cassettes,  de  sabliers  et  clepsydres. 

Le  propriétaire  nous  montre  même  la  cuisine  et  ses 
dépendances,  la  salle  où  l'on  conserve  les  huiles,  celles 
où  Ton  garde  les  provisions  d'hiver,  les  caves,  la  bou- 
langerie, le  logement  des  esclaves  et  l'infirmerie  ;  il  nous 
montre,  à  l'étage  supérieur  de  la  maison,  des  terrasses 
plantées  d'arbres  et  de  fleurs  [arrangés  avec  art,  et  des 
treilles  ployant  sous  le  fruit,  avec  des  grottes,  des  sta- 
tues, des  colonnes  servant  seulement  d'ornement  et  ne 
soutenant  rien,  des  fontaines,  et  probablement  des  serres. 
Ce  ne  sont,  à  l'intérieur,  que  lits  d'argent  massif,  que 
tables  d'argent  ou  de' citronnier,  à  pieds  d'ivoire,  parfois 
incrustées  d'émeraudes,  que  lits  dorés  avec  couverture  de 
pourpre  et  de  drap  d'or,  que  salles  lambrissées  d'ivoire  et 
rafraîchies  par  des  jets  d'eau.  Là  se  trouvent  le  «  culcita,  » 
matelas  d'invention  gauloise,  rempli  de  bourre  de  soie, 
ou  de  laine,  et  le  a  tomentum,  »  lit  rembourré,  de  même 
invention  ^.  Des  foyers  et  des  tuyaux  distribuent  la  cha- 
leur par  toute  la  maison  depuis  le  haut  jusqu'en  bas  ^. 
Dans  les  jardins,  l'art  horticole  donne  à  certains  arbres 


1.  Lampridius,  Alexandre  Sévère,  chap.  31. 

2.  Senecœ  Epist.  86;  Plinius,  lib.  xix,  cap.  2. 

3.  y.  Naudet,  Serres  chaudes  chez  les  Romains,  Revue  arekeolog.  8«  année, 
p.  221. 


LE  GALLO-ROMAIN  39i 

l'aspect  d'hommes,  de  vaisseaux,  de  tours,   ou  de  déli- 
cieuses cellules. 

Voici  le  soir,  et  l'heure  du  festin  d'apparat.  Nous  avons 
donné  les  étrennes  aux  différentes  personnes  de  la  famille 
de  notre  hôte,  et  celui-ci  nous  invite  à  partager  son  repas. 

On  comptera  douze  commensaux,  à  table,  mais  non 
treize,  car  le  Gallo-Romain  a  peur  de  ce  nombre  fatal,  et 
nourrit  déjà  la  superstitieuse  croyance  que  si  treize  per- 
sonnes s'assoient  à  table,  l'une  d'elles  doit  mourir  avant 
la  fin  de  l'année.  L'hôte  nous  introduit  dans  une  salle  à 
manger  pleine  de  convives,  qui  se  placent  sur  trois  lits 
rangés  autour  d'une  table  ornée  d'incrustations,  couverte 
d'une  nappe  de  toile,  et  soigneusement  nettoyée  avec  une 
éponge  par  des  esclaves.  Le  laurier,  le  lierre  elles  pam- 
pres embellissent  cette  salle;  maîtres  et  valets  portent  des 
couronnes  de  fleurs  ;  partout  des  bouquets  et  des  par- 
fums. 

Avant  de  prendre  place  au  festin,  on  se  lave  les  mains, 
on  se  revêt  d'une  robe  spéciale,  on  met  des  pantoufles, 
on  déploie  sa  serviette;  puis,  pour  manger^  on  se  sert 
d'une  cuiller  d'argent,  sans  fourchette. 

L'habileté  du  maître-d'hôtel  éclate  parles  services  qui 
se  succèdent,  par  la  variété  des  mets,  —  bœuf,  motiton, 
sanglier,  porc  troyen,  chevreau,  gibier,  avec  les  assai- 
sonnements les  plus  relevés,  coqs  engraissés  au  moyen  de 
pâte  pétrie  dans  le  lait  et  les  foies  de  canard,  — ■  œufs  frais, 
fèves,  asperges,  année  confite,  pois,  salades,  champi- 
gnons^ truffes,  — tanche,  alose,  brochet,  perche,  saumon, 
mulet,  thon,  rouget,  huîtres  :  la  plus  grande  partie  de 
ces  poissons  nagent  dans  le  cumin,  le  sel  et  le  vinaigre. 
La  tarte  chaude  ou  froide,  le  gâteau  de  miel,  le  fromage 
mou,  l'escargot  grillé,  la  nèfle,  la  châtaigne,  la  figue,  la 
pêche  et  le  raisin  forment  le  dessert.  Les  Romains,  sans 
doute,  ont  appris  aux  Gaulois  Fart  d'engraisser  les  volail- 
les dans  des  cages  fermées  et  avec  des  pâtes  particulières  * . 

1.  Legrand  d'Aussy,  Vie  privée  des  Français,  t.  ï*"^  p.  332,  et  passim. 


392  MÉMOIllES  DU  PEUPLE  FRANÇAIS 

Des  vins  nationaux  et  étrangers,  de  douces  liqueurs, 
des  boissons  fumées,  de  la  bière,  du  poiré,  du  cidre,  rem- 
plissent les  vases  à  boire  en  argent,  en  terre  cuite,  en 
marbre,  en  verre  de  plusieurs  couleurs;  et  la  neige  des 
Pyrénées,  des  Alpes  ou  du  Cantal,  rafraîchit  les  vins  supé- 
rieurs. 

Un  peuple  de  domestiques  s'occupe  à  découper  les 
viandes,  à  essayer  les  vins,  ou  à  offrir  à  boire  aux  con- 
vives, qui  égayent  le  repas  en  créant  un  roi,  en  portant  des 
santés,  en  organisant  des  loteries,  en  faisant  représenter 
des  intermèdes  par  des  mimes,  dos  baladins  ou  des  dan- 
seurs de  corde.  Au  son  des  flûtes,  les  danseuses  de  €adix 
(Gades)  exécutent  leur  saltation  obscène*.  Chacun  se  plaît 
aux  jeux  de  hasard,  aux  dés,  à  pile  ou  face,  au  trictrac; 
ou  bien;  pour  aider  à  la  digestion,  les  jeunes  gens  pré- 
fèrent la  marelle,  qui  vient,  dit-on,  des  Phéniciens,  les 
osselets,  le  colin-maillard,  la  toupie,  le  sabot^  la  paume, 
le  ballon,  la  balle,  la  main-chaude,  les  marionnettes,  les 
barres  prisonnières,  les  ricochets,  les  cavalcades  sur  le 
bâton,  etc.^  en  un  mot  tous  les  jeux  dont  parlent  plusieurs 
auteurs,  que  reproduisent  certaines  antiquités  2,  et  qui 
existent  encore  pour  la  plupart,  comme  le  saut  des  outres, 
amusement  d'origine  romaine,  apparaissant  dans  les 
réjouissances  publiques  de  la  Provence  actuelle. 

L'appétit  des  Gallo-Romains  rappelle  celui  des  Celtes, 
moins  la  gloutonnerie  sauvage.  Le  plaisir  de  la  table  est 
devenu  aussi  sensuel  que  délicat  :  souvent  on  sert  les 
mets  dans  de  la  vaisselle  d'or  et  d'argent,  et  la  conversa- 
tion, —  récit  ou  dispute  philosophique,  —  en  double  les 
charmes. 

Pour  terminer  la  soirée,  les  convives  se  rangent  en 
demi-cercle  devant  l'âtre  allumé.  Si  la  flamme  pétille,  le 
Gallo-Romain